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La tenue récente dans le palais de Dolmabahçe à Istanbul d’un colloque sur le règne du Sultan Abdulmajid à l’occasion des 150 ans de sa naissance a été récemment été l’objet d’une polémique en Turquie [1]. Quoique de faible ampleur, elle révèle le caractère sensible des rapports qu’entretient la Turquie contemporaine avec son passé ottoman. C’est en effet sous le règne d’Abdulmajid, en 1839, que furent promulgués les Tanzimat, ensemble de réformes destinées à moderniser l’Empire ottoman sur le modèle européen. La question est sensible car les termes dans lesquels elle se pose recouvrent le conflit idéologique et symbolique qui oppose depuis son arrivée au pouvoir l’AKP - qui se veut porteur d’une modernité inscrite dans la continuité de la tradition religieuse et de l’ancien régime - et les formations politiques qui ont en partage l’héritage du kémalisme et de la République. Il convient ainsi de se pencher sur la nature de cette « modernité ottomane » et plus particulièrement sur les apports du sultan Abdulmajid.
Quand il arrive au pouvoir le 2 juillet 1839, Abdulmajid se trouve à la tête d’un Empire qui a amorcé son déclin. Depuis que s’est clos le glorieux XVIe siècle ottoman, les trois mouvements historiques qui mèneront à sa fin se font sentir. Il s’agit de la fin de l’expansion puis du reflux de l’Empire, de la montée des contestations internes et de l’accroissement de l’influence des puissances européennes dans les domaines économique et politique.
Sur le plan territorial, l’Empire ottoman est en recul face à ses deux puissants voisins, la Russie et l’Autriche ; la Grèce est indépendante ; l’Algérie est perdue ; les provinces arabes poursuivent leur processus d’autonomisation. Mehmed Ali fait de l’Egypte un foyer de modernisation rival d’Istanbul d’où s’expriment des volontés d’expansion territoriales vers le Levant. La pression des puissances européennes s’exerce également par les relations entretenues avec les minorités religieuses non-musulmanes dont elles se veulent les protectrices. La pénétration économique et politique des puissances occidentales s’accroît, notamment par le régime des capitulations.
Parmi les élites ottomanes, la conscience du déclin est vive, et ce depuis la fin du siècle précédent. Il s’agit, pour enrayer le déclin, d’embrasser cette modernité venue d’Europe, d’en adopter les cadres. La centralisation de l’Etat, la rationalisation de l’administration et de l’armée, le développement d’une marine de guerre doivent empêcher de nouvelles pertes territoriales, tandis que l’ouverture aux techniques et aux idées nouvelles doivent permettre à l’Empire ottoman de reprendre pied sur la voie du progrès. Des mesures allant en ce sens ont été prises depuis les règnes d’Abdülhamid Ier (1774-1789), de Selim III (1789-1808) et de Mahmud II (1808-1839). Ce dernier et son entourage sont d’ailleurs les artisans du vaste ensemble de réformes qui sera mis en œuvre sous le règne de son fils, Abdulmajid.
Né en avril 1823, Abdulmajid est le trente et unième sultan de l’Empire ottoman et le premier sultan à s’exprimer couramment en français. Il a reçu une éducation européenne mêlant les arts et les sciences. A partir de son règne, le sultan commencera à incarner l’esprit du temps en ajoutant des éléments de style occidental à ses vêtements, en arborant des distinctions étrangères mais aussi en adoptant le mode de vie et les goûts des monarques d’Europe.
Sur le plan politique, Abdulmajid est d’autant mieux disposé à poursuivre les réformes de son père que la continuité est assurée par Mustapha Rachid Pacha, ancien ministre des Affaires étrangères de Mahmud II. Connaisseur de l’Occident, en particulier de la France et de la Grande-Bretagne où il fut ambassadeur, cet homme d’Etat occupe une place centrale dans le processus de réforme de l’Empire. Sous le règne d’Abdulmajid, il est à plusieurs reprises ministre des Affaires étrangères et Grand Vizir. Son apport, ainsi que celui de deux autres grands commis, Mehmed Amin Ali Pacha et Fouad Pacha, sont essentiels à l’exécution des réformes et de la politique étrangère pro-occidentale du Sultan. Quelques mois après l’accession au trône d’Abdulmajid, le rescrit impérial de Gülkhâne est promulgué. Véritable point de départ des Tanzimat, ce texte appelle à la création d’institutions nouvelles en mesure de garantir la vie, la propriété et l’honneur de tous les sujets de l’Empire, quelle que soit leur appartenance confessionnelle et culturelle. Ce texte ouvre également la voie à la modernisation du système fiscal et de la conscription militaire. Les réformateurs ottomans veulent ainsi se rattacher aux mouvements à l’œuvre en Europe, en liant le renforcement des structures de l’Etat à l’émergence du citoyen, cette relation traçant le cadre des réformes à venir.
Abdulmajid hérite également des ébauches de ministères créées par son père, qui se développent progressivement sous son règne, de même que le Conseil supérieur de justice, dont il élargit très tôt les compétences. Cette institution prépare les textes législatifs qui encadrent les réformes et fonctionne comme un Cour d’appel ayant le pouvoir de statuer sur la base des nouveaux codes. En 1854 un Haut Conseil des Réformes est créé, contrôlant la mise en application des Tanzimat.
A l’articulation de la refonte des institutions et de l’émergence d’une citoyenneté conforme à l’humanisme moderne, on trouve la nécessité d’une unification du droit. Cette entreprise, commencée sous Abdulmajid, conformément au rescrit de 1839, est vaste et périlleuse. Il s’agit en effet de rompre avec les droits coutumiers, les privilèges des minorités religieuses et par conséquent de séculariser des principes juridiques généraux qui sont issus de la tradition islamique. C’est en effet en 1840 qu’un premier pas est franchi avec l’adoption d’un code pénal faisant figurer dans son préambule l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Il est révisé en 1851 et remplacé en 1858 par un code inspiré par le code français. De même, la tradition juridique française fournit à l’Empire d’Abdulmajid un code commercial adopté en 1850. De nouvelles juridictions, indépendantes de l’appareil religieux, sont également mises en place : les tribunaux de commerces, établis à partir de 1840. Sur le plan éducatif, une Ecole d’administration est créée en 1859 ainsi que de plusieurs écoles militaires.
En effet, l’Empire doit former de bons fonctionnaires mais aussi de bons soldats, d’autant plus que le règne d’Abdulmajid fait immédiatement suite à la défaite de l’armée ottomane face aux troupes Mohammed Ali, le khédive d’Egypte. La réorganisation de l’armée est donc hâtée. Un firman de 1843 dresse une carte militaire de l’Empire, organise les forces armées et met en place la conscription. Il s’inspire de la loi militaire prussienne. Dès 1840, l’administration locale est réformée sur le modèle de la centralisation napoléonienne et cette transformation se poursuit tout le long du règne d’Abdulmajid. Ces réformes s’incarnent dans le nouvel urbanisme qui voit le jour dans les grandes villes ouvertes sur l’Occident et sur ses acteurs économiques qui commencent à bénéficier d’accords commerciaux avantageux.
C’est bien avec le règne d’Abdulmajid que démarre véritablement le mouvement de réforme. Cependant, c’est aussi sous son règne, en 1853, que l’on évoque pour la première fois « l’homme malade de l’Europe ». Certes, l’Empire est malade de ses archaïsmes mais il est surtout malade du développement des mouvements minoritaires, des pertes territoriales au profit des puissances européennes et de leurs zones d’influence, de l’immixtion de ces puissances dans ses affaires internes. Ces mouvements s’accroissent tout au long du règne d’Abdulmejid et ce, à mesure que progresse sa politique de réforme et de rapprochement avec l’Occident.
Comme en attestent l’esprit et la lettre du Gülkhane, Abdulmajid doit être le premier sultan à garantir l’union des sujets de l’Empire sans distinction de race et de religion. C’est le sens de l’ottomanisme, cette doctrine qui voudrait créer un patriotisme ottoman, une identité commune à tous les sujets de l’Empire. Cependant, le contexte et les permanences font loi. Malgré les pétitions de principe en faveur d’une égalité juridique absolue, pour les minorités, la voie de la modernité n’est pas tant le grand tout ottoman commun que les millets déjà existant avec leurs structures institutionnelles propres. Aussi, sous le règne d’Abdulmajid commencent à se former les structures intellectuelles et organisationnelles qui serviront de base aux nationalismes minoritaires. Ceux-ci sont par ailleurs soutenus par une presse communautaire tendanciellement nationaliste qui voit le jour à partir des années 1840. Par ailleurs, l’Empire tend à s’islamiser. L’immigration de musulmans que le reflux territorial a laissé s’échouer derrière les nouvelles frontières de l’Empire, en Crimée ou dans le Caucase, est ainsi encouragée par une loi de 1857. Le but est d’importer la main d’œuvre nécessaire à la colonisation et à la modernisation des campagnes.
Sur le plan territorial, l’Egypte de Mohammed Ali échappe à l’autorité de la Porte en 1839. Son chef réclame la souveraineté sur le Levant. Affaibli par ce déchirement interne, l’Empire est contraint d’avoir recours à la diplomatie européenne et devient ainsi le terrain d’une rivalité entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie qui loin de le servir prépare son dépècement à venir. Les puissances européennes ont en effet intérêt aux dissensions au sein de l’Empire : soit elles soutiennent les dynamiques centrifuges pour accroitre leur influence sur les territoires ou les populations en lutte contre le centre, soit elles apportent leur soutien à l’Etat impérial contre la périphérie et obtiennent ainsi des avantages particuliers. L’Egypte est le premier volet d’une crise qui prend diverses formes dans divers points de l’Empire mais qui présente toujours cette même structure.
Sur le plan des luttes d’influences entre les puissances, la guerre de Crimée couronne cette logique qui ira en accentuant jusqu’à la Première Guerre mondiale. Au commencement, on trouve les querelles d’influences autour des lieux saints qui montrent bien à quel point les minorités de l’Empire deviennent progressivement les leviers des puissances européennes alors même que l’Empire tente d’évoluer vers une citoyenneté commune. Par la querelle entre Latins et Grecs orthodoxes sur la possession des clés des lieux saints du christianisme, se profile un affrontement entre la France et la Russie, puissances protectrices respectives des deux communautés. Les tensions s’accroissent au printemps 1853. La Russie cherche à faire la guerre à l’Empire ottoman pour refonder l’Empire byzantin, la France veut prendre la tête du monde catholique romain et conforter ses intérêts dans le Levant tandis que l’Angleterre veut éviter toute avancée de la Russie dans la Mer Noire. Sa position prépondérante pourrait s’en trouver menacée et il s’agit également pour elle d’anéantir la flotte russe. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la guerre qui commence dans les Balkans est portée en Crimée à l’automne. Elle dure jusque en septembre 1855, la prise de Sébastopol, le 10 du mois mettant fin à la guerre.
Un congrès de la paix s’ouvre à Paris le 25 février 1856. Le Occidentaux obtiennent du sultan la promulgation de nouvelles réformes allant dans le sens d’une plus large autonomie mais aussi d’une plus grande intégration des minorités religieuses dans l’Empire. Ce rescrit jette cependant les bases d’une pénétration encore plus grandes des puissances alliées. C’est également le cas du traité de paix signé le 30 mars 1856 : officiellement, il consacre l’entrée de l’Empire ottoman dans le concert des nations. Cependant, les puissances se réservent le droit d’intervenir si elles le jugent nécessaire, les articles portant sur les détroits restreignent la souveraineté ottomane et les puissances contractantes deviennent garantes de l’évolution administrative des territoires balkaniques de l’Empire. Cette dernière disposition ouvre la voie à l’unification des principautés de Moldavie et de Valachie puis à l’indépendance de la Roumanie en 1859.
Le règne d’Abdulmajid est à l’image de cette modernisation impossible qui travaille l’Empire ottoman depuis que s’est amorcé son déclin. Indissociable des progrès de la modernité politique, économique, sociale et culturelle, la décadence de l’Empire ne peut être endiguée par un processus de réforme et d’imitation de l’Occident. Parce qu’elle ne prend pas en compte ou parce qu’elle ne peut lutter contre l’impérialisme et l’expansion des puissances européennes, la modernisation de l’Empire ne peut qu’accentuer les périls contre lesquels elle voudrait se dresser. L’accélération de la modernisation sous Abdulmajid est aussi une accélération du déclin général de l’Empire parce que son existence même est incompatible avec les temps nouveaux.
Bibliographie :
– Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989.
– Articles « Abdulmecid I » ; « Mehmed Emin Âli Pacha » ; « Mustafa Rechid Pacha » ; « Mehmed Fuad Pacha » et « Tanzimat » Encyclopædia Britannica, Encyclopædia Britannica Online, Encyclopædia Britannica Inc., 2011. Web. 30 Nov. 2011.
Note :
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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