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Afghanistan : le poids du réseau Haqqani (2/2)

Par Gabriel Romanche
Publié le 02/12/2021 • modifié le 02/12/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Taliban commander Jalaluddin Haqqani shows 22 August two clusters and the fuse of a US cruise missile that hit Zhavar camp in Khost, Afghanistan on 20 August. An uneasy calm settled on the war-torn Afghan capital of Kabul as streets were jammed with busy shoppers most of whom voiced anger against Washington for the missile strikes.

SYED HAIDER SHAH / AFP

Incarnation de ce dynamisme et des innovations opérationnelles mises en œuvre par le réseau Haqqani, Sirajuddin Haqqani, actuel ministre de l’Intérieur du nouvel Émirat, s’est imposé comme étant l’un des personnages clés du mouvement taliban. Bénéficiant du réseau de sa famille maternelle et de sa maitrise de la langue arabe, il a entretenu très jeune des liens avec les combattants arabes, notamment liés à Al Qaïda, dans le fief du réseau à Miram Shah. Porté à la tête du réseau par son père entre 2001 et 2003, il prend officiellement en 2004 la responsabilité des opérations militaires menées dans la zone de responsabilité du réseau, autour de la Loya Paktya. La shura de Quetta, organe dirigeant du mouvement des Taliban, lui laisse alors toute latitude pour mener le conflit comme il l’entend dans cette région. Sirajuddin relance alors le conflit sur deux fronts, le contrôle des zones rurales, et des campagnes de terreur dans les centres urbains du pays.

2003 : retour à l’insurrection

Toujours présent en nombre et disposant d’un matériel résiduel non négligeable sur le territoire afghan, le réseau Haqqani fut l’un des noyaux de la remontée en puissance de l’insurrection menée par les Taliban à compter de 2003. Nourri par les nouvelles orientations insufflées par Sirajuddin, le réseau développe de nouveaux modes d’action au contact de combattants d’Al Qaïda qui continuent à interagir continuellement avec Haqqani. C’est ainsi à ces combattants que l’on doit le perfectionnement des engins explosifs improvisés (IED) qui deviennent rapidement la principale menace pesant sur la coalition internationale, ou les attentats suicides, notamment contre des cibles civiles. Moins intéressé par le soutien de la population, y compris dans son propre fief de la Loya Paktya, Sirajuddin mise avant tout sur une victoire militaire et durcit sensiblement les méthodes de l’organisation. Toujours officiellement partie intégrante des Taliban, le réseau évolue pourtant en autonomie quasi-complète dans sa zone d’activité, et les décisions prises par la shura de Miram Shah ne sont pas nécessairement validées en amont par le mollah Omar ou ses successeurs.

Gagnant progressivement en compétences techniques et en autonomie, le réseau Haqqani devient sous l’égide de Sirajuddin le principal commanditaire et organisateur d’attaques dans les centres urbains. Éduqués par Al Qaïda à l’action clandestine et aux méthodes d’infiltration nécessaire à ce type d’action, le réseau Haqqani s’est démarqué du reste de l’insurrection par sa capacité à mener des attaques complexes dans des environnements hostiles. L’attaque du 13 septembre 2011 contre l’ambassade américaine et le quartier général de l’OTAN à Kaboul illustre cette dynamique. On y voit un commando de quelques hommes armés d’armements légers et d’explosifs mener une action directe contre des sites ultra sécurisés. Ce type d’action vise à obtenir un impact psychologique majeur sur les forces internationales et sur la population afghane davantage qu’un effet militaire immédiat. Le réseau Haqqani est ainsi tenu responsable de certaines des attaques les plus complexes et les plus meurtrières du conflit afghan. Ces méthodes terroristes relativement récentes dans le conflit afghan culminent quelques années plus tard dans des explosions massives causant des pertes nombreuses parmi la population. L’attaque du 31 mai 2017 à Kaboul dans le quartier diplomatique de la ville entraine ainsi la mort de 150 personnes et en blesse 463 autres tout en infligeant des dégâts structurels à plusieurs bâtiments diplomatiques, dont l’ambassade de France.

En 2010, Sirajuddin rend public son manuel de terrain à destination des combattants Taliban et au-delà. Intitulé « Military Lessons for the Benefit of the Mujahedeen », ce manuel est directement tiré de l’expérience militaire du réseau Haqqani, mais aussi de l’influence des stratèges d’Al Qaïda. Il se place en rupture avec les méthodes traditionnelles des Taliban, notamment en ce qui concerne le recours au terrorisme contre des cibles civiles, la pratique controversée des décapitations publiques, l’usage de l’attentat suicide ou encore l’infiltration et la dissimulation de combattants dans les villes et les institutions de l’ennemi. Ce dernier point est particulièrement significatif et explique en partie le succès de la stratégie d’ensemble des Taliban au cours de l’été 2021. Durant des années, le réseau Haqqani a piloté l’infiltration et le maintien dans les institutions afghanes de militants et combattants dévoués à l’insurrection. Ce faisant, il a rendu possible l’organisation d’attaques de grande ampleur, mais aussi la sauvegarde de ses unités, et surtout la désorganisation ou le détournement des structures politiques et militaires de protection des villes et des sites sensibles. Le retrait américain consommé, un nombre important de ces agents se sont ainsi dévoilés et ont facilité l’arrivée au pouvoir de l’Émirat. Si cette infiltration profonde de toutes les strates de la société afghane et des institutions n’est pas une surprise, elle est néanmoins à mettre au crédit de Sirajuddin Haqqani. L’importation de la lutte clandestine à un niveau jusque-là jamais atteint en Afghanistan a très largement contribué à la chute rapide de la République d’Afghanistan. Cette relative autonomie et ces liens privilégiés avec le djihad international ont cependant également contribué au développement tout aussi rapide en Afghanistan de l’actuelle menace principale qui pèse sur le régime des Taliban : l’État Islamique au Khorasan.

2014-2015 : l’attrait de l’État islamique

On l’a vu dans de précédentes publications, l’État islamique en Afghanistan est né avant tout de scissions et de défections internes au sein des groupes combattants déjà présents en Afghanistan et au Pakistan. L’idéologie totalisante, l’attrait d’une communication moderne et surtout l’intransigeance absolue à l’égard de l’Occident et de ses alliés locaux a séduit une part importante de l’insurrection dans les semaines qui ont suivi la proclamation du califat par Abu Bakr al-Baghdadi. Comme au Moyen-Orient ou au Sahel, des divisions doctrinales se sont muées en affrontements ouverts entre partisans d’Al Qaïda et de la branche historique des Taliban sur fond de querelles anciennes sur l’ordre de préséance de la lutte nationaliste et du djihad mondial. Le réseau Haqqani, l’une des principales interfaces entre les Taliban et Al Qaïda en Afghanistan et au Pakistan n’a pas échappé à cette tendance. L’implantation de l’État islamique au Khorasan dans les provinces de l’est du pays, et les modes d’action employés par le groupe au sein des villes afghanes soulignent cette perméabilité. Il serait bien sûr très largement exagéré de parler de liens directs entre les deux organisations, Sirajuddin étant resté très lié à la direction centrale d’Al Qaïda d’une part, et au commandement des Taliban d’autre part. Toutefois il est probable que des coopérations ponctuelles sur des intérêts communs aient pu exister dans un premier temps.

La rapidité et l’efficacité avec laquelle l’État islamique au Khorasan a été en mesure de frapper le cœur même de Kaboul ou de Djalalabad implique une infiltration ancienne de moyens humains et matériels susceptibles de mener ce type d’opération. Les méthodes et filières logistiques du réseau Haqqani semblent ainsi avoir été partiellement employées par Daech pour mener ses attaques les plus sanglantes contre la capitale afghane.

Ascension politique au sein de l’Émirat

À la mort du mollah Omar en 2013, son successeur le mollah Akhtar Mohammad Mansour assure la gouvernance du mouvement de façon officieuse jusqu’en 2015. L’annonce officielle de la mort d’Omar, gardée secrète pendant plus de deux ans, génère des dissensions internes au sein du mouvement et renforce les critiques faites aux orientations politiques soutenues par Mansour, notamment son ouverture aux négociations en vue d’une issue politique au conflit afghan. Sirajuddin Haqqani est alors l’un des deux adjoints du mollah Mansour et soutient une politique nettement plus belliciste et idéologique à l’égard des Occidentaux ou du gouvernement afghan. Lorsque Mansour est lui-même abattu par un drone américain en mai 2016, sa succession est assurée par son autre adjoint, le mollah Haibatullah Akhunzada, actuel Émir des croyants, qui reconduit Sirajuddin dans ses fonctions d’adjoint et de commandant militaire du mouvement, et nomme le mollah Yaqub, fils d’Omar, comme second adjoint. Le choix de ces deux adjoints souligne d’une part le besoin de consensus quant à la double stratégie de poursuite des opérations militaires, et l’ouverture aux négociations pour le départ des forces occidentales, et d’autre part l’importance pour le mollah Akhunzada, fort de sa propre légitimité d’érudit religieux, de s’assurer l’adhésion des deux grandes confédérations pachtounes qui composent principalement le mouvement.

Les divergences de vues entre Jalaluddin Haqqani et le mollah Omar, leurs ancrages tribaux et territoriaux distincts et les difficultés rencontrées dans la fusion des Taliban et du réseau Haqqani avaient limité l’influence de Jalaluddin sur le premier gouvernement de l’Émirat islamique. En charge de la question des réfugiés et des frontières, Jalaluddin était directement renvoyé à ses liens avec le Pakistan et ses services secrets. L’ouverture de Sirajuddin à une logique plus internationale, mais surtout l’efficacité de ses méthodes sur le plan militaire, malgré les controverses, l’ont ainsi propulsé en quelques années au bras droit de l’Émir. Sa récente nomination au poste de ministre de l’Intérieur, et la présence dans le gouvernement de plusieurs autres membres éminents de la famille Haqqani, notamment son oncle Khalil au poste même qu’avait occupé Jalaluddin en son temps, consacrent cette ascension. L’entourage immédiat du mollah Omar était composé presque exclusivement de pachtouns issus du « Grand Kandahar ». L’apparition dans le cabinet actuel d’une proportion significative de pachtouns de l’est afghan, appartenant à une toute autre confédération tribale, illustre la part majeure prise par le réseau Haqqani dans l’insurrection au cours des vingt dernières années.

Le poste occupé par Sirajuddin est d’autant plus significatif qu’il consacre indirectement le réseau comme appareil sécuritaire du nouvel État afghan. De force d’insurrection clandestine, les hommes d’Haqqani sont aujourd’hui aux commandes des unités les plus opérationnelles et les mieux formées des forces talibanes. Dès lors, elles sont en pointe dans la lutte contre l’État islamique au Khorasan et contre les éventuelles poches de résistance qui subsisteraient dans le pays. Elles sont aussi les seules unités des Taliban capables d’évoluer de façon efficace dans les villes afghanes, de mener des actions de type commando comme on en voit régulièrement ces dernières semaines contre des cellules de l’État islamique, ou encore d’assurer la protection des sites sensibles. La force Badr, particulièrement visible au lendemain de la chute de Kaboul en août 2021 est directement liée au réseau Haqqani et constitue à la fois la vitrine et le fer de lance des forces de sécurité de l’Émirat.

Conclusion

Sirajuddin Haqqani a modernisé le djihad afghan. Fort de l’héritage de son père et de ses liens maternels avec le monde arabe, il a insufflé un dynamisme nouveau à une lutte insurrectionnelle archaïque en peine face aux méthodes employées par la coalition. Il a également renforcé l’intégration des Taliban aux réseaux djihadistes d’Al Qaïda et a fait évoluer sensiblement le positionnement doctrinal des insurgés vers une logique globale. Si les Taliban sont toujours un mouvement nationaliste et orienté avant tout autre but sur la volonté de gouverner l’Afghanistan sans ingérence étrangère, la complexité des liens entretenus par les Taliban avec Al Qaïda et l’importance prise par Haqqani à la tête du mouvement pourraient influencer lourdement les décisions de politique internationale de l’Émirat. Lors d’une récente allocution vidéo portant sur les Nations unies, Ayman al Zawahiri a appelé les Taliban à ne pas chercher la reconnaissance internationale ou une intégration à l’organisation. Comme en 2001, autour des bouddhas de Bamyan, les Taliban sont divisés sur le comportement à adopter à l’égard des puissances étrangères et des institutions internationales. La position du Mollah Omar, un temps favorable à une négociation avec l’UNESCO pour la protection des statues avait été battue en brèche par l’aile dure des Taliban. Cette aile dure est aujourd’hui incarnée par le réseau Haqqani et occupe une place bien plus importante au sein de l’appareil politique des Taliban qu’il y a vingt ans. Formation singulière au sein du mouvement, porteur d’une autonomie réelle quoique minimisée, le réseau est aujourd’hui plus que jamais le bras armé de l’Émirat et bénéficie de l’influence qui découle de cette puissance.

Publié le 02/12/2021


Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.


 


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