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A relire : Le Liban face à la quarantaine et au confinement : entre perspective historique et enjeux politiques et économiques

Par Dima de Clerck, Stéphane Malsagne
Publié le 07/08/2020 • modifié le 30/10/2020 • Durée de lecture : 14 minutes

Pedestrians walk behind a billboard calling residents to stay at home in the Lebanese capital Beirut’s downtown district, during the novel coronavirus pandemic crisis, on April 19, 2020.

JOSEPH EID / AFP

Menacé par un endettement considérable (environ 170% de son PIB) et de graves problèmes économiques et monétaires, le Liban semble avoir pris une longueur d’avance dans la gestion de la crise du Covid-19, lorsque le gouvernement de Hassân Diab, formé un peu plus d’un mois auparavant, décide le 28 février (soit une semaine seulement après le premier cas de Coronavirus avéré dans le pays) de fermer les écoles et les universités, mettant ainsi en place un confinement partiel avant l’annonce officielle le 16 mars d’un confinement général. Avec peu de moyens économiques et financiers, et conscient du manque d’infrastructures et de la forte densité de population, le nouveau gouvernement libanais, en quête de légitimité, prend très tôt le parti de troquer la santé économique du pays et l’espoir d’une relance qui resterait très timide contre la santé physique de ses citoyens. Le Liban n’avait plus rien à perdre sur le plan économique.

A l’échelle mondiale, l’expérience du confinement en lien avec l’épidémie de Covid-19 apparaît comme une épreuve inédite pour les générations des sociétés industrielles nées après la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne le politologue Bertrand Badie, les crises sanitaires touchaient essentiellement les pays du Sud jusqu’à présent. Hormis quelques épisodes notoires de surmortalité comme la grippe de Hong-Kong de 1968-1969 (1 million de morts dont 50 000 aux Etats-Unis et des milliers de morts en Europe dont 35 000 en France) et surtout la pandémie de Sida (35 millions de morts depuis 1981, tous pays confondus), la plupart des « baby-boomers » et leurs enfants vivant dans les pays du Nord n’ont en effet jamais ou rarement connu de mortalité « extraordinaire » due aux guerres ou aux pandémies. La nouveauté est beaucoup moins grande en revanche dans les Etats en développement qui ont subi pendant et après la guerre froide des conflits meurtriers et des épidémies obligeant les populations civiles à connaître l’expérience du confinement. Au Moyen-Orient, les exemples sont légion mais le Liban fait figure d’exemple intéressant, car le Covid-19 s’y développe sur un terreau déjà extrêmement fragilisé par l’état économique du pays auquel s’ajoutent d’importantes fractures politiques que la longue révolte populaire née en octobre 2019 n’a fait qu’exacerber. Au-delà de la capacité du pays à faire preuve de nouveau de résilience et à gérer la crise sanitaire en cours, le gouvernement libanais, sous la pression des bailleurs de fonds internationaux (FMI, Cèdre), doit affronter - comme une très grande partie des Etats du monde - une crise protéiforme, probablement la plus grave depuis la fin de la guerre du Liban (1975-1990). La stratégie de confinement imposée par le pouvoir central à la population intervient en outre dans une société confessionnelle et clanique éclatée qui doit absorber près d’un million et demi de réfugiés syriens et dans laquelle les services sociaux sont encore largement assurés par les partis politiques communautaires et les associations.

Alors qu’une grande partie de la population mondiale découvre pour la première fois la difficile réalité du confinement (avec des variantes dans son application selon les pays), de nombreux Libanais en revanche renouent avec un vécu douloureux, celui des années d’un conflit (1975-1990) qui, bien qu’il fût fratricide, n’en fût pas moins global, et celui de l’agression et des bombardements israéliens dévastateurs de la « guerre de juillet » 2006. Dans l’histoire du Liban moderne, les épidémies ont, autant que les guerres, été des épreuves redoutables pour les autorités et les civils, souvent sujettes à instrumentalisation politique. Certains prétendent aujourd’hui que l’apparition du virus au Liban a pu servir les intérêts du pouvoir en proie à une révolte populaire anti-gouvernementale qui, de facto, s’est interrompue pour des raisons de force majeure. Le virus serait ainsi « contre-révolutionnaire ». Au XIXe siècle déjà, les épidémies au Levant font l’objet de commentaires qui les rendent politiquement suspectes. Le 23 juillet 1850, confiné dans le lazaret de Beyrouth, Gustave Flaubert écrit ainsi à sa cousine Olympe Bonenfant : « Les lazarets ont été inventés pour les quarantaines et les quarantaines pour emplir la poche de ces bons Turcs, tout cela sous prétexte de peste ».

Au-delà des considérations politiques sur l’usage des épidémies, un rappel historique permet de montrer que l’histoire du Liban moderne a été largement façonnée par des épisodes épidémiques depuis le XIXe siècle, auxquels les pouvoirs en place ont tenté d’apporter des réponses plus ou moins efficaces, le confinement généralisé n’étant qu’une pratique récente. Sans remonter à l’époque antique et médiévale, ni à la terrible peste de Jaffa (1799) qui a décimé la population de la ville et les troupes françaises de Bonaparte lors de la campagne d’Egypte, les épidémies du XIXe siècle ont particulièrement éprouvé les provinces arabes de l’Empire ottoman. La peste est présente en Syrie de façon ininterrompue entre 1827 et 1832. Elle sévit encore dans le Mont Liban en 1840, et en sont entre autres victimes des ouvrières françaises de la soie installées à Btâtir (non loin de Aley), localité où les frères Portalis avaient installé leur célèbre filature. Le choléra frappe également les populations de la région. Dans sa lettre à Olympe Bonenfant, Gustave Flaubert écrit : « Nous sommes en ce moment en suspicion de choléra parce que le paquebot qui nous a amenés d’Alexandrie ici avait touché à Malte et qu’à Malte quinze jours auparavant il y avait eu deux cas de choléra. Conséquemment nous sommes claquemurés dans une presqu’île et gardés à vue ». Entre juillet et octobre 1865, le choléra refait son apparition et fait près de 3000 victimes. Entre 1885 et 1896, le paludisme est de loin la maladie la plus fréquente observée à Beyrouth et au Mont Liban (2937 cas contre 82 cas de grippe et 50 cas de fièvre typhoïde d’après les relevés de Houssam Yehia, l’auteur d’une thèse sur la politique sanitaire au Liban). En 1916, pendant la Première guerre mondiale, les maladies contagieuses continuent de sévir dans un territoire alors sous autorité ottomane. La famine des années 1915-1918 liée au blocus des côtes maritimes par les forces alliées en Méditerranée, au blocus alimentaire du Mont Liban et à la confiscation du grain imposés par Jamal Pacha, à une invasion de sauterelles et à la spéculation des marchands de la plateforme de Beyrouth, représente le point culminant des souffrances des civils libanais. La famine s’accompagne alors de nombreuses épidémies (dysenterie, typhus, tuberculose, choléra) qui aggravent le bilan des victimes et que les archives des pères jésuites permettent de recenser en détail. Linda Schatkowski Shilcher et Youssef Mouawad ont rappelé l’ampleur du traumatisme démographique : 200 000 morts (majoritairement chrétiens), soit un tiers de la population du Mont Liban d’alors. Cet épisode fit plus de morts que lors des seize années de guerre civile entre 1975 et 1990 (environ 100 000 morts), alors que la population était huit fois moins nombreuse et qu’aucun combat ne s’est déroulé sur le territoire syrien. Au début du Mandat français (1920-1946), les maladies contagieuses constituent encore une cause importante de mortalité du nouvel Etat du Grand-Liban créé par la France. Entre 1921 et 1924, la fièvre typhoïde, la variole, le typhus et la dysenterie sont les maladies contagieuses qui tuent encore mais les grippes sont toutefois responsables de la majorité des décès de maladies contagieuses dans le Liban-Nord en 1922 et dans le Mont Liban entre 1922 et 1924.

Pour comprendre comment les Libanais ont composé avec ces épidémies, revenons au début du XIXe siècle. En ce temps-là, le système sanitaire demeure encore très marginal (le Liban dans ses frontières actuelles ne prend forme qu’à partir de 1920), mais des progrès notables sont réalisés dès la période de l’occupation égyptienne (1832-1840), premier tournant dans la mise en place d’une politique sanitaire. Ibrahim Pacha souhaite en effet faire de Beyrouth l’un des principaux ports de commerce entre l’Europe et l’Orient (une échelle du Levant). Plus flexible et ouverte sur le monde que ses consœurs conservatrices Tripoli et Sayda dont le misonéisme pousse au rejet de la mise en place d’une quarantaine maritime, Beyrouth se prête à des réaménagements et accepte en 1834 l’édification d’un lazaret par les autorités égyptiennes, avec l’aide financière des consuls européens. Etendu sur 3 hectares à 3 kms au nord du port dans une région aujourd’hui toujours appelée Karantînâ, et entouré d’un mur d’enceinte, le lazaret est composé de trois bâtiments longitudinaux en pierre (deux pour l’accueil et l’observation des voyageurs et un servant de salle de garde, de désinfection et de magasin). Le lieu est conçu pour accueillir une centaine de personnes. La période de quarantaine obligatoire pour tous les visiteurs varie entre un minimum de 12 jours et 40 jours, selon les épidémies. Déjà en 1850, Flaubert décrivait son confinement : « L’appartement dans lequel je t’écris n’a ni chaises ni divans ni table, ni meubles ni carreaux aux fenêtres – on fait même petit besoin par la place des carreaux des dites fenêtres […] Il n’y a rien de plus drôle que de voir nos gardiens qui communiquent avec nous à l’aide d’une perche […] ». Si l’efficacité de la quarantaine peut être débattue, elle contribue tout au moins à endiguer l’épidémie de peste qui se propage à Beyrouth la même année déjà, suite au retour des pèlerins de Jérusalem et au développement économique de la ville devenue un arrêt obligé des bateaux à destination de l’Empire ottoman sur la côte est de la Méditerranée. Par conséquent, des entrepôts sont construits, les quais sont rénovés et les procédures portuaires et douanières régularisées. C’est désormais à partir de Beyrouth que la soie du Mont Liban et les produits de Damas s’exportent, une activité accélérée à partir de 1836 par l’arrivée des premiers vapeurs (que les Beyrouthins continuent jusqu’à aujourd’hui à appeler babôr). Comme le lazaret permet au port de Beyrouth d’être l’un des mieux préservés des épidémies sur la côte levantine, la ville devient aussi le lieu privilégié pour l’établissement de consulats, en même temps que commencent à s’activer en toute concurrence les différents missionnaires français, anglais, grecs et américains, en nombre croissant au Levant (création d’écoles, traductions de la Bible notamment). Lors de cette décennie égyptienne, le transport passe à l’échelle industrielle avec des lignes régulières britannique, puis française et autrichienne desservant le port.

Malgré les efforts pour développer l’hygiène urbaine lors de l’occupation égyptienne (travaux d’assainissement, installation de canalisations d’eau, déplacement des cimetières hors les murs, plantation d’arbres pour purifier l’air et prévenir les fièvres, lutte contre la variole, introduction de vaccines) et améliorer la voirie, les conditions sanitaires restent toutefois problématiques au milieu du siècle. Le lazaret devient désormais trop étroit face à la croissance démographique beyrouthine. Beyrouth est encore sous la menace de la peste et du choléra, et la montagne, plus salubre, reste un refuge pour les Beyrouthins. En 1860, l’année des massacres dont les chrétiens sont victimes à Damas et dans le Mont Liban, les infrastructures sanitaires demeurent encore très modestes car, hormis la quarantaine, il n’existe que deux hôpitaux dans ce qui correspond au Liban actuel. A partir des années 1860, débute un deuxième tournant dans l’histoire de la politique sanitaire libanaise, quand la législation commence à progresser : lois réglementant la profession des médecins et de sages-femmes en 1861, des pharmaciens en 1862, des droguistes en 1885. Dès 1869, un règlement prévoit qu’un conseil médical composé de six médecins et deux pharmaciens chimistes est chargé, en cas d’épidémies, de prendre des mesures préventives pour en empêcher la propagation et en diminuer les effets. En juillet 1884, une loi impose la vaccination pour tous les élèves désireux d’intégrer les écoles publiques et privées et pour les adultes qui postulent pour des emplois civils, militaires et dans la police. Des efforts sont également entrepris à l’initiative du pouvoir ottoman afin de renforcer l’hygiène et la santé publique dans les municipalités.

La période mandataire (1920-1946) est une troisième étape majeure marquée par la naissance de l’Assistance publique au Liban (10 hôpitaux sont gérés par l’Assistance publique en 1924). Un Institut de recherches bactériologiques est en place depuis 1919, tandis que se développent les œuvres privées, les dispensaires, les orphelinats, les associations de secours mutuel, les organisations philanthropiques. Le confinement des populations malades se renforce avec l’existence d’un hôpital des contagieux géré par l’Assistance publique, situé au Liban-nord et capable de recevoir 80 malades en cas d’épidémies (comme en témoigne l’épidémie pesteuse de 1919). En 1939, il compte encore 40 lits. La vaccination est en outre généralisée, notamment contre la variole et la peste. Abandonné durant la Grande guerre, le lazaret de Karantîna est réaménagé, agrandi par l’armée française à partir de 1919 et il sert encore de lieu de quarantaine pour les réfugiés (chrétiens de Cilicie en 1921, Grecs et Arméniens en 1922). Comme l’ont montré les travaux de Luc Chantre, à l’époque du Mandat français, la quarantaine de Beyrouth devient une « pièce maîtresse » de l’organisation du pèlerinage des Syro-Libanais vers La Mecque. Au plus fort de la guerre de Palestine en 1948, la quarantaine est investie par les réfugiés palestiniens et les conditions sanitaires s’y dégradent rapidement, au point que la fièvre typhoïde y fait des ravages en septembre.

Pour la grande majorité des Libanais, les conditions sanitaires s’améliorent toutefois nettement après l’indépendance du Liban (1943) et au milieu des années cinquante, la qualité des infrastructures médicales du pays (publiques et privées) en font l’un des plus en avance sur le plan sanitaire au Proche-Orient. La politique sociale et sanitaire se renforce sous la présidence du général réformiste Fouad Chéhab (1958-1964), notamment dans les périphéries du pays jusque-là délaissées par le pouvoir central.

Dans l’histoire du Liban moderne, c’est la Guerre du Liban (1975-1990) qui marque néanmoins le point culminant du confinement des populations civiles dans les abris de toutes sortes (résidence principales, résidences secondaires, chalets dans des centres balnéaires). La guerre a d’ailleurs produit une importante littérature sur le confinement. A cette époque, et contrairement à l’épidémie de Covid 19 où la distanciation physique est de rigueur (ce qui n’exclut par la solidarité), l’abri est un lieu souvent de promiscuité où les voisins ou communautés partagent une vie en commun dans le lieu-refuge. Il est donc l’endroit où se nouent de nouvelles sociabilités. Pour les civils libanais, le confinement vise toutefois essentiellement à échapper aux destructions liées aux bombardements des milices, des armées d’occupation syrienne (« guerre des cent jours » en 1978, « guerre de libération » en 1989) et israélienne (siège de Beyrouth à l’été 1982). C’est confiné dans son appartement de Beyrouth-ouest en août 1982 que Mahmud Darwish écrit Une mémoire pour l’oubli, un livre poignant où le poète et l’écrivain palestinien décrit les angoisses de l’enfermement en temps de guerre. L’abri où se confinent les populations civiles n’est toutefois jamais une garantie de survie et devient aussi synonyme d’angoisse, de psychose et même de drame, à l’image du poète libanais Khalil Hawi qui met fin à ses jours dans son appartement beyrouthin au plus fort de l’invasion israélienne.

Durant la Guerre du Liban, la tendance au confinement est par ailleurs renforcée par la nette dégradation des conditions sanitaires du pays liée au retour sporadique des épidémies. Parmi les causes, la prolifération des décharges sauvages et des détritus qui s’amoncellent dans les rues. A l’été 1985, une association de citoyens du secteur ouest de la capitale publie un communiqué alertant des menaces que font peser la gale, le choléra et la fièvre typhoïde. L’ancienne Karantîna, devenue entre-temps foyer de résistance politique et militaire pour l’OLP, est quant à elle rasée par les milices chrétiennes dès janvier 1976. Fortement endommagé par les destructions, le secteur hospitalier libanais fait, lui, en revanche preuve d’une remarquable résilience.

En avril 2020, quarante-cinq ans après le début de la Guerre du Liban, à l’heure où la menace liée au Covid-19 prend un caractère massif et mondial, de nombreux Libanais expliquent ressentir une impression de déjà-vu quand ils doivent sortir chercher du pain ou faire des courses et se hâter immédiatement de rentrer à leur domicile pour éviter tout contact social, synonyme aujourd’hui de danger. Certains revoient en effet les images de leur enfance durant la guerre. Ce ressenti fait bel et bien partie des réflexes liés à une culture de survie héritée des années de guerre et solidement ancrée dans la société. Pourtant, le confinement lié à la crise du Covid-19 de 2020 ne ressemble en rien à celui des années de guerre qui supposait de fuir les étages et de s’abriter des bombardements dans les sous-sols, entourés de ses voisins et de la famille élargie. La logique de socialisation, voire de promiscuité, dans un abri collectif sécurisé, fait place aujourd’hui à celle de la distanciation physique dans un domicile individuel. Par ailleurs, comme pour la plupart des pays du monde, la crise du Coronavirus entraîne pour les Libanais une tendance au repli vers le pays d’origine. Là où les grandes crises du XXe siècle (grande famine de 1915-1918 et Guerre du Liban) avaient provoqué d’importants flux de départs vers des pays et régions offrant plus d’opportunités ou réputés plus sûrs (Amérique du nord, Europe, Australie, Amérique latine, Afrique, pays du Golfe) la crise du Coronavirus entraîne au contraire (à l’instar de nombreux pays) de nombreuses demandes de retour d’expatriés libanais bloqués à l’étranger. Pour beaucoup de Libanais (notamment parmi les émigrés), leur pays, déjà lourdement affecté par la situation économique et sociale, apparaît paradoxalement plus sûr que les plus grandes puissances industrielles d’Europe ou d’Amérique du nord où la crise du Coronavirus prend une allure d’hécatombe quotidienne. Le nombre relativement faible de victimes de l’épidémie au Liban pour le moment les conforte dans l’idée qu’un retour au pays est la solution la plus sécurisante. Des citoyens américains installés au Liban ont même décliné des propositions de rapatriement aux Etats-Unis, pays où le nombre de contaminés est désormais le plus important au monde. Outre la relative sûreté du Liban ces temps-ci et malgré une économie exsangue, la richesse qu’offre le patrimoine naturel et culturel du pays n’est sans doute pas étrangère au tropisme que le pays continue d’exercer chez certains. Comme le disait déjà Flaubert en confinement en 1850 : « nous avons sous les yeux un des panoramas comme on dit en style pittoresque des plus splendides du monde – la mer bleue comme de l’eau d’indigo bat les pieds du rocher sur lequel nous sommes huchés […] La végétation descend jusque sur la grève portant fleurs et verdure – et lorsqu’on lève le nez on trouve une chaîne de montagnes (le Liban) cravatée de nuages à son milieu et poudrée de neige à son sommet. Ce sont là de ces choses, chère Olympe, que l’on ne verrait pas à Paris, même en payant ». Les étrangers confinés au Liban, dans leurs appartements surplombant la mer et nichés au creux du Mont Liban, ne sont pas les plus à plaindre, même si la mer a perdu de nos jours de son bleu d’indigo et que l’eau n’y est plus aussi claire.

Malgré les mesures de confinement prises assez tôt par le gouvernement libanais, les défis pour parvenir à surmonter la crise actuelle demeurent très importants. Les capacités hospitalières du Liban sont fragiles et les recommandations officielles de confinement restent partiellement respectées dans certaines villes (notamment à Tripoli) ou dans les camps de réfugiés où les densités de population sont très élevées. Pour beaucoup, le respect du confinement signifie la perte définitive de leur unique source de revenus. Imposer le confinement strict à une population entière pour une longue durée relève du pouvoir régalien d’un Etat fort capable à la fois d’indemniser financièrement tous ceux qui ont perdu leur emploi, voire le cas échéant d’imposer la politique officielle par la contrainte, au moyen de la police et de l’armée. Or, malgré son extrême résilience (ce qui est une force en soi), le Liban est un pays de tradition étatique faible dans lequel les dynamiques communautaires et clientélistes demeurent encore omniprésentes. L’action du gouvernement, lequel ne manque pas d’idées et de moyens pour surmonter le défi, est complétée par les partis politiques communautaires qui, au-delà de leurs propres clientèles, entendent assurer la gestion de la crise sanitaire à l’échelle locale voire nationale. Les principaux partis politiques libanais cherchent en réalité à redorer leur blason, mais le Hezbollah est plus particulièrement accusé par ses rivaux de faire de la récupération politique et de se substituer à un Etat déficient et structurellement faible. Un des principaux enjeux de la crise du Covid-19 au Liban réside dans la capacité du gouvernement libanais à faire face à des défis toujours plus nombreux (économiques, financiers, sociaux et désormais sanitaires) et à faire appliquer les mesures de confinement à l’échelle du pays, problématique commune à la plupart des Etats du monde aujourd’hui, y compris les Etats forts. Jusqu’à présent, les partis politiques communautaires, toutes tendances confondues, acceptent l’idée que la sortie d’une crise sanitaire inédite et d’une telle ampleur ne peut s’effectuer sans un minimum d’unité et de solidarité et sans un effort collectif citoyen. La bataille contre le Covid-19 constitue un baptême ou un rite de passage pour le gouvernement libanais. Elle lui sera fondamentale pour contenir ses détracteurs, notamment les partis politiques passés à l’opposition, obtenir la confiance du peuple et surtout celle des Etats et institutions internationales sur lesquels il compte pour obtenir l’aide financière qui lui est indispensable.

Dima de Clerck et Stéphane Malsagne sont les auteurs de Le Liban en guerre (1975-1990), Belin, 2020 (à paraître).

Publié le 07/08/2020


Stéphane Malsagne est agrégé, docteur en Histoire (Université de Paris I) et spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient. Il intervient régulièrement à Sciences-Po Paris. Il est notamment l’auteur des ouvrages suivants : Le Liban en guerre (1975-1990), Belin (2020) (avec Dima de Clerck) ; Sous l’oeil de la diplomatie française. Le Liban de 1946 à 1990 (2017) (prix Diane Potier-Boès 2018 de l’Académie française) ; Charles-Eudes Bonin, explorateur et diplomate (1865-1929), Geuthner, 2015 ; Louis-Joseph-Lebret. Journal au Liban et au Moyen-Orient (1959-1964), Geuthner, 2014 ; Fouad Chéhab (1902-1973), une figure oubliée de l’histoire libanaise (2011).


Dima de Clerck est docteur en Histoire (Université de Paris I) et spécialiste du Moyen-Orient. Sa thèse a porté sur les relations druzo-chrétiennes dans le Sud du Mont-Liban, à l’épreuve des guerres et des réconciliations, des représentations et des mémoires. Auteur d’articles et chapitres de livres, elle a entre autres coédité et publié les ouvrages suivants : Le Liban en guerre (1975-1990), Belin (2020) (avec Stéphane Malsagne) ; Le Liban dans le rétroviseur (1975-1990), Confluences Méditerranée, Iremmo, printemps 2020 ; 1860 histoires et mémoires d’un conflit, 2015. Chercheure associée à l’Institut français du Proche-Orient, elle enseigne régulièrement à l’American University of Beirut, à l’Université Saint-Joseph et à l’Académie libanaise des beaux-arts (Université de Balamand). Depuis 2005, elle collabore avec plusieurs organismes sur les questions de guerre civile, de sortie de guerre, de réconciliations, de déplacements de population, de mémoires et de violence.


 


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