A la confluence des rivalités géopolitiques au Moyen-Orient, que devient l’Irak aujourd’hui (1/3) ? Une situation sécuritaire toujours volatile

En effet, tant pour des raisons géographiques - l’Irak est un carrefour entre l’Iran chiite, à l’est, le pôle sunnite de la péninsule Arabique au sud, le Levant à l’ouest et la puissance expansionniste turque au nord - que socio-culturelles - la population irakienne se montrant très hétérogène, tant religieusement qu’ethniquement - ou encore économiques -l’Irak détient par exemple les cinquièmes plus grandes réserves en pétrole du monde -, Bagdad se trouve en première ligne de l’actualité moyen-orientale, y compris lorsque celle-ci ne se déroule pas à ses frontières immédiates, à l’instar du conflit israélo-palestinien.

L’Irak se relève pourtant progressivement de la quinzaine d’années de conflits quasi-ininterrompus depuis l’invasion américaine de 2003. Loin d’être exempte de facteurs la grevant, son économie parvient malgré tout à se consolider grâce aux revenus pétroliers tandis que les autorités irakiennes réussissent, non sans difficultés, à imposer un retour de leur autorité dans le pays, dont les élections législatives de novembre 2025 constitueront, à bien des égards, une épreuve notable. Ce processus de stabilisation généralisée de l’Irak s’explique notamment par celle de sa situation sécuritaire, qui reste néanmoins l’une des principales préoccupations du pays en raison de la menace plurielle et protéiforme pesant encore sur lui.

Dans ce contexte, et alors que l’Irak a été éclipsé de la couverture médiatique internationale de ces derniers mois en raison de l’attention dont l’Iran, Israël, la Syrie ou encore les Territoires palestiniens ont fait l’objet, cet article entend dresser un état des lieux de la situation de l’Irak aujourd’hui. Pour cela, une approche thématique sera privilégiée, en présentant tout d’abord les problématiques sécuritaires (première partie) avant d’en venir aux enjeux socio-économiques actuels de l’Irak (deuxième partie). La situation politique, tant dans sa dimension interne qu’externe, conclura cet article (troisième partie).

Partie 1 : une situation sécuritaire toujours volatile

Si l’Irak bénéficie d’une stabilisation sécuritaire indubitable comparée aux deux premières décennies du XXIème siècle, la situation reste toutefois volatile en raison de la présence toujours marquée d’une constellation d’acteurs politico-armés : si l’Etat islamique continue de représenter une menace diffuse et quasi-omniprésente (I), la guerre que se mènent toujours la Turquie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord de l’Irak est également une forme de déstabilisation locale (II). L’une des principales sources de fragilité sécuritaire reste toutefois les milices chiites qui, fortes du soutien iranien et de l’ampleur de leurs effectifs, préoccupent les autorités irakiennes et des puissances comme les Etats-Unis (III). Ces acteurs implantés de longue date ne doivent toutefois pas éclipser l’apparition, discrète pour le moment, de nouveaux acteurs paraétatiques armés (IV), de même que la criminalité armée et la circulation incontrôlée des armes, facteurs déstabilisants de la situation sécuritaire irakienne (V).

I. L’Etat islamique, une menace persistante

L’Irak reste toujours gangrené, aujourd’hui, par diverses menaces sécuritaires, aussi bien anciennes que nouvelles. L’Etat islamique (ou Daech) est, à cet égard, un défi sécuritaire permanent : malgré sa défaite territoriale en Irak en décembre 2017 [1] et en Syrie en mars 2019 [2], l’EI continue de mener de régulières actions militaires et militantes en Irak. Il se montre notamment actif dans les zones rurales du gouvernorat de Diyala, repaire historique des organisations djihadistes et dans celui de Kirkouk [3] où, profitant du couvert offert par les palmeraies du Tigre et le relief des monts Hamrin, ses combattants peuvent aisément échapper à la surveillance des drones et conduire des raids avant l’intervention de l’armée irakienne. A la fin 2024, les forces de sécurité irakiennes ont ainsi dû encercler à deux reprises en une semaine un village près de Kirkouk où un drapeau de l’Etat islamique avait été hissé [4].

Si les embuscades, raids et poses d’engins explosifs improvisés restent les démonstrations les plus visibles et meurtrières de sa présence dans le pays [5], Daech continue par ailleurs de mener des activités de propagande et recrutement, profitant notamment de la colère suscitée dans le monde musulman par les bombardements et l’invasion terrestre israélienne à Gaza [6]. Afin de contenir ces activités, les forces irakiennes, appuyées régulièrement par l’armée américaine, mènent de fréquentes opérations contre l’Etat islamique. Le 13 mars 2025 par exemple, le numéro deux de l’EI, Abdallah Makki Muslih al-Rifai alias Abu Khadijah, était tué par une frappe aérienne dans la province irakienne d’al-Anbar [7]. Le départ prochain des Etats-Unis, dont le plus gros des troupes stationnées en Irak devrait avoir quitté l’Irak d’ici septembre 2025 et la totalité des forces d’ici la fin 2026 [8], interroge toutefois certains analystes locaux sur la capacité de l’armée irakienne à poursuivre seule la lutte contre les cellules djihadistes encore opérationnelles dans le pays [9].

II. La guerre entre le PKK et la Turquie, facteur structurel d’instabilité dans le nord de l’Irak

Le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et sa constellation de filiales irakiennes (telles que les Unités de défense du peuple-HPG) ou de groupes lui étant affiliés (par exemples les milices yézidies « Unités de résistance de Sinjar »-YBS) est une autre source majeure d’insécurité en Irak, en particulier dans le nord du pays, en raison de la guerre que s’y livre toujours les guérilleros kurdes et les forces turques. En effet, en dépit de l’appel d’Abdullah Öcalan (fondateur et guide spirituel du mouvement révolutionnaire kurde) adressé à ses sympathisants le 25 février 2025 afin de les enjoindre à dissoudre le PKK et à déposer les armes, les combats et frappes aériennes se poursuivent toujours dans les montagnes du Kurdistan d’Irak [10]. L’interdiction de l’organisation kurde et de ses filiales par le gouvernement fédéral de Bagdad le 18 mars 2024, dans une démarche de rapprochement avec la Turquie, n’a eu aucune incidence réelle sur les activités en Irak du PKK qui semble conditionner, pour le moment, la libération d’Abdullah Öcalan à l’organisation d’un congrès qui aboutirait en la dissolution du mouvement [11] mais dont la date et les modalités exactes restent floues à l’heure actuelle.

III. L’épineuse problématique des milices chiites

Bien plus répandues en Irak que le PKK, les milices chiites rassemblées pour l’essentiel sous la bannière des « Forces de mobilisation populaire » (PMF) (ou « Hachd al-Chaabi ») constituent également une source d’instabilité sécuritaire. Inféodés à Téhéran qui les soutient depuis leur création, ces groupes paramilitaires chiites ont par exemple été à l’origine des quelque 70 attaques menées contre des bases américaines depuis le début de la guerre à Gaza en octobre 2023 [12]. A ce titre, les plus de 238 000 combattants des PMF [13] - dont 116 000 les ayant rejoints dans les mois suivant le début de la guerre à Gaza [14] -, de même que leur loyauté envers l’Iran, représentent un enjeu sécuritaire de taille pour l’Irak qui s’est attelé depuis le début de l’année, non sans difficultés, à produire un corpus législatif visant à intégrer les miliciens chiites dans l’armée régulière irakienne, et à encadrer leurs droits et responsabilités [15]. Deux lois sont notamment au centre des débats : une première connue sous le nom de « loi sur la structure administrative des PMF » décrivant essentiellement le cadre juridique des activités des miliciens et leur structure organisationnelle dans l’armée irakienne, et une deuxième loi régissant leurs droits en matière de retraite, de pensions pour les blessés, etc. Cette deuxième loi est la plus controversée aujourd’hui : l’âge de départ obligatoire à la retraite, tel que stipulé aujourd’hui dans le projet de loi, contraindrait quelque 4 000 cadres [16] parmi les plus expérimentés et influents à quitter la vie active, y compris Falih Al-Fayyadh, président des Hachd al-Chaabi depuis 2015 [17]. Or, le pouvoir des PMF n’est pas seulement militaire, mais aussi politique : un grand nombre de leurs cadres sont aussi des figures politiques irakiennes, proéminentes ou non, ou entretenant des relations étroites avec la sphère politique irakienne. Ce projet de loi divise donc fortement l’Irak entre les partis proches de Téhéran et ceux souhaitant s’en éloigner. Ainsi, Fayyadh et ses alliés, y compris Hadi al-Ameri, le chef de l’Alliance du Fatah liée à l’organisation Badr, et Abu Alaa al-Walai, le secrétaire général de Kataib Sayyid al-Shuhada, tentent de bloquer ces dispositions qui diminueraient potentiellement leur influence politique [18].

Alors que les Etats-Unis se montrent de plus en plus pressants dans l’adoption d’une loi devant permettre de mieux encadrer les PMF et de les soustraire à l’influence de l’Iran [19], les débats entourant ces lois devraient se montrer toujours plus houleux au vu des lectures prévues prochainement du projet de loi [20]. Afin d’accélérer la mise en place d’une intégration réelle des PMF à l’armée irakienne et d’un contrôle accru de ces miliciens par Bagdad, la nouvelle administration Trump, plus offensive que la précédente et actuellement engagée dans des négociations tendues avec l’Iran sur le dossier du nucléaire iranien [21], a menacé début avril certaines milices composant les PMF de frappes aériennes si celles-ci ne déposaient pas les armes [22].

IV. Des nouveaux groupes armés pour le moment bénins

Au milieu de ces acteurs politico-armés établis de longue date, de nouveaux groupes sont apparus : plusieurs milices chiites opérant en-dehors de la structure formelle des PMF ont en effet été créées ces derniers mois, à l’instar de la « Brigade des forces du martyre du Bouclier d’Abbas », appelant tant à cibler les intérêts américains dans la région qu’à réaliser le « projet djihadiste béni » (sic) ou, encore, à « libérer Damas » de la nouvelle administration syrienne [23]. Il en va de même pour la « Brigade des cris de Jérusalem » [24], formée à la faveur de la guerre à Gaza, et qui a appelé à venger les Houthis de la campagne de frappes aéronavales menée par les Etats-Unis depuis le 14 mars 2025 [25]. Ces groupes n’ont pas mené, pour le moment, d’actions militantes ou militaires notables.

V. La criminalité armée et la circulation incontrôlée des armes comme menace majeure à la stabilité sécuritaire de l’Irak

Enfin, un autre facteur majeur d’insécurité est celui de la criminalité armée. Alimentée par la circulation incontrôlée d’armes de tout calibre (environ quinze millions d’armes non-déclarées seraient en Irak [26]) héritée des décennies de guerre en Irak et par l’instabilité géopolitique locale et régionale, cette criminalité est aussi opportune qu’organisée, aussi individuelle que tribale. Elle entretient parfois des relations de collaboration pragmatique avec certains des groupes armés énumérés supra [27] et prend sa part dans les divers trafics illicites dans la région, qu’il s’agisse de stupéfiants (144 trafiquants de drogue ont été exécutés par le pouvoir judiciaire irakien en 2024 par exemple [28]), d’armes, de pétrole [29] ou encore d’êtres humains (selon l’Organisation internationale pour les migrations, l’esclavage moderne touchait environ 221 000 Irakiens en 2024 [30]). Au-delà même des activités criminelles, cette forte circulation d’armes pousse certaines milices tribales à se faire justice elles-mêmes, aboutissant régulièrement en des règlements de compte touchant autant les principaux intéressés que des victimes collatérales [31]. En 2023, l’Irak a ainsi connu un taux d’homicide de 11,5 morts pour 100 000 habitants [32] (un chiffre près de dix fois supérieur à celui de la France la même année par exemple [33]).

Lire la partie 2 : A la confluence des rivalités géopolitiques au Moyen-Orient, que devient l’Irak aujourd’hui (2/3) ? Une société et une économie menacées par de nombreux défis