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Cette troisième partie revient sur la prise de pouvoir du maréchal Al-Sissi en 2013, avant d’ouvrir sur l’évolution de la perception des notions d’État-nation et de démocratie en Égypte à la suite de cette succession d’événements.
Lire la partie 1 et la partie 2
A la suite des manifestations géantes du 30 juin 2013, initiées par le front du 30 Juin issu de Tamarrod, l’armée égyptienne semble avoir répondu à l’appel du mouvement et lancé un ultimatum au président en poste. Le président Morsi rejette l’ultimatum, en mettant en avant sa légitimé puisqu’il a été élu démocratiquement, et en proposant ultimement la formation d’un gouvernement de coalition plus large en vue d’organiser d’éventuelles nouvelles élections. Ce dernier est finalement destitué le 3 juillet 2013 par le Conseil suprême des forces armées, permettant à son ministre des Armées de prendre le pouvoir par le biais d’un putsch coïncidant avec la volonté du peuple d’un changement rapide ; une volonté encouragée par l’instrumentalisation de Tamarrod. Le ministre de la Défense, le maréchal Abdelfattah Al-Sissi, apparait dans une allocution télévisée, entouré par des responsables de l’armée, des libéraux et le grand mufti d’al-Azhar, annonçant que la constitution égyptienne est désormais suspendue (1). La situation était alors particulièrement tendue dans le pays puisque l’eau et l’électricité avaient été coupées dans de nombreuses villes (2). Le général poursuit en précisant qu’un comité chargé d’examiner les propositions d’amendements constitutionnels sera formé, et qu’un gouvernement regroupant toutes les forces nationales sera chargé de gérer la période de transition (3). Le fonctionnement des services d’eau et d’électricité revient à la normale dans les 24h suivant la prise de pouvoir de la coalition (4).
Le mouvement Tamarrod est en effet fortement téléguidé par Al-Sissi et ses partisans, qui manipulent la jeunesse en soutenant leur mouvement afin de l’instrumentaliser, et ce dès les premières manifestations du mouvement contestataire.
Il s’agit ici de la deuxième tentative de l’armée de s’emparer du pouvoir exécutif ; la première a lieu lors des élections présidentielles de 2012 à l’issue de laquelle Morsi est élu ; l’ancien Premier ministre de Moubarak et chef d’Etat-major de l’armée de l’air Ahmed Chafik désigné comme candidat du Conseil suprême des forces armées est alors son opposant électoral malheureux, perdant la présidentielle en obtenant 48,27% des suffrages exprimés.
L’arrivée du maréchal Al-Sissi au pouvoir, temporairement par le putsch contre Morsi, puis confirmé durablement par des élections organisées l’année suivante, le 28 mai 2014, a donné un espoir aux jeunes égyptiens à l’origine du Printemps arabe, qui n’avaient pas perçu cette instrumentalisation de leur mouvement. Ils eurent l’espoir que la situation politique allait se stabiliser, et que les nouveaux dirigeants du Caire allaient assurer une vraie transition démocratique, mais le contraire se produisit ; elle offre plutôt à une coalition hétéroclite les clés du pouvoir.
Dès les premières semaines après l’éviction de Morsi, de violents affrontements se déroulent dans les rues du Caire. Pour déloger les partisans du président déchu, qui campaient sur la place Rabia al-adawiya au Caire, les forces de sécurité mènent des assauts violents, causant des centaines de morts, et autant d’arrestations (5). Dans les mois et années qui suivent, la répression policière contre toute expression d’un avis politique contraire à la position officielle atteint un niveau sans précédent, ce qui amène alors Amnesty international à qualifier l’Egypte de « prison à ciel ouvert » (6).
Acculé par les pressions internationales, pour tenter de relancer la situation économique, le gouvernement égyptien négocie alors en 2016 avec le Fonds monétaire international un prêt de 12 milliards de dollars (7). Ce prêt octroyé par le FMI avait pour but de rétablir la stabilité macroéconomique et de ramener l’Egypte à une croissance forte et durable (8). Plus précisément, ce programme de prêt visait à améliorer le fonctionnement des marchés de change, à réduire la dette publique et le déficit budgétaire (9). Ces prêts étant toutefois conditionnés par l’application de mesures draconiennes de réduction des dépenses publiques dictées par le FMI, le gouvernement égyptien dût supprimer les subventions visant à réduire le coût de l’essence et des ressources énergétiques en général, ce qui provoqua une augmentation des prix de celles-ci de 85 à 90 % par rapport aux cours des marchés mondiaux (10). Cette austérité économique, impliquant une hausse des taxes et la suppression de subventions étatiques se répercutant également sur les denrées alimentaires de base, distend encore plus le lien déjà ténu entre le président Al-Sissi et le peuple égyptien. Pour briguer un troisième mandat, le président Al-Sissi n’hésitera alors pas à faire arrêter les candidats qui se présentent contre lui (11), même si parmi ces candidats se trouvaient d’anciens militaires respectés par la population, qui avaient notamment participé à la guerre du Kippour en 1973 (12). En avril 2019, il fait passer en force une révision de la constitution, qui va lui permettre de prolonger sa présence au pouvoir. Quatre jours après l’accord du Parlement, un referendum est alors organisé, appelant les Egyptiens à se prononcer en faveur ou contre cette réforme. Malgré le fait qu’aucun débat de fond n’a été tenu, la réforme sera approuvée par 88.83% des suffrages exprimés (13).
Toutefois, en septembre 2019, un homme d’affaire égyptien lance, depuis son exil en Espagne, une campagne pour faire partir Al-Sissi. Cet homme d’affaire, Mohamed Ali, se fait connaitre en diffuser des vidéos en direct via les réseaux sociaux. Il y dénonce le pouvoir en Egypte et sa corruption, en donnant des détails sur la construction couteuse de palais présidentiels (14) et en appelant les Egyptiens, en ligne et via des interviews télévisées, à retrouver l’esprit de la place Tahrir de janvier 2011 et à renverser le pouvoir.
Cette campagne politique atypique bat son plein alors que le président Al-Sissi se trouve à New York pour la réunion annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU. Pendant cette période, et suivant un appel à manifester lancé par Mohamed Ali, des dizaines d’Egyptiens, pour la première fois depuis 2011, manifestent sur la place Tahrir et dans d’autres hauts lieux de la capitale ainsi que dans d’autres grandes villes du pays, pour appeler au départ de Sissi (15). Pour la population égyptienne, en grande partie très jeune, tout rappelle alors janvier 2011. Un slogan est créé (16), les hashtags concernant ces manifestations font la une de Twitter en Égypte (17), et les vidéos sont massivement partagées (18).
Le pouvoir en place réagit alors rapidement, en dispersant les manifestants et en menant une campagne d’arrestations dans les jours qui suivent. Certaines ONG évoquent alors de plus de 350 arrestations (19). Une organisation surveillant la liberté d’accès au réseau internet du pays rapporte également que l’accès aux réseaux sociaux Facebook et Twitter était perturbé (20), montrant ainsi l’évolution des techniques de contre-insurrection virtuelle du pouvoir égyptien au fil des régimes.
Dans cette Egypte de 2020, la répression politique est toujours en vigueur, le taux de pauvreté et de chômage est en hausse, et l’horizon de la situation politique n’est pas clair, mais une attente d’évolution et de changement persiste, ravivée en 2019 par ce qu’on appelle désormais la deuxième vague du Printemps arabe. Au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak, les populations sont sorties dans les rues, pour appeler à nouveau à changer les régimes. Si les cas libanais et irakiens marqués par de violents affrontements, n’ont pas abouti, le cas du Soudan (21) et de l’Algérie (22), s’ils restent à être confirmés dans le temps, pourraient montrer la voie aux autres populations arabes aspirant à un changement.
Sur le plan sémantique, pour le chercheur Égyptien Wael Saleh, le Printemps arabe a également conduit à un changement de perception d’un ensemble de notions centrales en politique, en particulier l’État-nation et la démocratie (23). Selon cet expert universitaire en géopolitique et en histoire de l’Égypte, avant les Printemps arabes, l’État nation était considéré comme un symbole colonial, puisqu’en plus d’être un élément exogène à la culture politique traditionnelle, il n’était pas non plus un synonyme de démocratie. Au vu de l’accaparement du pouvoir par une élite corrompue et l’absence de liberté d’expression, la notion de démocratie paraissait en effet travestie. En outre, pour les partisans d’un monde arabe uni, il s’agissait d’une structure faisant obstacle au panarabisme, par la symbolique des frontières territoriales qui, avec la population et l’exercice d’une souveraineté, constituent les composantes de base d’un État nation. Le concept de démocratie quant à lui était vu comme procédural ; il se résumait à la tenue d’élections au déroulement opaque, et à une bureaucratie fonctionnelle.
Les Printemps arabes ont entrainé une mutation de la perception de ces concepts, notamment après l’expérience des Frères musulmans au pouvoir en Égypte et leur soutien à des formations politiques à tendance islamiste comme en Tunisie. Les « nouveaux » États-nations arabes se sont vus menacés par l’action politique d’organisations étrangères et paraétatiques dont le but était de détruire ce nouvel État-nation démocratique et protecteur des libertés de la société civile en le réduisant à un catalyseur de leur volonté d’imposer un islam politique.
Si les Frères musulmans, islamistes, critiquaient les régimes dictatoriaux, ils ne faisaient pas pour autant la promotion d’un régime démocratique au sens idéal du terme (liberté d’expression, ouverture de la scène politique à la participation citoyenne, meilleure allocation des ressources de l’État…), mais souhaitaient imposer leur propre idéologie, un ensemble politique islamique sans frontières Étatiques, lesquelles ne sont pas reconnues par la charia (24), et une vue de la démocratie purement bureaucratique et procédurale. Leur prise de pouvoir en Égypte lors des élections législatives puis présidentielles n’a donc pas été un synonyme de démocratisation. Alors que l’islamisme prôné par les Frères Musulmans pouvait être perçu comme une solution face à la dictature avant la chute d’Hosni Moubarak, il est devenu un problème lors de l’élection de Morsi.
L’islamisme s’est révélé être une source de sectarisme, d’incohésion sociale et un facteur de radicalisation violente pouvant conduire à la guerre civile comme dans le cas des luttes entre milices au sein de la Libye voisine après la chute de Mouammar Kadhafi. Par ailleurs, la loyauté à l’État, la présence de frontières Étatiques et le concept de citoyenneté sont apparus comme incompatibles avec la vision islamiste du pouvoir.
Ainsi, après le printemps arabe égyptien et l’expérience douloureuse des Frères musulmans au pouvoir, l’État nation auparavant craint et uniquement associé aux régimes dictatoriaux est apparu dans la pensée collective comme un concept plus large, porteur d’idéaux et associé à une idée de démocratie non pas uniquement fonctionnelle mais pluraliste, accompagnée d’une éducation démocratique, d’une défense du vivre-ensemble et de la liberté d’expression ; autant de valeurs qui n’étaient pas plus portées par le régime déchu que par les Frères musulmans.
Pour autant, les Frères musulmans ne sauraient être réduits à un groupe islamiste ni définis de manière exhaustive en quelques lignes, cette organisation complexe et puissante ayant été créée il y a près d’un siècle et comptant plusieurs centaines de milliers de membres et de sympathisants de part et d’autre de la Méditerranée, non seulement en Égypte mais également en Tunisie ou encore en France (25). La société égyptienne sous le règne de ce groupe et de ces alliés n’a néanmoins pas été libérée du sectarisme, des discours tribaux et ethniques, et n’a pas vu s’implanter les idéaux démocratiques auxquels aspirait la jeunesse égyptienne en 2011.
Notes :
(1) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/07/03/egypte-le-president-reaffirme-sa-legitimite-face-a-l-armee_3440841_3212.html
(2) Entretien avec Mohamed Badine El Yattioui, Professeur-chercheur en Relations Internationales à la UDLAP, docteur en science politique, coordinateur permanent du séminaire permanent sur l’Islam de la UDLAP, Président-fondateur du ThinkTank Neijmaroc, 7 mars 2020.
(3) Le Monde, Op. Cit.
(4) Mohamed Badine El Yattioui, Op. Cit.
(5) https://www.hrw.org/fr/news/2014/08/12/egypte-le-massacre-de-rabaa-et-dautres-tueries-constituent-probablement-des-crimes
(6) https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/09/egypt-unprecedented-crackdown-on-freedom-of-expression-under-alsisi-turns-egypt-into-openair-prison/
(7) https://www.imf.org/en/Countries/EGY/Egypt-qandas
(8) Ibid.
(9) Ibid.
(10) https://www.reuters.com/article/us-egypt-economy-imf/egypt-to-slash-fuel-subsidies-as-it-nears-end-of-imf-program-idUSKCN1RI032
(11) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/10/05/en-egypte-le-lien-entre-m-sissi-et-le-peuple-s-est-distendu_6014329_3212.html
(12) https://www.lefigaro.fr/international/2018/01/23/01003-20180123ARTFIG00226-egypte-un-ex-general-arrete-pour-s-etre-declare-candidat-a-la-presidentielle.php
(13) https://www.jeuneafrique.com/766624/politique/egypte-la-revision-constitutionnelle-renforcant-sissi-approuvee-a-8883/
(14) Le gouvernement égyptien et le président Al-Sissi ont démenti fermement à plusieurs reprises les accusations lancées par l’homme d’affaires Mohamed Ali.
(15) https://www.dw.com/en/egyptians-emboldened-to-defy-el-sissi-in-anti-government-protests/a-50569185
(16) Pour cette fois le slogan était « dis-le, n’aie pas peur, Sissi doit partir », soit en arabe « Aoul matkhafchi, el-Sissi lazem yemchi ».
(17) https://www.middleeasteye.net/news/hashtag-critical-sisi-trends-worldwide-after-videos-exposing-corruption
(18) https://www.dw.com/en/egyptians-emboldened-to-defy-el-sissi-in-anti-government-protests/a-50569185
(19) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/23/egypte-arrestation-d-une-avocate-et-militante-des-droits-humains_6012624_3212.html
(20) Ibid.
(21) Au Soudan, après des mois de manifestations, un accord a été signé en août 2019 entre les meneurs de la contestation et les miliaires pour assurer un transfère du pouvoir aux civils, voir https://www.jeuneafrique.com/817250/politique/soudan-signature-de-laccord-de-transition-entre-civils-et-militaires/
(22) En Algérie, les manifestations qui ont commencé le 22/02/2019 ont obligé l’ancien président Bouteflika à ne pas se présenter pour un 5eme mandat. Les manifestations sont toujours en cours, chaque vendredi, pour demander des changements profonds au sein du régime.
(23) « Le Monde Arabe post 2011 », conférence de Wael SALEH à la Chaire Raoul Dandurand en études stratégiques, Université du Québec à Montréal, 22 Janvier 2020.
(24) Ibid.
(25) Ben Néfissa, S. & Hamdy Abo El-Kasem, M. (2015). L’organisation des Frères musulmans égyptiens à l’aune de l’hypothèse qutbiste. Revue Tiers Monde, 222(2), 103-122. doi:10.3917/rtm.222.0103.
Bibliographie indicative :
– SALEH Wael, « La conception de l’État dans la pensée égyptienne contemporaine : Continuités et ruptures dans l’interprétation des liens entre religion et politique », 2017, éditions L’Harmattan.
Mohamed El Amine Meziane
Mohamed El Amine Meziane, diplômé en Droit de l’Université de Blida en Algérie, inscrit au barreau de Blida et titulaire d’un master en droit international de l’université Lyon 3.
Nicolas Klingelschmitt
Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
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