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14 février 2005 – 14 février 2015 : de l’assassinat de Rafic Hariri à la division politique de la société libanaise

Par Mathilde Rouxel
Publié le 27/02/2015 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Former Prime Minister of Lebanon Saad Hariri, son of Rafic Hariri, speaks to mark the tenth anniversary of the assassination of the former PM Rafic Hariri, in Lebanon, Beirut on February 14, 2015.

Bilal Jawich / Anadolu Agency AFP

Les événements qui se sont enchaînés entre l’été 2004 et l’été 2006 « dessinent la chronologie d’un changement d’ère », signalant pour [1]. Le 14 février 2015, l’ancien Premier ministre – et fils de Rafic – Saad Hariri est revenu au Liban, exilé depuis trois ans pour des raisons de sécurité ; son discours d’hommage témoigne malheureusement de ce que Christophe Ayad titre deux jours plus tard dans Le Monde : « dix ans après la mort d’Hariri, la guerre chiite-sunnite bat son plein » [2]. Saad Hariri, après avoir rendu hommage au nouveau roi saoudien Salman, accuse sans le nommer le Hezbollah d’être à l’origine de la guerre israélo-libanaise de 2006 et le président syrien Bachar al-Assad de détruire son pays. Alors que le pays subit de plein fouet les retombées des conflits syriens depuis 2011, les tensions sont toujours vives et la situation est loin d’être apaisée. Retour sur l’attentat qui a bouleversé la vie politique libanaise et sur ce qui a été baptisé le « Printemps libanais » ou la « Révolution du Cèdre » pour comprendre les jeux d’alliance qui œuvrent encore aujourd’hui sur l’échiquier politique libanais.

14 février 2005 : Rafic Hariri tué dans un attentat à la voiture piégée

Rafic Hariri est connu pour son engagement dans les grands projets de reconstruction, associé à l’Arabie saoudite et parfois controversé dans la population, en raison notamment des expropriations massives qu’il a imposé dans le centre-ville et la destruction de ce que certains considéraient comme un patrimoine à préserver. Cependant, quels que soient les débats sur ses actions ou sur son rôle indispensable aux lendemains de la guerre, Hariri apparaît véritablement comme l’acteur emblématique de la reconstruction physique du pays.

Mais en 2005, la reconstruction politique tardait à prendre forme. La tutelle syrienne, effective depuis 1976 et légitimée dans les accords de Taëf de 1990, commence à être contestée. Avec le retrait unilatéral de l’armée israélienne au sud du Liban en mai 2000, la présence armée de Bachar al-Assad au Liban apparaît à son tour comme un obstacle à la souveraineté libanaise.

Parmi la classe politique, les sunnites, alliés de Riyad et de Washington, contestent de plus en plus ouvertement cette occupation militaire. L’élection présidentielle libanaise de 2004 crée un débat international, à partir du moment où Bachar al-Assad convoque le Premier ministre libanais Rafic Hariri le 26 août 2004 pour le sommer de voter la prorogation du mandat du président libanais prosyrien Émile Lahoud. Celui-ci refuse ; il se voit soutenu par la communauté internationale, l’ONU votant le 2 septembre 2004 la résolution 1559 qui appelle au retrait de toutes les forces étrangères au Liban, armée syrienne incluse, et au désarmement de « toutes les milices libanaises et non libanaises » - c’est-à-dire le Hezbollah et les milices palestiniennes des camps. Les premières manifestations d’une nouvelle division dans l’opinion politique de la société libanaise datent ainsi de la résolution 1559 : si à Beyrouth, la majorité vote la prolongation du mandat d’Émile Lahoud, l’opinion politique libanaise se divise, entre « ceux qui soutiennent Damas » et « ceux que l’Occident soutient ». Rafic Hariri démissionne de ses fonctions et entraîne la majorité sunnite dans une bataille d’opposition à la présence syrienne sur le territoire.

Le 14 février 2005, son convoi est percuté par une voiture chargée d’explosifs, faisant vingt-deux morts et deux-cent-vingt-six blessés. Hariri meurt dans l’explosion. Rapidement, les services syriens et le président libanais sont mis en cause. La famille de l’ex-Premier ministre s’oppose à des obsèques nationales et à la présence du président Émile Lahoud aux funérailles. Société civile et organisations politiques se réunissent et défilent entre le lieu de l’attentat, devant l’hôtel Saint-Georges en bord de mer, et le lieu des obsèques, devant la grande mosquée érigée par Hariri lui-même. Une tente est installée pour récolter des signatures en faveur de la découverte de la « vérité » au sujet de la mort de la grande figure politique.

Le Printemps du Liban, ou la Révolution du Cèdre

La jeunesse se mobilise. Des jeunes de toutes les universités - les universités publiques arabophones [3] se sentant particulièrement concernés - défilent et ouvrent de nouveaux débats. Les sunnites, les druzes de Walid Joumblatt, nouveau héraut de l’indépendance à l’égard de la Syrie, et divers groupes chrétiens souverainistes se mêlent sans division confessionnelle sur la place des Martyrs, où ils installent des tentes pour marquer leur détermination à rester mobilisés jusqu’à ce que la vérité et l’indépendance du pays soient consommées. Des meetings politiques sont organisés en contrebas, sur la tombe de Rafic Hariri, qui devient pour certain un véritable lieu de pèlerinage. Le mouvement s’organise et décide de se réunir tous les lundis pour manifester. Les lundis du mois de février et de mars rassemblent une foule de plus en plus nombreuse, réunissant des populations qui n’avaient parfois jamais milité, en tout cas jamais ainsi, aux côtés de Libanais d’une autre confession.

Le nouveau gouvernement du Premier ministre sunnite prosyrien Omar Karamé témoigne de son incapacité à gérer cette mobilisation inédite organisée de manière aussi efficace. La démission de ce dernier le 27 février 2005 marque une première victoire du côté des manifestants, de laquelle découlera le retrait des troupes syriennes, annoncé devant le parlement syrien le 5 mars 2005 par Bachar al-Assad. La pression internationale et une mobilisation nationale inattendue ont finalement eu raison de la présence syrienne.

L’annonce du départ des Syriens change la donne sur la cartographie politique libanaise. Les proches d’Émile Lahoud et les partis de soutien à la Syrie et hostile aux Américains, le Hezbollah en tête, qui gardaient jusque-là le silence, parce que pointés du doigt comme responsables de l’attentat, sortent de l’ombre. Dès le lendemain du discours de Bachar al-Assad, le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah en appelle à une mobilisation nationale de remerciement à la Syrie, notamment pour son opposition à Israël et son soutien dans les combats au sud du pays. Ce mouvement national doit débuter le 8 mars à Beyrouth, le jour suivant le troisième lundi de manifestation de l’opposition. Cette manifestation est un succès, rassemblant plus de 800 000 personnes, faisant de celle-ci la plus importante de l’histoire du pays. Elles manifestent pour la protection syrienne, et contre la politique américaine au Moyen-Orient, qui, depuis les attentats du 11 septembre 2001, a établi de nouvelles stratégies et cherche à mettre en œuvre des relations clés dans la région.

Les tentes des sympathisants de Damas s’installent à leur tour place des Martyrs, arborant le même drapeau que celui de l’opposition : deux bandes rouges, une bande blanche et un cèdre vert – le drapeau libanais.

L’opposition déploie tous ses moyens pour relever le défi et mobiliser un maximum de citoyens pour la manifestation du lundi 14 mars suivant, pour un résultat impressionnant. Près d’un million de personnes, soit le quart de la population du pays, défilent dans le centre-ville. Le mot d’ordre est celui de l’unité nationale. Le général Aoun, exilé après la guerre en raison de son engagement anti-syrien au moment des accords de Taëf, est partie prenante du mouvement à travers ses partisans, et annonce son retour prochain dans la politique du pays.

Malgré cette mobilisation, le président Émile Lahoud refuse de démissionner. Tous les Libanais sont dans l’attente des élections législatives de l’été.

La stabilité du pays est toutefois désormais fortement ébranlée. Une première série d’explosions meurtrières suit la manifestation du 14 mars, tuant des figures emblématiques du camp anti-syrien (Samir Kassir, Georges Hawi, Gibran Tuéni…). Pour certains, c’est le retrait des troupes syriennes, achevé à la fin du mois d’avril 2005, qui a conduit à cette nouvelle déstabilisation du pays.

Le départ des troupes syriennes a également annoncé le retour de Michel Aoun, qui fait une entrée triomphale mais surprenante dans la capitale. Ayant jusque-là soutenu ce que l’on va vite appeler la « Coalition du 14-mars », il ouvre son discours sur une attaque virulente à l’égard du confessionnalisme de ses pairs, s’adressant particulièrement à Walid Joumblatt qui s’était farouchement mobilisé. Michel Aoun, avec la création de son parti laïc « Courant patriotique libre », en appelle à l’unité nationale, et par là à reconsidérer le Hezbollah dans les négociations à venir, et de ne pas le laisser à l’écart. Il noue avec le Parti de Dieu un accord politique et électoral, et parvient à convaincre d’anciennes circonscriptions chrétiennes prosyriennes de ne pas s’opposer au parti chiite.

Aux équilibres multipolaires entre leaders de différentes communautés s’est ainsi substituée une division binaire du pays, partagée entre la tentation de l’Occident et les « rêves inaccomplis des nationalistes arabes voisins » [4]. Face à Aoun, au Hezbollah, au Parti syrien national social, toujours présent, aux nationalistes nasséristes de Saïda, à quelques groupes chrétiens ou aux sunnites de la jama’a islamiyya, Saad Hariri prend la succession de son père à la tête du Courant du Futur, menant au niveau national la « Coalition du 14-Mars » qui rassemble les druzes de Walid Joumblatt, le parti des Forces Libanaises dirigé par Samir Geagea, le parti des Phalanges ou Kataeb d’Amine et Pierre Gemayel, et de petits partis chrétiens régionaux. Pour la première fois de l’histoire du Liban, la représentation chrétienne est profondément clivée, entre les victoires des députés du Courant patriotique libre de Michel Aoun dans le Mont-Liban et les représentants des partis du 14-Mars.

Aujourd’hui : une division politique qui bloque la société

Comme le note avec le recul Christophe Ayad, « la mort de Hariri n’a pas été qu’un assassinat politique de plus, comme la vie politique libanaise en a beaucoup connu tout au long de son histoire » [5]. Pour beaucoup, le clivage qui en a découlé a contribué à durcir la guerre israélienne des « trente-trois jours » au Liban en 2006. Les élections législatives de 2005 témoignent bien de l’opposition clanique qui définira désormais le partage politique au Liban. Les deux camps sont présents au gouvernement, mais le manque d’entente provoque de multiples blocages politiques. La puissance militaire du Hezbollah continue d’agir au Sud.

Une entente est discutée à partir du mois de mars 2006, pour sortir de l’impasse. Le 14 mars 2006, les deux coalitions s’entendent sur trois points : le refus de la présence armée palestinienne, la poursuite des relations avec la Syrie et la revendication de la libanité de la zone des fermes de Chebaa. Mais la capture par le Hezbollah le 12 juillet 2006 de deux soldats israéliens dans le but de négocier un échange de prisonniers fait voler en éclat toutes ces négociations : Israël contre-attaque et, mettant en avant la présence de membres du Hezbollah au gouvernement, ne s’attaque pas seulement au Sud du pays mais pilonnent Beyrouth et toutes les grandes infrastructures du Liban. C’est la guerre « de trente-trois jours » de 2006, qui oppose l’armée israélienne aux milices du Hezbollah et qui plonge à nouveau le Liban dans une crise dramatique.

Les lendemains de la guerre ne sont pas meilleurs, et les violences se poursuivent, sporadiquement : « occupation du centre-ville de Beyrouth par les partis de l’opposition (coalition du 8 mars), siège et destruction du camp palestinien de Nahr al-Bared par l’armée libanaise pour en expulser les islamistes djihadistes de Fatah al-Islam à l’été 2007, confrontation armées de mai 2008 avec incursions miliciennes dans les rues de la capitale comme dans plusieurs régions du pays » [6]. Cette instabilité constante provoque une impossible désignation de l’ennemi extérieur commun, ce qui empêche encore une possible unité nationale : pour certain, l’ennemi demeure Damas et Téhéran, pour les autres c’est Riyad et Washington qui jouent à leur profit avec les positions stratégiques du Liban.

Le déclenchement des conflits syriens en mars 2011 et l’implication du Hezbollah aux côtés de Bachar al-Assad complique encore la situation – et fragilise encore la société : depuis neuf mois, la présidence du Liban est vacante, en raison d’une impossible conciliation de la part des partis en présence au gouvernement et au Parlement. La scission de la société se lit aussi sur le plan géographique : outre le « détachement » du Sud, toujours dans une situation délicate face à Israël, le clivage se lit aussi avec le Nord, pris dans le conflit syrien : deux cent kilomètres séparent Beyrouth de Tripoli mais ce qui marque l’écart entre les deux villes est plus impressionnant qu’une frontière.

Conclusion

À l’échelle du Proche-Orient, l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri en 2005 est une date historique, dans la mesure où elle cristallise un grand nombre de tensions qui tiraillent le Moyen-Orient depuis les événements du 11 septembre 2001 et les nouvelles stratégies politiques et diplomatiques mises en jeu dans le monde arabo-musulman.
À l’échelle du Liban lui-même, les commémorations de 2015 ont montré que les oppositions ne sont pas atténuées ; avec les années, les alliances ont pu glisser, mais les grands partis chrétiens continuent de s’opposer au Courant du Futur et aux actions du Hezbollah, en Syrie, dans le Sud du Liban ou ailleurs – puisqu’ils viennent de reconnaître agir également en Irak contre l’État islamique, groupuscule terroriste d’obédience sunnite. La puissance non seulement militaire mais aussi politique du Hezbollah au Liban appelle nécessairement à des concessions de la part des deux coalitions – concessions dont il reste encore à définir les termes.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Politique intérieure et gouvernance du Liban : bilan de l’année 2014
 Le Hezbollah dans ses relations avec l’Iran et la Syrie
 Le Liban à l’épreuve de la révolution syrienne
 Bachar el-Assad : un homme à deux visages , première partie
 Bachar el-Assad : un homme à deux visages, deuxième partie

Bibliographie :
 Laurent Bonnefoy, Myriam Catusse, Jeunesses arabes, Paris, La Découverte, 2013.
 Georges Corm, Le Liban contemporain, Paris, La Découverte, 2012.
 Franck Mermier, Christophe Varin (dir.), Mémoires de guerre au Liban (1975-1990), Arles, IFPO.Sindbad/Actes Sud, 2010.
 Franck Mermier, Elizabeth Picard (dir.), Liban, la guerre de 33 jours, Paris, La Découverte, 2007.

Publié le 27/02/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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