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La reconstitution de l’Émirat islamique d’Afghanistan durant les derniers mois a mis en lumière l’incontournable organisation nommée « réseau Haqqani » au sein de la gouvernance interne du mouvement des Taliban. Malgré de nombreuses dénégations émanant de la direction de l’Émirat au cours des dernières années concernant l’indépendance partielle ou totale de cette portion particulière de l’insurrection, la présence de plusieurs membres de la famille Haqqani au sein du gouvernement de l’Émirat souligne le poids de cette organisation dans la prise de décision et la détermination des orientations stratégiques du mouvement. Par son histoire singulière, les origines tribales et géographiques de ses dirigeants et fondateurs, et par ses liens avec le djihadisme transnational, l’influence du réseau Haqqani est déterminante dans la posture adoptée par les Taliban vis-à-vis des puissances étrangères et de la propension des nouveaux maitres de l’Afghanistan à consentir au compromis en vue d’une reconnaissance internationale.
De la création du mouvement aux querelles internes à l’heure de la formation d’un gouvernement, en passant par les relations complexes entretenues avec l’État islamique et Al Qaïda, y compris en Afghanistan, l’étude du réseau Haqqani permet de comprendre et de cerner autant que faire se peut les dynamiques qui fondent les principaux défis et enjeux de l’Afghanistan contemporain. Nous nous attacherons donc à définir ce qu’est le réseau Haqqani, avant d’étudier sa singularité au sein des Taliban, et de conclure par les conséquences sur le positionnement politique et militaire de l’Émirat.
Jalaluddin Haqqani est né en 1939 dans la province de Paktya à la frontière est de l’Afghanistan. Il appartient à la tribu Zadran, elle-même rattachée à la confédération Karlani. Cet ancrage tribal situe sa zone d’influence dans la grande région de la « Loya Paktya », sur les provinces contemporaines de Paktika, Khost et Paktya, mais aussi sur les zones tribales pakistanaises et notamment le Nord Waziristan. Jalaluddin suit des études religieuses approfondies, d’abord dans une école religieuse (madrasa) privée en Afghanistan, puis au sein de la Dar-ul-Ulum Haqqani Madrasa à Akora Khattak dans les zones tribales sous administration fédérale (FATA) pakistanaises, aujourd’hui rattachées à la province de Khyber Pakhtunkhwa. Il retourne par la suite dans sa région d’origine, fort d’une légitimité de clerc et d’une importante culture islamique marquée par le mouvement déobandie.
Après que le régime monarchique d’Afghanistan dirigé par Mohammad Zaher Shah ait été renversé en juillet 1973 par Mohammad Daoud Khan, l’instauration d’un régime communiste et les tentatives de modernisation du pays entrainent le soulèvement de partis islamistes conservateurs. Jalaluddin Haqqani est alors membre du Hezb-e-Islami, l’organisation de Gulbuddin Hekmatyar, et siège au conseil dirigeant entre 1976 et 1979. Il rejoint ensuite Younis Khalis lors de la scission du Hezb-e-Islami en 1979 (HeI-K). L’ébauche du réseau Haqqani naît des premiers combats contre le régime communiste d’Afghanistan. Les combattants de Jalaluddin s’organisent entre 1973 et 1975, avant de mener leur première attaque connue contre des forces gouvernementales dans la province de Paktika. Celle-ci coûte la vie à 12 militaires afghans et consacre l’entrée du réseau Haqqani dans la constellation de groupes combattants émergeant en Afghanistan à cette époque. En 1979, Jalaluddin prend le commandement des opérations militaires du HeI-K dans le sud-est afghan. Il profite alors de l’accroissement de son influence politique, religieuse et militaire pour prendre le contrôle de la tribu Zadran en écartant Mohammad Omar Babrakzai du système traditionnel de gouvernance de ce regroupement clanique. Ce faisant, il s’assure une solide assise territoriale dans la Loya Paktya et est en mesure de prendre militairement le contrôle des villes de Khost et Urgun en 1983, trois ans après l’invasion soviétique d’Afghanistan. Le départ de l’Armée Rouge devient alors le principal objectif stratégique de l’insurrection islamiste. Fort de ses succès et de la puissance de ses unités, Jalaluddin se voit attribuer une part importante des ressources allouées aux moudjahidin par les puissances étrangères qui transitent par les services secrets pakistanais (ISI). Son ancrage tribal et sa connaissance personnelle des zones pachtounes au-delà de la frontière du Pakistan en font un intermédiaire de choix pour l’ISI dans la poursuite de ses propres objectifs en Afghanistan. Tout au long de la décennie 1980, Jalaluddin multiplie les voyages à Islamabad pour rencontrer les autorités de l’ISI. Il est régulièrement salué par les États-Unis pour son efficacité dans la lutte antisoviétique, et obtient également des services secrets saoudiens avec qui il entretient d’excellentes relations, une aide directe du royaume en complément de celle versée par Washington.
Sa renommée lui permet également d’accueillir un nombre croissant de combattants étrangers venus combattre en Afghanistan. Il reçoit ainsi Oussama Ben Laden en 1984 dans son fief pakistanais de Miram Shah, et lui permet, deux ans plus tard, de créer un complexe d’entrainement clandestin dans la province de Paktya. Haqqani devient ainsi le premier et principal point d’ancrage en Afghanistan pour le « Bureau des Services » créé avec Abdullah Azam et élément précurseur de la création d’Al Qaïda en 1988. Le départ des Soviétiques en 1989 renforce ces liens internationaux. Jalaluddin fournit un grand nombre de combattants aux nouveaux théâtres du Jihad, notamment en Bosnie, en Algérie, mais aussi en Azerbaïdjan lors de la première guerre du Haut Karabagh entre 1992 et 1994. La guerre civile en Afghanistan lui permet d’affirmer encore davantage son contrôle sur l’est afghan et de soutenir le développement d’Al Qaïda dans la zone frontalière du Pakistan.
La croissance du mouvement des Taliban, créé et mené par le mollah Omar au tout début des années 1990 sur une rhétorique hostile aux commandants moudjahidin du jihad antisoviétique, compromet dans un premier temps les relations de Jalaluddin Haqqani avec l’ISI et les Saoudiens. Islamabad voit dans le mouvement d’Omar une possibilité d’issue favorable au conflit afghan. Aux yeux de l’ISI, les Taliban ont notamment l’avantage d’être bien plus dépendants du soutien pakistanais que ne l’est devenu Jalaluddin, solidement implanté sur son territoire en Afghanistan et indépendamment connecté aux réseaux internationaux. La conquête du pays par les Taliban à partir de 1994 oblige néanmoins Jalaluddin à se positionner vis-à-vis d’eux. La prise de la province de Paktya en 1995 fait basculer définitivement le rapport de force en faveur des combattants de l’Émirat, et Haqqani se rallie au mollah Omar dans la lutte contre les forces de l’Alliance du Nord.
Malgré ce ralliement et la victoire qui a suivi, l’intégration des combattants d’Haqqani aux troupes des Taliban ne s’est pas faite sans heurts. Comme auparavant dans la lutte contre l’armée soviétique, les forces de Jalaluddin issues principalement de la région de Loya Paktya furent utilisées par le mouvement pour renforcer d’autres unités sur les principaux points d’effort du moment. Des combattants du réseau furent donc envoyés à Kaboul et à Kandahar sous les ordres de commandants des Taliban issus, eux, de la région du Grand Kandahar. Les conflictualités historiques entre confédérations claniques du sud et de l’est afghan s’ajoutant aux frustrations personnelles, aux nominations de responsables kandaharis à des postes à responsabilité et à des désaccords doctrinaux plus ou moins profonds, rendirent ces relations souvent complexes et engendrèrent des affrontements ponctuels. Jalaluddin fut néanmoins nommé ministre des affaires tribales et frontalières dans le gouvernement de l’Émirat. Ces dissensions et l’impossible fusion des chaines de commandement ont entériné l’autonomie relative du réseau Haqqani dans son sanctuaire de l’est afghan, ainsi que l’existence d’une shura (conseil) distincte à Miram Shah dans les zones tribales pakistanaises. Virtuellement rattachée à la shura de Quetta, celle-ci est concrètement autonome dans la conduite des opérations du réseau.
L’invasion de l’Afghanistan par les forces américaines en 2001 s’est concentrée en premier lieu sur le cœur des Taliban, d’abord à Kaboul, puis à Kandahar. Structurellement transfrontalier par son histoire et ses liens personnels dans les zones tribales pakistanaises, le réseau Haqqani eut davantage de facilité à se replier au-delà de la ligne Durand. Ce fut également pour Jalaluddin l’occasion de retrouver un soutien plus personnel de l’ISI, contraint de jouer double jeu pour sauvegarder sa relation avec les États-Unis tout en gardant la mainmise sur les affaires afghanes. Les sollicitations adressées à Jalaluddin par des responsables américains et pakistanais de livrer les responsables d’Al Qaïda dont il assurait la protection restèrent toutefois lettres mortes. Fidèle à sa lutte originelle pour la libération de l’Afghanistan de toute présence étrangère, le réseau Haqqani reprit progressivement la lutte en ciblant les unités de la coalition et l’embryon de République islamique d’Afghanistan que celle-ci tentait de mettre sur pieds.
Vieillissant, Jalaluddin initia son retrait progressif du commandement du réseau au profit de son fils, Sirajuddin. Ayant passé toute son enfance à Miram Shah et d’origine arabe par sa mère, Sirajuddin renforce sensiblement les liens du réseau Haqqani avec les organisations internationales du Jihad, et en particulier Al Qaïda. Intégré aux réseaux d’influence pakistanais, saoudiens et émiratis, il a une perception plus large du conflit afghan et serait moins intéressé par la dimension nationaliste prônée par les dirigeants de l’Émirat que par celle d’un Jihad millénariste issu des idéologies salafistes et jihadistes des réseaux Al Qaïda.
Nous détaillerons dans la seconde partie de cet article les nouvelles impulsions données au réseau Haqqani par Sirajuddin et leurs conséquences sur la structure et les politiques du gouvernement de l’Émirat islamique.
Lire la partie 2
Sources et sitographie :
Center for International Security and Cooperation (CISAC), “Haqqani Network”, Stanford University, dernière mise à jour 2018, consultée en novembre 2021. (https://cisac.fsi.stanford.edu/mappingmilitants/profiles/haqqani-network)
National Counterterrorism Center (NCTC), "Haqqani Network », consultée novembre 2021 (https://www.dni.gov/nctc/groups/haqqani_network.html)
DRESSLER Jeffrey A., “The Haqqani Network from Pakistan to Afghanistan”, ISW, octobre 2010 (https://www.understandingwar.org/sites/default/files/Haqqani_Network_0.pdf)
United Nations Security Council, “JALALUDDIN HAQQANI TAi.040”, (https://www.un.org/securitycouncil/sanctions/1988/materials/summaries/individual/jalaluddin-haqqani)
Gabriel Romanche
Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.
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