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Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.
Il y a eu un tropisme des puissances mandataires envers les minorités confessionnelles dès la fondation des Etats en 1920 : arabe sunnite en Irak, chrétienne au Liban, druze et alaouite en Syrie, même si dans ce dernier pays la tentation de diviser la Syrie à l’infini (avec un Etat des Alaouites et un autre du Jabal druze) a rapidement fait long feu. Car il était plus facile de reconstruire un Etat en se reposant sur des minorités plutôt que sur des majorités. Ces dernières ont été vaincues militairement. Ce fut le cas de la majorité chiite qui dut se soumettre en Irak à la puissance militaire britannique avec son corollaire, la domination d’élites arabes sunnites sur l’Etat. Les chiites avaient massivement répondu à l’appel au djihad de leurs grands ayatollahs lors de l’invasion britannique (1914-1918). A nouveau, ils manifestèrent leur refus du nouvel Etat sous mandat lors de la Révolution de 1920. En Syrie, la majorité sunnite avait massivement adhéré au projet de royaume arabe personnifié par le roi Faysal et exprimé clairement lors du Congrès national arabe (1920). Mais les troupes chérifiennes seront vaincues par les Français à Maysaloun et Faysal devra quitter la Syrie. Ceci dit, chaque Etat a eu sa spécificité : s’il semble juste de caractériser l’Etat irakien d’Etat arabe sunnite, autant dans sa composition que dans ses conceptions, l’Etat syrien n’a pas été prisonnier d’une communauté particulière, même s’il s’est édifié en ruinant les aspirations unitaires arabes de la majorité sunnite. Ces enjeux ont partout été occultés à partir de la fin des années 1920, les élites locales adoptant les nouveaux Etats comme sièges légitimes du pouvoir et cherchant tour à tour à s’en emparer. Le jeu des ‘asabiyya (les solidarités familiales, tribales et régionales) occupent alors une grande part des stratégies « politiques ». Ce qui fit dire au regretté Michel Seurat que l’Etat au Moyen-Orient, c’est une ‘asabiyya qui a réussi ! Parallèlement, des partis politiques transcommunautaires (baassistes, nassériens, communistes, nationaux-syriens et même libéraux) apparurent, donnant l’illusion que la réforme sociale et/ou le panarabisme pouvaient résoudre le déficit de citoyenneté récurrent.
Ceci dit, existe-t-il un lien direct et déterminant entre les conditions de la fondation de ces Etats arabes et leur dégénérescence confessionnelle actuelle ? C’est en tout cas ce que suggère l’Etat islamique lorsqu’il met en scène symboliquement l’« effacement de la frontière Sykes-Picot » en Syrie et Irak (et « oubliant » pour l’occasion que c’est la minorité arabe sunnite que les Britanniques ont promus à la tête de l’Etat). Il faut ici se garder de tout déterminisme historique basé sur une vision militante et morale de l’héritage des mandats. Et il faut tenir compte des contextes propres à chaque Etat : l’Irak est l’exemple le plus clair d’une filiation entre les conceptions mandataires, puis, depuis 2003, américaines, et l’éclatement en cours du pays. C’est beaucoup moins explicite concernant la Syrie qui a été rattrapée tardivement par le confessionnalisme.
L’Etat islamique en Irak et au Levant est demeuré confiné aux marges de la scène arabe sunnite tant qu’il existait un espoir d’intégration des Arabes sunnites dans les institutions mises en place en Irak sous le patronage américain. Même s’il y eut, en 2003 et 2004, une flambée de violence armée sous l’influence conjuguée des baassistes et d’Al-Qaïda contre l’occupation américaine. La politique américaine des Conseils de Réveil, visant à armer et à financer les ex-rebelles sunnites à la condition qu’ils se retournent contre Al-Qaïda, a permis une relative accalmie dans les actions armées contre l’occupation. En revanche, une guerre confessionnelle sans merci entre chiites et sunnites s’est développée à partir de 2003, faisant des centaines de milliers de morts. Al-Qaïda en Irak, puis l’Etat islamique ont tout fait pour alimenter les braises de la confrontation confessionnelle, par un recours systématique à un terrorisme anti-chiite. Puis, il y a eu la fin du boycott des élections par les sunnites à partir de 2009. En 2010, deux listes étaient arrivées en tête aux élections législatives : l’Etat de droit de Nouri al-Maliki et Al-‘Iraqiyya d’Iyad Allawi. Leur point commun était le refus du confessionnalisme. En même temps, une classe politique sunnite avait commencé à se manifester au parlement et au sein du gouvernement. Ces espoirs d’inclusion des sunnites ont été ruinés par l’incapacité de Nouri al-Maliki à s’émanciper de sa base confessionnelle chiite. Très vite, les politiciens sunnites ont été accusés de divers crimes et ont dû, pour les plus influents, sauver leur vie par l’exil (le cas du vice-président Tarek al-Hachemi, aujourd’hui en Turquie est le plus célèbre). Le vote massif des sunnites pour la liste Al-‘Iraqiyya l’a assimilée à une liste « sunnite » aux yeux des chiites, ce qui a poussé Nouri al-Maliki à réintégrer la maison commune chiite. Il a eu alors les printemps arabes version irakienne en 20011 : les sunnites ont entamé des manifestations pacifiques, reprenant les slogans des printemps arabes contre l’autoritarisme du pouvoir, contre la corruption, pour la dignité et contre la marginalisation politique et économique de la communauté arabe sunnite d’Irak. On connaît la réponse du gouvernement de Nouri al-Malilki, avec l’utilisation de la force armée contre des sit-in et des rassemblements qui se voulaient alors encore pacifiques. L’armée irakienne a même utilisé les mêmes moyens que le régime de Bachar al-Assad contre son opposition : artillerie lourde, bombardement par des barils bourrés de TNT…. En même temps, l’armée et la police irakiennes se comportaient, dans les villes et villages sunnites, en véritables corps étrangers d’occupation. C’était en 2013. En quelques jours, la démonstration était faite de l’impossible intégration des Arabes sunnites aux institutions en place. Les Arabes sunnites avaient accepté l’Etat irakien en 1920 à la condition d’en avoir le monopole : ils devaient alors manifester leur refus de n’être qu’une minorité marginalisée sans pouvoir et sans ressources en acceptant d’écouter ceux qui, dans leur communauté, avaient assuré depuis 2003 que le pouvoir avait été donné aux seuls « renégats chiites ». L’arrivée de l’Etat islamique à Falloujah en janvier 2014 fut vécue comme une libération par la population locale qui joignit ses forces à celles des djihadistes pour bouter l’armée irakienne hors de la ville. 2014 a été l’année où tout a basculé.
En Irak, la base de l’Etat islamique est assez restreinte puisqu’elle est limitée à une communauté minoritaire, les Arabes sunnites, qui forment environ 20% de la population irakienne. Mais l’Etat islamique a eu l’habileté de transcender cet enfermement communautaire irakien en régionalisant et en internationalisant sa guerre et ceci de façon systématique. De la sorte, le groupe djihadiste-salafiste tente de fédérer sous son ombrelle les autres groupes se réclamant de la même idéologie. Il a partiellement réussi cette stratégie en Syrie où les Arabes sunnites forment environ 70% de la population syrienne et où il s’adresse donc à une communauté largement majoritaire. L’Etat islamique a ainsi réussi à s’imposer dans la vallée de l’Euphrate et en Djézireh où il a constitué un territoire homogène, le plus important avec celui du régime de Damas. Les zones de l’Etat islamique sont marquées par une forte culture bédouine commune à la Syrie et à l’Irak. Dans l’ouest du pays, marqué par la présence de grandes villes et une forte ruralité, il fait face à la concurrence de Jabhat al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, avec laquelle il est en concurrence directe. En Irak, l’Etat islamique a intégré Al-Qaïda. Au-delà de la mouvance djihadiste-salafiste, l’Etat islamique tente de profiter de la crise généralisée de l’autorité religieuse en islam sunnite pour prendre les musulmans en otage et les entraîner dans une guerre où ils apparaîtraient comme leur avant-garde face aux « mécréants ».
La propagande de l’Etat islamique a ceci de particulier qu’elle peut parler aussi bien à un Arabe sunnite d’Irak pétri de culture bédouine qu’à un jeune vivant dans les démocraties occidentales sans avoir obligatoirement des racines issues de l’immigration ou même musulmanes. Il faut cependant reconnaître que 80% des jeunes partis combattre en Irak et en Syrie sont issus de l’immigration. L’Etat islamique s’adresse aux individus, chacun pouvant trouver des raisons de l’écouter. Il exploite les faiblesses de nos systèmes : la solitude de chaque individu face à la responsabilité d’une citoyenneté parfois jugée trop lourde ou contredite par la réalité, le déficit identitaire, les contradictions des idéaux démocratiques occidentaux, souvent jugés à l’aune d’une mémoire coloniale revisitée. Cette propagande fait fructifier une parfaite connaissance de nos sociétés (alors que l’inverse est loin d’être vrai) et une maîtrise remarquable des medias les plus modernes.
L’Etat islamique, contrairement à Al-Qaïda, a une ambition étatique déclarée qu’il a mise en pratique dans les zones qu’il contrôle. La proclamation du califat, en juin 2014, symbolise le pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est représentée par un réseau de juges religieux (les qadis) qui rendent la justice en fonction d’une vision salafiste de la charî’a et la font appliquer. Il n’y a pas de pouvoir législatif puisque la charî’a est censée tout régler. Des conseils de consultation rassemblant les représentants du calife, les tribus, les notables locaux, les ex-baassistes en Irak, gèrent l’organisation de la vie quotidienne. Un système fiscal a été mis en place. L’Etat islamique a une armée, des ressources (en grande partie issues du pétrole), un territoire (mais pas de frontières !). Il a même battu monnaie et distribué de nouvelles cartes d’identité. L’Etat islamique se veut donc un Etat de droit (pas des Droits de l’Homme bien sûr) et il ne manque pas une occasion de manifester qu’il respecte ses propres règles en contraste avec l’Etat de non-droit des régimes en place à Bagdad et Damas. Ceci, même si les règles édictées par l’Etat islamique sont violées de façon croissante par ceux là-mêmes qui les avaient édictées (notamment dans la traitement des minorités religieuses appartenant aux Gens du Livre, au premier desquelles les chrétiens).
La crise des régimes arabes en place s’est brusquement aggravée avec les printemps arabes à partir de 2011. L’émergence de sociétés civiles contestant l’autoritarisme et la corruption a abouti à l’affaiblissement de la légitimité des Etats dont beaucoup n’avaient, à leur origine, été acceptés qu’après les défaites militaires des majorités locales. La crise des régimes est ainsi devenue celle des Etats qui ont en commun de n’avoir jamais réussi à générer une citoyenneté partagée. Le plus touché est l’Etat irakien : sur le territoire de cet Etat, trois entités à prétention étatique (gouvernement de Bagdad à majorité chiite, gouvernement kurde et Etat islamique) se font désormais face. Le système politique en place à Bagdad ne semble pas susceptible de pouvoir se réformer afin d’inclure l’ensemble de la population irakienne sur une base citoyenne. La faillite de l’Etat irakien ne peut rester sans conséquence sur les Etats voisins qui ont en commun d’avoir été des créations mandataires et d’être les sièges de régimes autoritaires à base confessionnelle, même si les enjeux diffèrent d’un pays à l’autre. La régionalisation de la guerre confessionnelle entre sunnites et chiites vient s’ajouter pour empêcher tout retour à la situation prévalant avant la percée fulgurante de l’Etat islamique. Celui-ci n’est pas responsable de la faillite des Etats qu’il attaque. C’est cette dernière qui lui a ouvert grand les vannes d’une expansion dont on ne sait où et quand elle s’arrêtera.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient
– Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech, L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire
– Entretien avec Pierre-Jean Luizard – La question irakienne, du mandat britannique à l’Etat islamique en Irak et au Levant
Anne-Lucie Chaigne-Oudin
Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.
Pierre-Jean Luizard
Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.
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