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27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (5/8), Par le droit, transformer le coup d’Etat en Révolution

Par Gilles Texier
Publié le 06/08/2018 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

View taken 31 May 1960 in Ankara of the first session of the new Turkish government led by general Cemal Gursel ©.

UPI / AFP

Une fois l’opération couronnée de succès le 27 mai 1960 à 4h15, la nouvelle de la prise de pouvoir est annoncée. Le colonel Alparslan Türkes communique sur les ondes le renversement du gouvernement par les forces armées et la feuille de route qui en découle :

« Honorables compatriotes, en raison de la crise dans laquelle notre démocratie est tombée, et en raison des tristes incidents ainsi que pour empêcher tout fratricide, les Forces armées turques ont pris en charge l’administration du pays.
Nos Forces armées ont pris cette initiative dans le but d’extirper les partis de l’irréconciliable situation dans laquelle ils sont tombés, ainsi que dans le but d’avoir de justes et libres élections, qui se tiendront le plus tôt possible sous la supervision et l’arbitrage d’une entité supérieure au jeu des parties et impartiale pour ensuite remettre le pouvoir entre les mains du parti gagnant l’élection.
Notre initiative n’est dirigée contre aucune personne, ni classe. Notre administration ne recourra pas à des actes d’agression contre des personnalités, et ne permettra pas aux autres de le faire. Tous les compatriotes, quelques soient les partis auxquels ils appartiennent, seront traités conformément à la loi.
Pour l’élimination de toutes nos difficultés et pour la sécurité de notre existence nationale, il est impératif de rappeler que tous nos compatriotes appartiennent à la même nation et race, au-dessus de toutes les considérations de partis, et qu’ils doivent donc se menacer avec respect et compréhension sans se porter rancune.
Toutes les personnalités du gouvernement sont invitées à collaborer avec les Forces armées turques. Leur sécurité personnelle est garantie par la loi (1) ».

La chronologie des évènements postérieurs à la prise du pouvoir est ainsi donnée. A l’annonce de ces nouvelles à Eskisehir, Menderes et ses compagnons prennent la fuite par la route de Kütahya. Arrivés sur place, ils sont interceptés par le colonel Mushin Batur qui les conduit sur le champ à Ankara. Le Président Bayar, le Premier ministre Menderes, quatre cents députés démocrates et autres supporters sont mis aux fers et confinés au large d’Istanbul. Suite au passage à l’acte et aux réussites sur le terrain du Comité, les forces se joignent rapidement au coup et imposent sur l’ensemble du territoire loi martiale et couvre-feu. Malgré deux incidents mineurs signalés, le coup est une réussite à laquelle une large part de la population turque adhère.

Suivant la feuille de route radiodiffusée, un gouvernement provisoire d’union nationale transitoire doit se mettre en place pour une période extraordinaire du 27 mai 1960 au 25 octobre 1961. A cette dernière date doit s’ouvrir la première séance du Parlement nouvellement élu, fruit d’une nouvelle constitution.

Cette période transitoire est marquée par un certain nombre d’évènements au nombre desquels les purges au sommet du Comité d’Union National CUN (Millî Birlik Komitesi MBK) en octobre-novembre 1960 ainsi que la formation d’une assemblée constituante commençant son travail six mois après le coup d’Etat pour une mise en œuvre de la Constitution le 27 mai 1961. Cette dernière subit une évolution en trois phases (2) constituée par :
 la rédaction rapide d’une constitution provisoire définissant les attributions des différents pouvoirs le 13 juin 1960,
 une approbation par voie démocratique de la Constitution définitive le 27 mai 1961,
 l’installation de ces nouvelles institutions le 25 octobre 1961.

Purger le Comité pour stopper le coup

Autorité du chef

Au cours de la cérémonie d’anniversaire de la mort d’Atatürk le 10 novembre 1960, le général Cemal Gürcel rédige dans le livre d’or du Mausolée d’Atatürk (Anit Kabir) les mots suivants : « en ce jour d’anniversaire, nous sommes venus tristes, mais pour une raison mystérieuse, nous repartons le cœur plein d’une grande émotion et de volonté » (3). Le lendemain, il purge le Comité d’Union Nationale (CUN) de 14 des 38 officiers le composant. Ces 14 refusant de signer leur démission du CUN, Gürsel réalise un coup d’Etat au sens primaire du terme et souligne ainsi « le caractère péremptoire de l’ordre donné par un chef militaire qui reprend en main une troupe quelque peu désorganisée » (4). Il s’agit de mettre fin au syndrome de la révolution permanente d’un CUN divisé entre généraux conservateurs et colonels radicaux. Les premiers aspirent à un retour rapide à la démocratie parlementaire, et au retrait de l’armée des contingences de la vie politique. Les seconds sont partisans d’un retour au kémalisme originel et ne sont pas dénués d’influence Tiers-mondiste.

Recréer l’union

Les motifs de cette purge résident dans la volonté de mettre fin à ces inconciliables divergences internes constitutives « d’une guerre en un champ clos sans aboutir à des décisions constructives » (5). Comme énoncé précédemment, les buts ultimes du coup d’Etat ne sont pas tranchés en interne du Comité avant la réalisation du coup. Les membres du CUN étant des « patriotes désintéressés », Gürsel précise le but de l’instauration d’un régime démocratique en phase avec la nation. Si pour les 14 en question, le message prend la forme d’une nouvelle affectation comme conseiller-spécialiste-attaché militaire au sein du réseau diplomatique turc, incarnation du nouveau « Yémen républicain » (6), le message adressé à la troupe est beaucoup plus cinglant, et souligne le « laisser aller à des idées destructrices, visant à la création d’un régime dictatorial militaire et au refus de transmettre le pouvoir » (7). L’idée est de doter le régime d’une sureté visant à écarter « le danger d’un nouveau renversement » (8) et donc stopper le coup d’Etat pour rendre la vie politique turque viable. Selon certaines sources, la décision est prise de justesse et au départ ne concerne pas seulement les 14 mais 19 hommes.

Les 14

Toutefois, les cinq hésitants les moins compromis sont soustraits à cette liste. Au cours d’une conférence de presse, le général Gürsel pose cette question aux journalistes : « Approuvez-vous la décision que j’ai prise ? » (9). Les journalistes répondent « Oui Pacha ». L’attaché militaire français, pour décrire la réponse des journalistes, ajoute : « avec la même unanimité qu’ils [les journalistes] auraient salué l’arrivée du Colonel Türkes au pouvoir, s’il s’en était emparé » (10). Il ajoute que Cemal Gürsel désire rétablir un régime civil le plus rapidement possible dans un pays qui ne dispose à cette époque que d’une expérience démocratique moindre. Si la République de Turquie est proclamée en 1923, le pluripartisme ne fait son apparition qu’en 1950 avec l’arrivée du Parti démocrate (Demokrat Parti – DP) dans l’opposition. Or, son arrivée au pouvoir et les dérives qui en découlent conduisent les Forces armées turques à réaliser ce coup d’Etat. En d’autres termes, la démocratie est toujours en gestation dans le cadre de cette jeune République instituée par Atatürk.

Partisans d’une continuation d’un régime militaire radical propice aux réformes, ces 14 incarnent la bête noire du CUN et portent de facto la responsabilité de l’ensemble des mesures, retards et hésitations du Comité. Après son exil, le leader des 14 Alparslan Türkes revient en Turquie et fonde en 1969 un nouveau parti politique, le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi -MHP) (11).

Annexe :
Le groupe des 14 exclus du Comité d’Union Nationale.

On retrouve pour l’armée de Terre, un colonel (Alparslan Türkeş), deux lieutenants-colonels (Orhan Kabibay, Mustafa Kaplan), cinq commandants (Orhan Erkanlı, Muzaffer Karan, Sefik Soyuyüce, Fazıl Akkoyunlu, Dündar Taşer) et trois capitaines (İrfan Solmazer, Muzaffer Özdağ, Numan Esin)
Pour la Marine, on note un capitaine de corvette (Münir Köseoğlu) et un lieutenant de vaisseau (Rıfat Baykal).
On remarque un capitaine pour la Gendarmerie (Ahmet Er).

Cf. Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Les purges du Comité d’Union Nationale, in Bulletin de renseignement politique, trois télégrammes 50362, 50364, 50366, des 13-14-15 novembre 1960, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, Bulletin de renseignement politique : politique intérieure (octobre 1946-décembre 1958), politique extérieure (novembre 1946-décembre 1958). 1946-1958.

Lire également :
 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (1/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (2/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (3/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (4/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste

Notes :
(1) ERYILMAZ Omer (Premier Lieutenant), Turkey in the triangle of the 1950-1960 era, the 1960 military coup and the 1961 new constitution, Naval Postgraduate School, mars 2014, (mémoire de recherche, sous la direction de Victoria Clement, dans le cadre d’une année d’échange au sein des écoles militaires américains). Et SAYGILI Riza, Un siècle de démocratisation inachevée, partis et courants politiques en Turquie (1908-2008), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 134.
(2) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Informations : la Turquie digère sa révolution, n°399, 10 juin 1960, Ankara, in Archives des Attachés de Défense, in GR 10 R 551 SDECE, Bulletin de renseignement politique : politique intérieure (octobre 1946-décembre 1958), politique extérieure (novembre 1946-décembre 1958). 1946-1958.
(3) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Les purges du Comité d’Union Nationale, in Bulletin de renseignement politique, trois télégrammes 50362, 50364, 50366, des 13-14-15 novembre 1960, in Archives des Attachés de Défense, GR 10 R 551 SDECE, op. cit
(4) Idem.
(5) Idem.
(6) Aux temps ottomans, le Yémen incarnait « le territoire de la relégation, de l’exil contraint sürgün, […] un bout du monde romanesque ». Cf. SENI Nora, « Les Arabes, les Turcs ; si loin, si proches », in Hérodote 2016/1 (n°160-161), p. 319-336.
(7) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Les purges du Comité d’Union Nationale, op. cit.
(8) Idem.
(9) Idem
(10) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Les purges du Comité d’Union Nationale, op. cit.
(11) Alparslan Türkes, surnommé le « Leader » (Başbuğ) (1917-1997) fait partie de la frange la plus radiale des officiers putschistes. Il milite pour l’instauration d’un régime militaire puissant de type totalitaire en Turquie, seul remède viable pour lui, afin d’achever la révolution d’Atatürk. Issu d’une famille chypriote turque vivant sous occupation britannique, il intègre le lycée militaire d’Istanbul en (1933-1936) puis débute une carrière dans les armées (1938). En 1944-1945, il est traduit en cour martiale pour sympathies avec le mouvement panturquiste, activités fascistes et racistes. Par cette déclaration radio, il devient le porte-parole du Comité d’Union Nationale, du coup d’Etat de 1960 et devient célèbre. Purgé du CUN, il est envoyé en poste à New-Delhi comme attaché militaire. Revenu en Turquie en 1965, il devient président du Parti Nationaliste Républicain des Campagnes (Cumhuriyetçi Köylü Millet Partisi) CKMP. En 1969, il réforme le parti en lui donnant un nouveau nom : Parti d’Action Nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi) MHP, un nouveau symbole : le drapeau rouge ottoman avec les trois croissants de lune, ainsi qu’une organisation culturelle et éducative de jeunesse : les “Foyers Idéalistes” (Ülkü Ocakları) connu sous le nom des « Loups Gris » (Bozkurtlar). L’organisation des « Loups Gris » est décrite comme ultranationaliste ou néofasciste, panturquiste, anti-arménienne, anti-grecque, anti-communiste et anti-kurde. De 1969 à 1997, Türkes assure la direction du parti d’extrême droite MHP. L’idéologie de Türkes s’apparente à la politisation des écrits de Hüseyin Nihal Atsız décrivant la vie des Turcs dans les steppes d’Asie centrale. Cette idéologie glorifie le peuple turc qui se caractérise comme un « peuple pur » issu des Huns. La « doctrine des Neuf Lumières » (Dokuz Işık Doktrini) forme la base idéologique du parti, à savoir : nationalisme, idéalisme, moralisme, scientisme, sociétalisme, ruralisme, libertisme, personnalisme, progressisme, populisme, industrialisme et ethnologisme. Décédé en 1997, il incarne une figure historique du nationalisme turc.
Cf. COPEAUX Etienne, « Esquisse n°59 : Türkes et le MHP, nation race et religion », in Susam Sokak, 3/01/2016 ; et « Esquisse 60 : Les obsèques d’Alparslan Türkes », 20 janvier 2016. Et POULTON Hugh, Top Hat, Grey Wolf and Crescent, Turkish Nationalism and the Turkish Republic, Londres, Hurst and Cie, 2006, p .138.

Publié le 06/08/2018


Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.


 


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