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Jean-Paul Burdy est Maître de conférences d’histoire, Master "Méditerranée-Moyen-Orient", Institut d’Etudes Politiques de Grenoble (France), chercheur au GREMMO (Maison de l’Orient, Lyon).
A l’issue d’une « réunion houleuse » des ministres des Affaires étrangères du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Riyad le 4 mars, trois des six Etats membres ont annoncé, mercredi 5, qu’ils rappelaient leurs ambassadeurs à Doha : l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis (EAU) et le Bahreïn reprochent au Qatar ses « ingérences directes et indirectes dans les affaires intérieures de ses voisins. ». L’épisode est inédit depuis la création du CCG en 1981. Fondé sur des problèmes anciens mais rarement évoqués, il traduit l’exacerbation des tensions depuis le début des « Printemps arabes » en 2011, principalement autour de la question du rôle des Frères musulmans dans les révolutions arabes. Et c’est le coup des militaires en Egypte le 3 juillet 2013 qui a été le détonateur de la crise qui vient de s’ouvrir, et qui pourrait bien durer.
L’histoire du CCG n’a jamais été un long fleuve tranquille et ce, dès sa création à l’initiative de l’Arabie saoudite, quelques mois après le début de la guerre Irak-Iran. L’objectif initial et toujours rappelé était d’assurer la sécurité des Etats membres face aux déstabilisations potentielles dans le Golfe, dont les deux acteurs potentiels étaient l’Irak de Saddam Hussein et la République islamique d’Iran née de la révolution de 1979. En réalité, le CCG n’a pas été en mesure d’assurer cette sécurisation, qui repose sur le « parapluie américain » sur l’Arabie saoudite (par le « Pacte du Quincy » de 1945), étendu par des accords bilatéraux aux autres émirats du Golfe, lors du départ des Britanniques en 1971. L’incapacité du CCG à faire face à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 en a été l’illustration la plus évidente. Un autre objectif du CCG était de travailler à l’intégration économique et monétaire des six membres : il est régulièrement rappelé lors des sommets annuels des chefs d’Etat, ou lors de réunions ministérielles sectorielles. Mais on peine à en relever les effets concrets : les grands projets d’infrastructures communes, par exemple le train rapide Koweït-Arabie-Bahreïn-Qatar-EAU-Oman, sont toujours à l’étude ; et on connaît la concurrence féroce que se livrent les aéroports internationaux et les compagnies aériennes de chaque Etat du CCG. Quand à l’intégration monétaire, elle est au point mort, chaque émirat tenant à son agence d’émission monétaire. Seule la liberté (contrôlée) de circulation des nationaux ressortissants des Etats membres apparaît, dans les files réservées à l’arrivée aux aéroports du Golfe (« GCC Citizens »), comme la manifestation ténue d’une intégration toute relative.
Finalement, c’est le volet sécuritaire, mais interne, qui est apparu comme la fonction principale du CCG, que l’on pourrait dès lors définir comme un « syndicat sécuritaire des pétromonarchies ». Le printemps 2011 a permis de le vérifier, à la fois par les décisions financières immédiatement prises pour essayer de racheter la paix sociale dans les Etats concernés par la fermentation contestatrice, en particulier au profit du Bahreïn et de l’Oman ; et par la décision prise, pour la première fois dans l’histoire du CCG, d’envoyer des forces de sécurité pour soumettre, dès la mi-mars 2011, la contestation démocratique de la place de la Perle à Manama, au Bahreïn.
Les motifs de tension et les divergences sont historiquement nombreux entre les pétromonarchies. Les cinq « petits » émirats et sultanat ont toujours craint l’hégémonisme de la « grande » Arabie saoudite. Au-delà d’éventuelles affinités salafistes wahhabites (entre l’Arabie, le Bahreïn, le Qatar et les EAU), et compte-tenu des enjeux pétro-gaziers du sous-sol, les contentieux frontaliers ne sont que partiellement réglés entre l’Arabie et tous ses voisins, du Koweït au Qatar, des Emirats à l’Oman et au Yémen. D’autre part, les émirats sont loin d’avoir une position commune face à la grande puissance de la rive orientale du Golfe, l’Iran, le grand rival de l’Arabie saoudite : les relations avec Téhéran sont mauvaises pour le Bahreïn, méfiantes pour le Koweït, Abou Dhabi et plusieurs des sept émirats des EAU, mitigées pour le Qatar, bonnes pour Dubaï et le sultanat d’Oman. Dès lors, si le « parapluie américain » est l’assurance commune à toutes les pétromonarchies, chacun des Etats a développé ses propres réseaux bilatéraux à la fois au plan diplomatique, et pour le choix de ses fournisseurs d’armements : les Etats-Unis certes, mais aussi le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne. Le Bahreïn entretient ainsi des liens étroits avec Londres, le Qatar avec Paris - au moins jusqu’en 2012.
Ce dernier Etat a développé, dans les quinze dernières années, une diplomatie offensive, que l’on cite souvent en exemple de valorisation du « soft power » : la chaîne Al Jazeera, créée en 1996, bras armé médiatique de Doha ; l’organisation de multiples compétitions sportives, jusqu’à emporter, dans des conditions désormais contestées, l’organisation de la Coupe du monde de football en 1922 ; l’implantation près de Doha d’une « Education City » regroupant des antennes de grandes universités américaines. Mais le Qatar a aussi exercé dans la décennie 2000 une diplomatie « classique », centrée sur la médiation : entre le Hamas et l’OLP, entre la Syrie et les Occidentaux, etc. Acquérant ainsi une grande visibilité qui a irrité Riyad.
Ce sont les Printemps arabes qui ont exacerbé les tensions entre Riyad et Doha. Profitant de la faiblesse conjoncturelle du pouvoir saoudien (le roi Abdallah étant en traitement médical de longue durée aux Etats-Unis, et les rivalités princières paralysant l’action de Riyad), le Qatar est intervenu sur tous les fronts : lors de son intervention militaire (largement symbolique) en Libye aux côtés des pays occidentaux contre le régime du colonel Khadafi ; en soutenant politiquement et par la « politique du chéquier » les islamistes de la confrérie des Frères musulmans, en Tunisie, Libye, Egypte, Syrie, Palestine. En continuant là une longue tradition locale d’accueil et de soutien aux Frères musulmans refoulés d’Egypte sous Nasser, puis d’Arabie saoudite, puis des Emirats arabes - alors que le Bahreïn et Koweït ont été, et restent, des bases d’appui des Frères dans le Golfe, et ont des nationaux députés Frères musulmans. Le symbole de ces liens entre Doha et la confrérie est la figure du sheikh sunnite Youssef al-Qaradawi : né en 1926, diplômé d’Al-Azhar, cet ouléma égyptien avait été emprisonné comme Frère musulman sous la monarchie égyptienne, puis à nouveau sous Nasser, qui l’avait déchu de sa nationalité. Il s’était réfugié au Qatar en 1961, dont il a la nationalité. Auteur prolifique de dizaines d’ouvrages et de centaines de fatwas, intervenant sur son site internet Islamonline depuis 1997, il est « consultant religieux » vedette sur Al Jazeera, où ses prêches enflammés inondent depuis des années le monde musulman : son émission « al-Shari’a wa al-Hayat » [La charia et la vie] revendique 60 millions d’auditeurs. Il insupporte Riyad et Abou Dhabi, et désormais Le Caire.
L’Egypte étant le poids lourd du monde arabe, c’est là que le soutien politique et financier du Qatar a été le plus visible, avant et après de l’élection de Mohammed Morsi à la présidence de la République : le Qatar a largement subventionné le budget égyptien exsangue. Mais on n’oubliera pas la spectaculaire visite de l’émir Hamad al-Thani à Gaza en octobre 2012, et sa promesse d’un chèque de 500 millions de dollars au Hamas palestinien, branche gazaouie des Frères musulmans. En Syrie, après avoir hésité au début de la contestation démocratique, Doha a finalement choisi de soutenir l’opposition au régime de Bachar al-Assad, et tout particulièrement les Frères musulmans, initialement fer de lance de l’opposition syrienne (plus d’ailleurs en exil qu’à l’intérieur du pays). Fin 2011, le Qatar a mis à profit sa présidence tournante de la Ligue arabe pour organiser un front anti-syrien radical, en profitant de l’éclipse égyptienne, et de la faiblesse de l’Arabie. Et Doha a hébergé une partie des représentants de l’opposition frériste syrienne. Cet activisme qatari a exaspéré les capitales qui, historiquement, ont toujours combattu les Frères musulmans, et n’ont rien fait pour les soutenir à partir des Printemps de 2011 : Riyad et Abou Dhabi principalement. Lesquelles, comme Koweït, ont préféré financer un peu partout, et armer, en Syrie, des groupes salafistes proches du wahhabisme. Les Emirats arabes unis ont, depuis 2011, pourchassé les Frères musulmans sur leur territoire, procédant à des arrestations et à des expulsions, et organisant contre des Egyptiens ou Egypto-émiratis (appartenant à la mouvance du groupe Al-Islah), accusés de complot contre la sécurité de l’Etat successivement deux procès dans l’été 2013, puis en janvier 2014, avec des très lourdes condamnations à la clé.
Le mois de juin 2013 a marqué un tournant dans le rapport de forces et la rivalité entre Doha et Riyad. Tout d’abord avec l’abdication, le 25 juin, de l’émir Hamad ben Khalifa al-Thani au profit du prince-héritier Tamim ben Hamad al-Thani. L’émir Hamad incarnait, depuis son arrivée sur le trône en 1995, l’activisme diplomatique tous azimuts de l’émirat, alors que son fils est soumis à plus de contraintes. Il doit affirmer son autorité (certains analystes estiment que l’abdication surprise de l’émir visait à forcer une transmission du pouvoir au profit de son fils qui était contestée au sein de la famille royale), gérer l’héritage politique et diplomatique (dont l’évolution depuis juin 2012 d’une diplomatie française longtemps « qataro-centrée », au profit de l’Arabie saoudite n’est qu’un volet), et travailler à la préparation du Mondial de football en 2022. Il est assez évident depuis l’été 2013 que l’émir Tamim est, par nécessité, beaucoup plus discret, sinon prudent, que son père. Mais c’est le coup militaire en Egypte le 3 juillet 2013, qui entraîne la destitution du président Morsi, puis l’interdiction des Frères musulmans en Egypte, puis leur qualification de « mouvement terroriste » qui porte un coup sévère au Qatar (comme d’ailleurs à la diplomatie turque, qui a également protesté contre l’éviction du « Frère Morsi »). Doha protestant de son soutien maintenu aux Frères égyptiens, mais assistant impuissant au procès contre l’équipe des journalistes d’Al Jazeera au Caire, le flambeau du soutien à l’Egypte, politique mais surtout financier, a été repris par l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït. Riyad se pose désormais en partenaire principal du nouveau régime égyptien, un régime à nouveau contrôlé par les militaires, et qui a procédé à la liquidation politique des Frères musulmans.
Le 23 novembre 2013, à Riyad, un mini-sommet entre l’émir Tamim du Qatar, l’émir Sabah du Koweït et le roi Abdallah avait tenté de désamorcer les tensions. En vain : il semble que la ligne éditoriale d’Al Jazeera-Arabic (qui n’est d’ailleurs peut-être pas totalement contrôlée par l’émir) soit en cause, et tout particulièrement les diatribes répétées du sheikh al-Qaradawi dénonçant la faiblesse des régimes arabes en Syrie (en particulier contre le Hezbollah libanais, qu’il qualifie de « parti de Satan »), leur soutien au coup militaire en Egypte contre Mohammed Morsi, et ses critiques des procès contre les Frères musulmans tenus aux EAU et en Egypte, qui aient remis de l’huile sur un feu couvant depuis des mois. En février 2014, dans l’ambiance tendue des procès anti-fréristes à Abou Dhabi, les EAU avaient d’ailleurs déjà rappelé leur ambassadeur à Doha.
Nous assistons donc dans le Golfe, au-delà de la contradiction principale de puissance Arabie sunnite-Iran chiite, à l’exacerbation d’une contradiction secondaire entre le front des régimes hostiles aux Frères musulmans (l’Arabie et les EAU, le Bahreïn étant là à l’évidence à la remorque de Riyad) et le Qatar pro-frériste. Seul le sultanat d’Oman paraît rester à l’écart des tensions, le sultan Qabous étant sur une ligne d’autonomie de sa diplomatie et de bonnes relations avec l’Iran. L’Arabie saoudite profite à l’évidence d’une évolution des rapports de force pour réaffirmer sa volonté de conserver au Golfe son caractère de « chasse gardée », et pour porter un coup aux prétentions du Qatar dans la région, en le plaçant en quelque sorte en quarantaine. Or, la marge de manœuvre de Doha est limitée : le jeune émir ne peut guère envisager de quitter le Conseil de coopération du Golfe, sauf à se retrouver totalement isolé. Doha a d’ailleurs affirmé le 6 mars que « cette décision regrettable n’a rien à voir avec les intérêts des peuples du Golfe [mais] concerne des divergences sur des questions régionales hors des pays du CCG », et que le Qatar n’entendait pas rappeler ses ambassadeurs dans les trois « pays-frères ». A tout le moins, le sommet arabe prévu les 25 et 26 mars 2014 à Koweït risque donc d’être difficile pour l’émir Tamim al-Thani.
Sources : Agences de presse saoudiennes, bahreïnie, qatarie, émiraties.
Jean-Paul Burdy
Jean-Paul Burdy, historien, est enseignant-chercheur associé à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble. Il intervient dans le master “Intégration et Mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient”, dirigé par Jean Marcou, avec lequel il a rédigé de nombreux textes sur la Turquie dans son environnement régional. Ses publications et ses chroniques d’actualité sur la Turquie, l’Iran, le Bahreïn, et les recompositions du Moyen-Orient sont accessibles sur son blog : www.questionsdorient.fr.
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