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1968, révoltes et monde arabe

Par Mathilde Rouxel
Publié le 28/05/2018 • modifié le 29/05/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Egyptian demonstrators protest in central Cairo to demand the ouster of President Hosni Mubarak and calling for reforms on January 25, 2011. Thousands of demonstrators took to the streets of Cairo, facing a massive police presence, to demand the ouster of President Hosni Mubarak in a protest inspired by Tunisia’s popular uprising.

MOHAMMED ABED / AFP

Un mouvement international

Mai 1968 fête ses cinquante ans. « Mai 68 » ce sont d’abord les révoltes étudiantes, puis ouvrières, qui enflamment Paris et qui la garnissent de slogans chocs – « Soyez réalistes, demandez l’impossible », « L’imagination au pouvoir » ou le célèbre « sous les pavés, la plage » nourriront pendant des décennies les jeunesses mobilisées. Mais l’année 1968 ne se résume pas à Paris : comme un feu de brousse, des révoltes éclatèrent dans le monde entier tout au long de l’année 1968, transformant la fin des années 1960 en période révolutionnaire. 1968 était aussi l’année de l’offensive du Têt au Viêt Nam, qui fit plus de 4 000 morts en quelques jours et qui mit fin au mythe entretenu aux États-Unis sur la réalité des combats au Viêt Nam, et qui mobilisa fortement une jeunesse américaine qui défendait bien plus d’idées politique que le mouvement hippie ne pouvait le laisser croire. Au Japon, les étudiants aussi se mobilisent contre l’intervention américaine au Viêt Nam. Rejoints par les mobilisations étudiantes contre la corruption et la hausse des frais d’inscription à l’université, la situation tourne au drame lorsque les groupes révolutionnaires décident de passer à l’offensive. En Allemagne, la mort de Rudi Dutschke, leader de la contestation étudiante, mène à la formation de la Rote Armee Fraktion (Fraction Armée Rouge) qui terrorisa l’Allemagne de l’Ouest pendant des années. Au Mexique, les soulèvements étudiants, à dix jours de l’ouverture des Jeux Olympiques, tournent au massacre – plus de 20 000 morts, pour « maintenir » l’ordre public. Ce fut aussi l’année du « Printemps de Prague », soulèvement populaire réprimé par les chars soviétiques, et celles des mouvements étudiants qui, en Pologne, subirent la même répression. 1968 est enfin l’année qui rendit visible le mouvement des Black Panthers, et qui mit en lumière les revendications des femmes qui en France, aux États-Unis, en Allemagne, défilaient pour affirmer leur droit de disposer de leur corps.

Mais qu’en est-il des peuples arabes, que l’on a vu si prompts, après la Seconde Guerre mondiale, à se soulever ? Les années 1960 furent celles de l’internationalisme des luttes ; cinq ans après la conférence de Bandung, en Indonésie, qui marquait l’acte de naissance de la doctrine tiers-mondiste, les peuples arabes, parmi les autres, tentent d’exprimer une troisième voix, qui ne suivra ni la doctrine occidentale ni celle de l’URSS. Si certains voient dans les mouvements syndicaux qui ont pu se mobiliser ces années-là, visibles notamment en Tunisie (1), une participation à l’engouement international pour les luttes antiautoritaire, il est toutefois manifeste que le monde arabe n’a pas été touché par la vague de mouvements étudiants et ouvriers qui secoua de nombreux pays du monde. Inscrivant leur politique dans une tierce idéologie, à l’écart des politiques menées en Occident ou sous les régimes communistes, les régimes arabes n’ont en effet pas eu à faire face aux mouvements d’opposition propres aux grandes démocraties occidentales (le « mai français », les mobilisations anti-guerre aux États-Unis) ou au souffle de révolte qui secoua les jeunesses opprimées par un régime communiste autoritaire sous l’influence de l’URSS (« printemps de Prague », révoltes étudiantes en Pologne).

Un autre élément est à prendre en considération lorsqu’il s’agit de réfléchir au monde arabe à la fin des années 1960. Grande figure du panarabisme, Nasser conduisit avec conviction l’idée – populaire – d’un nationalisme arabe, que pourrait partager toutes les nations arabes. L’union faisant la force, il tenta même la création d’une République arabe unie, qui de 1958 à 1961 rassemblait l’Égypte, la Syrie, et, pour une courte période, le Yémen. L’idéologie panarabe s’opposait à l’impérialisme et au néocolonialisme, et s’opposait dans ce sens à l’existence d’Israël sur le territoire de la Palestine. Les épreuves de force entre les gouvernements arabes et le gouvernement israélien menèrent à l’attaque israélienne de 1967 qui, en six jours, détruisit au sol la quasi-totalité de l’aviation égyptienne, et repoussa sans efforts les armées syriennes et jordaniennes alliées. Cette victoire éclair conduisit à l’annexion par Israël du Golan syrien, du Sinaï égyptien, de la bande de Gaza, de la Cisjordanie ainsi que de la vieille ville de Jérusalem. Cette défaite fut qualifiée de « Naksa », « rechute », et réduisit à néant la fierté panarabe. Les intellectuels et les peuples arabes accusent le « sous-développement » de leurs méthodes et de leurs technologies (2). Un an après cette catastrophe, il était difficile pour les peuples arabes abattus et hébétés de revendiquer devant leurs autorités quelque droit que ce soit.

Les « Printemps arabes » : un héritage de 1968 ?

Comme le rappelle Richard Labévière, la défaite de juin 1967 conduisit à un durcissement des régimes arabes vers un autoritarisme de plus en plus liberticide (3). D’autres événements internationaux eurent des répercussions monumentales sur l’équilibre de la région : pour Richard Jacquemond, « l’implosion du bloc communiste (1989-91) et la seconde guerre du Golfe (1990-91) qui signent en même temps l’arrêt de mort du communisme et celui de l’arabisme » (4).

De la même façon que les événements de 1968 ont été le fait d’une génération, il semble que les soulèvements de 2011 ont été le fait d’une jeunesse ayant grandi dans cette époque de désillusion que furent donc les années 1990. Parties de Tunisie, les insurrections qui ont secoué le monde arabe au début de l’année 2011 ont rapidement inspiré des luttes à l’international – les Indignados espagnols, les activistes de l’Occupy Wall Street à New York, les émeutiers de Londres, les révoltes étudiantes au Chili, les manifestations de Dakar au Sénégal – comme le fit le feu de brousse de 1968 en son temps. Comme en 1968, aucune cohérence réelle ne rassemble ces différentes luttes, si ce n’est la jeunesse qui les a déclenchées. Les « Printemps arabes » ne sont-ils pas d’ailleurs une référence au « Printemps de Prague » de 1968 ?

Le philosophe François Pouillon écrivait en 2012 dans une revue ayant pour sujet les constructions identitaires au Maghreb que « comme toutes les révolutions, la révolution tunisienne appelle naturellement à la comparaison : cela tient tout simplement au fait que, événement par essence inattendu et marqué par l’aléatoire et l’accidentel, il faut bien, pour se rassurer, se raccrocher à des précédents » (5). En généralisant cette idée à l’ensemble des « Printemps arabes », il semble intéressant de mettre à l’épreuve la pertinence d’une comparaison entre les vagues d’insurrection de 1968 et de 2011 dans le monde, en réfléchissant à ce qui les rassemble et à ce qui les distingue. Dès 2011, le sociologue américain Immanuel Wallerstein se posait déjà la question en ces termes : dans un article sur les « contradictions du Printemps arabe » (6), il expose qu’il distingue dans les soulèvements arabes l’opposition d’un « courant 68 » à un courant réactionnaire conduit par les régimes contestés avec le soutiens de leurs alliés internationaux. Il voit des similitudes entre les jeunesses révoltées de 1968 et de 2011 dans le fait que toutes deux protestaient contre le caractère anti-démocratique des régimes dans lesquels elles grandissaient. Toutes deux s’opposaient à la corruption et à la verticalité des prises de décision que l’État imposait au mépris de la volonté du peuple. Il note aussi la même volonté de la part des peuples de reprendre une parole qui lui a été confisquée, et met en lumière du même coup la singularité des populations mobilisées : en 1968 comme en 2011, ce sont surtout les marges qui suivent la jeunesse – les minorités, les femmes, les précaires –, ceux que Wallerstein appelle les « forgotten people » (« peuples oubliés »).

Toutefois, l’engagement des peuples n’a pas la même teneur idéologique en 1968 et en 2011. Si l’on s’en tient à l’histoire des mouvements sociaux dans le monde arabe en particulier, il est important de noter avec Richard Jacquemond que les jeunesses mobilisées en 2011 dans la région n’ont tenté à aucun moment de mobiliser la référence à la « nation arabe » ; si, sur les réseaux sociaux, les activistes d’un bout à l’autre du « monde arabe » soutenaient les initiatives de leurs voisins et que les slogans circulaient d’un groupe à l’autre par-delà les frontières, aucun cri de ralliement n’appelait à la moindre internationalisation des luttes (7). Cette caractéristique peut être conjuguée avec le caractère profondément « antipolitique » qui définissait ces luttes, et que l’on retrouvait aussi à Wall Street, en Espagne ou à Londres plus tard dans l’année ; comme le souligne Nicolas Dot-Pouillard, ces révoltes « n’ont eu ni chef ni leaders charismatiques reconnus ; elles ont été sensiblement désidéologisées » (8). Alain Bertho assimile ces insurrections à des émeutes (9), qui refusent d’assumer leur caractère politique : privés de voix depuis trop longtemps, la politique apparaît pour ces jeunes comme un outil démagogique appartenant au pouvoir – aux politiciens – et non au peuple. Toutefois, ce rejet du politique conduit à une grande distinction de fait entre les idéologues de 1968, qui cherchaient à changer le monde, et les révoltés de 2011, qui se soulèvent par désespoir : dans le cas des « Printemps arabes », l’inscription des luttes dans un présent sans futur ne permet pas la construction d’un projet en commun ; de cela, peut-être, peut-on voir découler la multiplication des initiatives démocratiques après les départs successifs de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte, qui n’ont pas su se rassembler pour proposer une voie (et une voix) alternative aux mouvements politiques traditionnels ou aux mouvements politico-religieux présents depuis suffisamment longtemps dans la société pour s’être organisés.

Conclusion

La question de mai 68 ne se pose pas de façon pertinente pour le monde arabe – les révoltes étudiantes qui ont éclaté d’un continent à l’autre n’étaient pas à l’ordre du jour au lendemain de la défaite arabe de 1967 contre Israël. La région a toutefois connu son lot d’insurrection, plus récemment, en 2011, qui inspirèrent à leur tour d’autres jeunesses révoltées sur d’autres continents – comme un mai 68 à retardement, les « Printemps arabes » posent dans des termes contemporains la question d’une contestation de l’autorité nationale, bien loin des problématiques du « Printemps de Prague » auquel on les réfère.

Notes :
(1) Frédéric Bobin, « Quand le Mars 68 de Tunis devançait le printemps de Paris », Le Monde, 6 avril 2018. Disponible en ligne, consulté le 4 mai 2018. URL : http://lemonde.fr/afrique/article/2018/04/06/quand-le-mars-68-de-tunis-devancait-le-printemps-de-paris_5281589_3212.html
(2) Sadik Al-Azm, Self-Criticism After the Defeat, traduit de l’arabe par George Stergios, Londres, Saqi, 2011 (1968), p. 55.
(3) Labévière Richard, « Printemps, été et automne arabes. Révolutions et contre-révolutions post-globales », Revue internationale et stratégique, 2011/3, n° 83, p. 75-83. Disponible en ligne, consulté le 03/05/2018, URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2011-3-page-75.htm
(4) Richard Jacquemond, « Un mai 68 arabe ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 138 | décembre 2015, mis en ligne le 16 février 2016, consulté le 02 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/remmm/9247
(5) François Pouillon, « Marx, analyste de la révolution ? », De la colonie à l’État-nation : constructions identitaires au Maghreb, Maghreb et sciences sociales, IRMC, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 300
(6) Immanuel Wallerstein, “The contradictions of the Arab Spring”, Al Jazeera, 14 nov. 2011, https://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2011/11/20111111101711539134.html
(7) Richard Jacquemond, « Un mai 68 arabe ? », op. cit.
(8) Nicolas Dot-Pouillard, « Les révolutions arabes entre césures et remembrances : tiers-mondisme, question palestinienne et utopies chiliastiques », L’Année du Maghreb, VIII, 2012, 49-65. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/1393
(9) Alain Bertho, « La fin de la politique ? », Changement, événement, rupture, ethnographiques.org, 2014, n°28. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL : http://www.ethnographiques.org/2014/Bertho.

Bibliographie :
 Batà Carlo, Morelli Gianni, 1968, une année révolutionnaire à travers le monde, Gennevilliers, Prisma Media, 2017.
 Bertho Alain, « La fin de la politique ? », Changement, événement, rupture, ethnographiques.org, 2014, n°28. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL : http://www.ethnographiques.org/2014/Bertho
 Dot-Pouillard Nicolas, « Les révolutions arabes entre césures et remembrances : tiers-mondisme, question palestinienne et utopies chiliastiques », L’Année du Maghreb, VIII, 2012, 49-65. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/1393
 Jacquemond Richard, « Un mai 68 arabe ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2015, n°135. Disponible en ligne, consulté le 02 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/remmm/9247
 Labévière Richard, « Printemps, été et automne arabes. Révolutions et contre-révolutions post-globales », Revue internationale et stratégique, 2011/3, n° 83, p. 75-83. Disponible en ligne, consulté le 03/05/2018, URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2011-3-page-75.htm
 Pawling Christopher, Critical Theory and Political Engagement. From May “68 to the Arab Spring, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
 Pouillon François, « Marx, analyste de la révolution ? », De la colonie à l’État-nation : constructions identitaires au Maghreb, Maghreb et sciences sociales, IRMC, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 300-310.
 Wallerstein Immanuel, “The contradictions of the Arab Spring”, Al Jazeera, 14 nov. 2011. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL : https://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2011/11/20111111101711539134.html

Publié le 28/05/2018


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.

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