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Les Taliban sont un mouvement fondamentaliste islamiste lié de façon intrinsèque aux réseaux d’Al-Qaïda, donc au djihad international. Malgré leur ancrage nationaliste et leur volonté ancienne de se distinguer d’Al-Qaïda par l’absence d’agenda politique international, la victoire du mouvement sur les forces armées occidentales, et sur le gouvernement local qu’elles soutenaient, est un signal fort pour toutes les insurrections djihadistes à travers le monde. Les conséquences à long terme pour ces groupes et les forces armées qui les combattent sont donc nombreuses et de natures relativement variées, comme le montrent les réactions que ces événements ont suscité dans la propagande djihadiste. Pour autant, les récentes attaques à l’aéroport international de Kaboul ont rappelé la fragilité de la position des Taliban, en les mettant face à la responsabilité d’assurer la protection de leur population contre le terrorisme. Ce paradoxe, qui met les nouveaux responsables de l’Afghanistan dans une situation inconfortable, est causé par le conflit profond qui oppose l’État islamique à Al-Qaïda dans toutes les régions où les deux groupes sont présents.
Pour Al-Qaïda et ses ramifications régionales, la victoire des Taliban est considérée comme leur victoire et un grand succès dans la stratégie générale du groupe, tant dans la dynamique locale que ce changement de situation provoque en Afghanistan et dans la région que dans l’opportunité de s’identifier au premier groupe islamiste à prendre le contrôle d’un État dans sa totalité. Pour l’État islamique en revanche, la victoire des insurgés afghans provoque des réactions hostiles, et malgré les opportunités que cela représente pour l’organisation, le contraste est grand entre le succès de l’Émirat islamique d’Afghanistan et la chute totale du califat de l’État islamique sous sa forme étatique.
Des opportunités concrètes aux éléments de langage, la défaite des Occidentaux en Afghanistan pourrait modifier durablement le paysage djihadiste à travers le monde et marquer une nouvelle étape dans la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et leurs alliés.
Bien que passé au second plan de la perception internationale du risque terroriste djihadiste, Al-Qaïda est encore aujourd’hui le principal groupe djihadiste menaçant les intérêts occidentaux, et notamment français. Fortement affaibli par les opérations menées en Afghanistan immédiatement après 2001, le groupe s’est reconstitué rapidement et a su s’adapter à la nouvelle donne internationale. Les théoriciens du groupe ont permis la formation d’un réseau de filiales relativement indépendantes fonctionnant de façon décentralisée et limitant au maximum l’impact global des opérations de contre-terrorisme visant sa chaine hiérarchique. La récupération progressive d’insurrections locales, en particulier à la suite des printemps arabes de 2011, a permis à Al-Qaïda d’acquérir une véritable légitimité locale sur chacun des théâtres où ses affiliés sont engagés. Cette légitimité s’ancre dans une volonté de gouvernance à l’échelon local qui mise avant tout sur la réponse aux problématiques locales. La distinction traditionnellement opérée entre la lutte contre l’ennemi lointain (entendu comme les États-Unis et leurs alliés) et l’ennemi proche (entendu comme les régimes locaux soutenus par l’Occident), est ici peu adéquate. Al-Qaïda n’a jamais cessé de vouloir atteindre directement les États-Unis et leurs alliés jusque sur leur sol et a régulièrement montré sa capacité à le faire. Dans le même temps, les insurrections locales dans lesquelles le groupe s’est impliqué se concentrent, elles, sur la chute des régimes en place dans des États à majorité musulmane. Ce qui marque profondément la stratégie mise en œuvre par Al-Qaïda aujourd’hui, c’est la capacité à prioriser dans le temps les objectifs politiques afin d’assurer le succès final de son projet. L’unification de l’Islam sous une même doxa qui serait proche du salafisme et du wahhabisme est ainsi reléguée à des temps plus favorables, où le pouvoir étatique serait déjà stabilisé entre les mains d’un régime islamiste. La logique est évidente, toute division au sein de l’Umma, la communauté musulmane, nuit in fine au succès final de l’entreprise djihadiste.
Le lien fort qui lie l’échelon central du groupe avec les Taliban afghans a permis le développement et la mise en pratique de cette nouvelle théorie du djihad. Par un subtil équilibre de lutte armée et de gouvernance locale, les Taliban sont parvenus à reconquérir le pouvoir en Afghanistan en dépit des milliards de dollars dépensés par la coalition internationale pour soutenir le gouvernement afghan. C’est cet équilibre que l’on peut désormais appeler le « modèle Al-Qaïda » et dont le succès est perçu comme la promesse de nouvelles victoires sur d’autres théâtres. Iad Agh Ghaly, leader du Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin (JNIM), rassemblement de groupes djihadistes sous la bannière d’Al-Qaïda au Sahel, se félicitait dans sa récente allocution audio de ce qu’il a appelé « notre victoire ». De nature discrète dans les médias, l’échelon central d’Al-Qaïda a pour l’occasion publié un communiqué long félicitant l’Émirat islamique pour sa victoire et citant nommément le commandeur des Croyants Haibatullah Akhunzada et ses prédécesseurs décédés le mollah Omar et le mollah Mansour ainsi que le fondateur du réseau Haqqani Jalaluddin Haqqani [1]. Le communiqué ajoute que « le chemin est ouvert pour la libération des peuples musulmans ». Le ton est donné pour les autres filiales du réseau.
Une fois la ferveur de la victoire passée dans les rangs d’Al-Qaïda et des groupes qui lui sont proches à travers le monde, force est de constater que ses conséquences pour l’activité opérationnelle du groupe pourraient ne pas être aussi large que ce que les pires prévisions laissent à penser. Si le pays redevient un sanctuaire où les principaux leaders du groupe pourront se réfugier sans craindre d’être ciblés par le contre-terrorisme occidental, les Taliban ne laisseront probablement pas l’organisation utiliser de nouveau leur territoire comme base arrière de préparation opérationnelle. C’est toutefois une opportunité politique qu’il faut y voir, une sorte de vitrine internationale, mais aussi un potentiel médiateur à long terme dans d’autres insurrections locales. Le besoin de stabilité et de reconnaissance internationale est au cœur des préoccupations des Taliban qui ne peuvent se permettre de perdre le soutien d’alliés comme la Chine ou la Russie en maintenant actifs sur leur sol des groupes ouvertement hostiles à ces puissances. Certes, leur capacité de compromis est limitée par la rigueur de leur propre idéologie fondatrice, mais à défaut de se mettre ouvertement en contradiction, il est probable qu’ils maintiennent une pression forte sur le leadership d’Al-Qaïda pour réduire la présence opérationnelle en Afghanistan à un niveau faible et discret. En revanche, l’existence d’une puissance islamiste sunnite favorable à Al-Qaïda et à ses filiales régionales peut permettre d’accroitre fortement la capacité des djihadistes à contraindre l’Occident à la négociation sur d’autres théâtres. En somme, si l’utilisation de l’Afghanistan comme base opérationnelle leur est effectivement interdite, Al-Qaïda aurait tout intérêt à soutenir le projet politique national des Taliban. Toute légitimité gagnée par l’Émirat islamique en Afghanistan sera bénéfique et nourrira l’argumentaire des autres insurrections à caractère national qui se sont rapprochées d’Al-Qaïda, en particulier au Sahel.
Par sa volonté de décrédibiliser les Taliban et de maintenir un haut niveau de violence dans le pays, alors même que les nouveaux vainqueurs tentent de faire triompher leur discours de succès et de stabilité, l’ISKP place les Taliban face à la nécessité de mettre en œuvre des moyens de contre-terrorisme pour défendre la population afghane et lui interdire toute liberté d’action. L’éditorial de l’hebdomadaire de l’Etat islamique, Al Naba, dénonce en bloc cette victoire obtenue par la négociation [2]. Renvoyant les Taliban au « mollah Bradley », initiative de la CIA d’infiltrer des agents dans les réseaux djihadistes pour en détourner les militants, l’EI fustige un succès obtenu par la compromission de la négociation plutôt que par le djihad armé. La facilité avec laquelle les Taliban ont pris le pouvoir dans les derniers jours de la présence américaine est invoquée pour preuve de cette compromission et les garanties que l’Émirat afghan répète à l’envie à l’Occident quant à sa future gouvernance sont assimilées à des compromissions profondes de l’idéologie originelle du mouvement. Une fois encore, cette opposition n’est pas nouvelle et l’ISKP autant que l’EI central ont régulièrement pris les Taliban à parti dans leurs communications au cours des dernières années. Mais une part de cet éditorial renvoie aux dissensions internes du mouvement des Taliban. Les querelles politiques entre les différents conseils, entre les dirigeants du réseau Haqqani, hostiles aux négociations et favorables à la lutte armée, et le leadership d’Haibatullah Akhunzada qui fit le choix de ces négociations avec les États-Unis ont fragilisé le mouvement et contribué à la création de l’ISKP en premier lieu. Les difficultés annoncées des Taliban à assumer leur transformation en gouvernement efficace, notamment sur le plan diplomatique et sécuritaire, et la persistance des moyens opérationnels de l’ISKP dans les centres urbains rendent le contexte afghan tout aussi incertain actuellement, qu’avant la prise de Kaboul par les insurgés.
En Syrie, le groupe Hayat Tahrir al Sham (HTS) qui contrôle aujourd’hui la zone nord-ouest du pays autour de la ville d’Idleb s’est officiellement séparé de toute affiliation à Al-Qaïda ou l’État islamique pour tenter une aventure de gouvernance locale soutenue par la Turquie, et qu’ils veulent proche de celle des Taliban. Ce groupe s’est lui aussi félicité de la victoire des Taliban et place ouvertement leur exemple de modération politique nationaliste au cœur de sa stratégie d’expansion en Syrie. La réduction des groupes djihadistes étrangers et la volonté d’établir un monopole sur le djihad syrien sont au cœur de cette stratégie de légitimation qui vise à obtenir une place négociée dans la future Syrie pacifiée.
Toutefois la victoire de l’Émirat islamique en Afghanistan a également galvanisé les groupes djihadistes restés proches d’Al-Qaïda et que HTS s’efforce de briser et d’absorber depuis plusieurs mois. Le Firqat al-Ghuraba, groupe djihadiste commandé par le franco-sénégalais Omar Omsen, figure de l’appel au djihad et du recrutement sur le sol national avant de prendre lui-même le chemin du Levant est l’un de ces groupes. Omsen lui-même est incarcéré dans les prisons d’HTS depuis maintenant plus d’un an. Malgré tout, le groupe a publié un communiqué louant la victoire des Taliban, qui les désigne comme « un exemple pour toutes les nations de l’Islam » [3]. La réapparition de ces djihadistes passés dans la clandestinité totale en Syrie montre combien la victoire des Taliban les conforte dans leur positionnement en faveur du jihad armé. Parmi ces groupes étrangers menacés directement par HTS se trouve notamment un nombre important d’anciennes katiba d’Asie centrale venues combattre au Levant [4], notamment le Imam Bukhari Jamaat et la Katibat al-Tawhid wa al-Jihad composée de combattants d’Ouzbékistan et du Tajikistan dont le leader a été arrêté lui aussi par HTS à Idleb. Des unités du Parti Islamiste du Turkestan oriental et du Mouvement islamique d’Ouzbekistan sont elles aussi bloquées au Levant et verront sans doute dans le sanctuaire afghan une opportunité de s’établir sur une « terre d’Islam » sans subir les pressions d’HTS.
L’accueil réservé par les Taliban à cette immigration djihadiste sera certainement conditionné, là encore, par la nécessité de ne pas s’opposer frontalement aux États d’Asie centrale et à la Russie. Mais le territoire afghan est difficile à contrôler et certaines zones reculées échappent à tout contrôle central. Le Nouristan, les districts reculés de Badakshan et d’autres provinces sont autant de lieu d’asile pour ces déçus du Sham, avec ou sans l’accord de Kaboul. Les Taliban ne feront pas exception à cette règle. Devenus « despotes de la plaine » pour reprendre l’expression de Michael Barry [5], ils éprouveront les mêmes difficultés que leurs prédécesseurs d’hier et d’avant-hier pour contrôler chacune des vallées afghanes.
Gabriel Romanche
Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.
Notes
[1] Wassim NASR (Twitter 31/08/2021) (https://twitter.com/SimNasr/status/1432740826094968837)
[2] Aymenn Jawad Al-Tamimi, « Islamic State Editorial on Taliban Victory in Afghanistan », 19/08/2021 (http://www.aymennjawad.org/2021/08/islamic-state-editorial-on-taliban-victory-in)
[3] AL MONITOR, « Taliban takeover may push Syrian jihadis toward Afghanistan », 26/08/2021 (https://www.al-monitor.com/originals/2021/08/taliban-takeover-may-push-syrian-jihadis-toward-afghanistan#ixzz757wTqWfT)
[4] AL MONITOR, « Are Syrian jihadis ready to take the fight to Afghanistan ? », 27/08/2021 (https://www.al-monitor.com/originals/2021/08/are-syrian-jihadis-ready-take-fight-afghanistan#ixzz757u3VEj9)
[5] Michael BARRY, « Le Royaume de l’Insolence – 1504-2011 », Flammarion.
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