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27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (1/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?

Par Gilles Texier
Publié le 07/03/2018 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Following the overthrow of the Democratic Party by a military coup d’état, the Governor’s Residence in Istanbul is guarded by Turkish Army tanks 30 May 1960.

AFP

Lors du coup d’État de 1960, l’étiquette de néo-kémaliste est rapidement donnée aux militaires du Comité d’Union Nationale (Millî Birlik Komitesi - CUN) avec à sa tête le général Cemal Gürsel, qui n’est pas sans rappeler un Comité Union et Progrès (İttihat ve Terakki Cemiyeti – CUP) avec à sa tête Enver Pacha. Nonobstant, lors de leur prise du pouvoir le 27 mai 1960, il était possible de lire leur discours de la manière suivante : les dix années, « depuis 1950, se sont placées presque complètement en dehors de la ligne de initiale » (1) de la Révolution de 1923 qui accoucha de la Turquie nouvelle. Il est donc nécessaire de comprendre comment les Démocrates auraient trahi la révolution kémaliste.

Victoires et Déboires Démocrates

Coup d’État légal

De juin 1945, date du « mémorandum des quatre » (2) (Dörtlü Tahrir), à 1950, date où le DP obtient la majorité absolue avec 52,67 % des suffrages, l’hégémonie du parti républicain du peuple CHP sur la République est remise en cause. Nouveau venu sur la scène politique, le Parti démocrate « n’a pas un autre programme que le Parti du Peuple. Il est le résultant du mécontentement et de la rancœur d’un clan qui s’est trouvé écarté du pouvoir » (3). Le programme du DP préconise plus de libertés individuelles, une politique économique libérale et moins de restrictions sur la pratique de l’islam. La République turque engage le tournant le plus libéral de son histoire. Les deux leaders du parti se retrouvent alors propulsés sur le devant de la scène : Celal Bayar devient Président de la République et le très rusé et habile Adnan Menderes devient Président du Conseil. En raison du statut de président-arbitre apolitique de Bayar, Menderes, alors nouveau président du DP, prend en main le pouvoir effectif d’une manière de plus en plus autoritaire.

Dans cette optique, l’armée reste en arrière-plan et la première moitié de la décennie 1950 se déroule sans accroc, en grosse partie du fait des apports financiers et militaires américains conséquents dans le cadre du plan Marshall. La prospérité économique renforce tant la croyance commune du bienfait du pluripartisme que la popularité des nouvelles élites dirigeantes démocrates. Cette aide américaine se répartit entre la mécanisation de l’agriculture (70%) visant à produire des excédents et la construction d’infrastructures modernes (30%). Si la période Atatürk reste marquée par l’étatisme, les Démocrates misent sur un programme libéral mettant en œuvre une privatisation des entreprises et la création de facilités dans le domaine agricole. En effet, le DP désire s’appuyer sur les masses populaires rurales et, pour cela, augmente le prix du blé et installe un moratoire sur le remboursement des prêts aux banques agricoles. Dans ce contexte, toutes les conditions sont présentes pour permettre à la Turquie de connaître une modernisation économique rapide et donc une transformation sociale et économique en profondeur. Selon certains analystes de l’époque, le président du Conseil Menderes mène de front commun un « coup d’Etat légal » (4), c’est l’âge d’or de l’ère Menderes. Le DP se singularise ainsi comme un parti populiste et rural, à l’inverse du CHP élitiste et urbain.

Libéralisme tronqué

Les contestations commencent à apparaître dès 1954 face au marasme économique et à un fort taux d’inflation, notamment pour les produits de première nécessité, et un déficit de balance des paiements, qui ne cessent de s’amplifier. De plus, « le libéralisme économique, assorti de facilités financières désastreuses, ne s’est nullement accompagné de libéralisme politique » (5). La dérive autoritaire d’Adnan Menderes est sans appel, se manifestant à travers le musellement de la presse (Loi sur la presse de 1953), l’orchestration par le gouvernement démocrate d’émeutes anti-grecques incontrôlables à Istanbul (6-7 septembre 1955), de sévères mesures prises contre les étudiants (6), une ruineuse démagogie privilégiant la paysannerie au détriment des classes commerçantes et manufacturières en parallèle d’une extrême tolérance à l’égard de la réaction musulmane piétiste. En outre, une double restriction du droit de grève et de la liberté d’association est réalisée sous les formes d’une limitation des activités du CHP et de la suppression du Parti de la Nation (Millet Partisi - MP). A la fin des années 1960, la loi martiale est en vigueur à Ankara et Istanbul.

Autoritarisme

Par-là, « la grande ruse d’Adnan Menderes – rappelant celle de certains grands vizirs de l’Empire ottoman constitutionnel – a été de se servir, pour établir à son profit un véritable despotisme, des armes que pouvaient lui fournir les institutions démocratiques et parlementaires » (7), tout en conservant les lois anti-démocratiques de la période CHP. En raison de ses agissements, si l’arrivée du DP sur la scène politique turque manifeste une forme de renouveau, son orientation politique va clairement dans la voie d’une restauration du parti unique en sa faveur. Comme l’indique Ozdemir Hikmet, si le DP condamne le caractère de parti d’État du CHP, il reproduit le même mécanisme pour lui-même dans les dix années séparant 1950 de 1960 (8), instaurant de facto un État de parti.

Cette évolution vers le parti unique est perceptible après les élections législatives de 1954 avec la mise en place d’une répression systématique de toute critique et opposition. La constitution d’un « Front de la patrie » (Vatan Cephesi), véritable machine de guerre anti-opposition, est symptomatique de cette volonté d’abattre Ismet Inönü et le CHP.

Une armée de Grande guerre pour un combat thermonucléaire

Maintenir l’armée faible

Parmi les électeurs du DP, il est possible de retrouver de nombreux officiers, voyant dans cette nouveauté politique la clé d’une modernisation de l’armée tant en matériels qu’en hommes. Cependant le matériel de l’armée n’a pas évolué depuis les années 1920. En d’autres termes, l’armée reste majoritairement hippomobile, disposant d’une faible dotation en chars d’assaut et en armes individuelles modernes, les fusils d’assaut et les casques (le Tommy britannique ou le Stahlhelm allemand) datant de la Grande guerre. D’une manière générale, les cadres supérieurs de l’armée sont sous le contrôle de Menderes, qui est « hanté par la crainte d’un coup d’Etat militaire » (9). Ce dernier prend des précautions par des « purges - départ en retraite forcée » de seize généraux et de cent-cinquante colonels, ainsi que par des augmentations de solde pour satisfaire les plus indécis.

Divisions internes

L’adhésion à l’OTAN en 1952 et la participation à la guerre en Corée sous l’égide des Nations unies entraînent une perte d’enthousiasme des officiers turcs. D’après des témoignages d’époque (10), « les officiers ne sont pas à la hauteur de leur tâche. Ils sont loin notamment d’avoir le courage et l’esprit de sacrifice de la troupe ». De plus, ces derniers, confrontés à leurs homologues otaniens prennent conscience du grand retard et de la faiblesse de l’armée turque, surtout avec l’arrivée de la mission militaire américaine. Cette dernière utilise encore de procédés archaïques ante-Première Guerre mondiale, à la prussienne.

La conséquence est la création d’un fossé au sein même de l’armée entre les cadres militaires de la vieille garde qui ont soutenu le DP dans ses réformes et les jeunes officiers issus des classes moyennes et favorables à une chute du régime. L’armée qui était considérée comme un bloc monolithique se retrouve divisée, travaillée en interne par de nombreux groupuscules allant des ultranationalistes aux défenseurs d’une restauration kémaliste. La modernisation des armées turques par l’arrivée des instructeurs américains affecte tous les champs : système scolaire militaire, création de nouvelles écoles pour spécialités, remise en cause du système de promotions (11), etc. L’arrivée des « otaniens » et la modernisation qui en découle sont l’étincelle qui favorise l’émergence d’un mouvement de contestation au sein d’officiers subalternes et de cadets pour lesquels les réformes au sein des armées ne vont ni assez vite, ni assez loin.

Génération Seyfi Kurtbek

En 1952, un jeune officier, Seyfi Kurtbek, devient le symbole de cette contestation en prônant une purge aux sommets de l’armée visant à éliminer les gradés trop attachés aux moyens anciens et autoritaires inutiles. Bien que recevant l’attention de Menderes, cette proposition est rejetée en 1953, le Premier ministre ne voulant pas provoquer le glaive de la vieille garde kémaliste. De plus, Kurtbek est vu à l’époque comme un nouvel Enver Pacha, d’où une certaine crainte à l’égard de cet officier et de ses ambitions. Ce refus conduit donc à une intensification et à une radicalisation du mouvement des jeunes officiers déterminés à faire le ménage au sommet des chaînes de commandement et à provoquer le renversement du gouvernement.

Cette génération d’officiers, caractérisée par l’ambition et la fouge de la jeunesse, sent peser sur ses épaules le poids de l’autoritarisme et du conservatisme de ses commandants, et se voit incapable d’influencer ces derniers. Ainsi, comme une cinquantaine d’années avant eux, ces officiers se dotent, au fur et à mesure de leur formation, d’une rationalité nouvelle sujette aux réformes du système de formation, aux entraînements américanisés en vue de la préparation à une guerre nouvelle et nucléaire. Fortement exposés aux réalités du pays grâce au service national obligatoire et par la formation des recrues, ces officiers perçoivent que le libéralisme économique n’est ni la clé de la modernité en Turquie, ni la solution à ses problèmes. La pauvreté gangrène le pays et le niveau de vie très bas choque les jeunes officiers issus des classes moyennes. Pour certains, ils « deviennent convaincus qu’une autre alternative plus radicale et plus totalitaire serait nécessaire […] le résultat est bien décrit tel « une révolution de frustrations croissantes » (12).

Lire également :
 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (2/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (3/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste

Notes :
(1) RONDOT Pierre, « La révolution du 27 mai 1960 dans la continuité historique de la Turquie moderne », in La Croix, 31 mai 1960, in Le Pays d’Atatürk, la continuité historique de la Turquie moderne (brochure explicative de coup d’Etat de 1960 éditée par l’Ambassade de Turquie en France pour expliquer le putsch de 1960, 27/05/1961).
(2) Le « Mémorandum des quatre » désigne le document demandant des élections libres, la séparation des mandats entre la Présidence de la République et celle du parti ainsi que l’autonomie des universités.
(3) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Celal Bayar, son passé politique, son rôle actuel, in Bulletin de renseignement politique, 21.1A/01.866, 10 avril 1952, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, Bulletin de renseignement politique : politique intérieure (octobre 1946-décembre 1958), politique extérieure (novembre 1946-décembre 1958). 1946-1958.
(4) Cf. Service historique de la Défense (SHD - Vincennes), Nouvelles politiques, n°21.1/A.03.182, 19 octobre 1954, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, op. cit.
(5) RONDOT P, op.cit.
(6) Une fronde des universitaires se mit également en place au travers de nombreuses démissions, notamment à la Faculté des Sciences politiques d’Istanbul en 1956. Cf. SAHINLER Menter, Origine, influence et actualité du Kémalisme, Paris, Publised, 1995, p. 201.
(7) Service historique de la Défense (SHD - Vincennes), Nouvelles politiques, n°21.1/A.03.182, 19 octobre 1954, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, op. cit.
(8) SAYGILI Riza, Un siècle de démocratisation inachevée, partis et courants politiques en Turquie (1908-2008), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 133.
(9) SAHINLER Menter, Origine, influence et actualité du Kémalisme, Paris, Published, 1995, p. 221.
(10) Recueillis par l’Attaché de défense Colonel Taton lors du retour des premiers contingents de Corée. Cf. Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Compte-rendu n°410, Information militaire, 26 mai 1951, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, op. cit
(11) Système de défense anti-aérienne, signalisation, médecine, ordonnance, transport et ingénierie des armées dans la Terre, guerre sous-marine et mine dans la Marine, entraînement au pilotage ainsi qu’à la météorologie et radio aérienne dans l’Air. Avant les réformes dues à l’intervention américaine, les promotions étaient fondées très souvent sur l’âge et jamais sur l’habilité et le mérite, déclenchant ainsi frustrations et jalousies. Cf. HALE W., Turkish Politics and the Military, Londres, Routledge, 1994, p. 96.
(12) HALE William, Turkish Politics and the Military, Londres, Routledge, 1994, p. 98.

Publié le 07/03/2018


Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.


 


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