Appel aux dons vendredi 29 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2258



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 28 mars 2024
inscription nl


Accueil / Repères historiques / Analyses historiques

Al-Ma’mûn (813-833), entre mécénat et Mihna : les tentatives d’un absolutisme califal

Par Delphine Froment
Publié le 08/09/2016 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

A visitor stands next to a 9th Century terrestrial globe commissioned by Caliph Al-Ma’mun, as he looks at exhibits detailing technological and scientific innovations in the Arab world during the Frankfurt Book Fair 06 October 2004.

JOHN MACDOUGALL / AFP

Un calife arrivé difficilement sur le trône

Bien que fils aîné du calife Hârun al-Rachîd (786-809) – le calife mis en scène à plusieurs reprises dans les contes des Mille et Une Nuits –, al-Ma’mûn fut vite défavorisé par la naissance de son demi-frère, al-Amîn. En effet, al-Ma’mûn était né d’une esclave perse, Marajil, tandis que son jeune frère pouvait se targuer d’une ascendance plus prestigieuse : fils du calife Hârûn al-Rachîd, il était également arrière-petit fils de calife par sa mère, Zubayda, qui était la petite-fille du second calife abbasside, al-Mansûr (754-775) (1).
Cette ascendance donnait au jeune al-Amîn, aux yeux de sa mère et de nombreux partisans, plus de légitimité dans la course à la succession califale. Alors qu’Hârûn al-Rachîd lui préférait al-Ma’mûn comme successeur, Zubayda et ses partisans parviennent à faire désigner al-Amîn comme premier dans l’ordre de la succession califale. Ainsi, en 802, al-Amîn est reconnu comme héritier présomptif.
Néanmoins, au cours d’un pèlerinage à La Mecque, Hârûn al-Rachîd décide d’un arrangement entre les deux frères : il est convenu qu’après la mort de leur père, al-Amîn sera calife et gouvernera sur l’ouest de l’empire abbasside (en Irak et en Syrie), tandis que al-Ma’mûn gouvernera à l’est de l’empire, sur le Khorasan, et résidera à Merv ; al-Amîn doit également désigner al-Ma’mûn comme héritier présomptif.

Cet accord de La Mecque est cependant rapidement rompu après la mort d’Hârûn al-Rachîd en 809 : al-Amîn désigne son fils comme héritier présomptif. Al-Ma’mûn décide alors d’attaquer son frère et l’ouest de l’empire. Les armées de al-Ma’mûn, conduites par le général Tâhir, affrontent les armées de Bagdad. Une première bataille près de Ray met en déroute les troupes du calife al-Amîn, qui se replie à Bagdad et doit faire face à une mutinerie de ses hommes. En 813, al-Amîn est définitivement défait à Bagdad : sa tête est envoyée à al-Ma’mûn à Merv avec les symboles du pouvoir abbasside (le sceptre – qadîb – et le manteau – burda – du prophète Muhammad, ainsi que l’anneau du califat abbasside) ; al-Amîn reçoit comme titre posthume celui de al-Makhlû (« le déchu »).

Arrivé difficilement sur le trône en 813, al-Ma’mûn tente dès lors de s’imposer comme calife, et d’assurer le soutien des populations qu’il gouverne. Son regard se tourne notamment vers le Khorasan, qu’il a gouverné et où il réside encore : pensant que les Perses sont favorables aux Hachémites, al-Ma’mûn obtient le soutien d’Alî ar-Ridhâ, huitième imam chiite duodécimain ; il le désigne comme successeur, et change la couleur du drapeau califal, abandonnant la couleur noire des Abbassides pour la couleur verte des Alides.
Si elle renforce son pouvoir à l’est de l’empire abbasside, cette décision scandalise en Irak, où la population sunnite ne comprend pas ce revirement en faveur des chiites et des Alides. Al-Ma’mûn fait alors face à une forte opposition venue de l’ouest, menée par son oncle, Ibrahîm ibn al-Mahdî, qui déchoit al-Ma’mûn et se proclame calife en 817. Il faut près de deux ans et de nouveaux compromis à al-Ma’mûn pour mater la révolte et réaffirmer son autorité sur tout le territoire abbasside : la symbolique couleur noire est désormais réutilisée pour le drapeau califal.

Au cours de son règne, al-Ma’mûn doit faire face à d’autres mouvements de sédition. Alors qu’il avait désigné le général Tâhir, qui l’avait aidé à monter sur le trône en 813, gouverneur du Khorasan en 821, ce dernier affirme rapidement son indépendance vis-à-vis du pouvoir califal : en 822, il ne fait pas prononcer le nom du calife al-Ma’mûn dans la khutba (2), ce qui est alors perçu comme une forme de dissidence. En représailles, al-Ma’mûn le fait tuer, mais il laisse le fils de Tâhir, Talha, lui succéder, donnant ainsi naissance à la dynastie des Tâhirides (821-873) : c’est la première fois, depuis la conquête arabe de 642, que la Perse connaît un pouvoir indépendant de Bagdad.
En dépit de ces quelques dissidences, al-Ma’mûn participe à l’agrandissement de l’empire abbasside, soumettant l’Afghanistan et les montagnes d’Iran et guerroyant contre l’empire byzantin. C’est d’ailleurs à Tarse, lors d’une campagne en Cilicie que le calife meurt, en 833. Sa dépouille repose depuis dans la mosquée de Tarse.

Mais bien plus que pour ses entreprises guerrières, c’est pour sa politique culturelle que al-Ma’mûn a marqué l’histoire du califat abbasside.

Un règne marqué par l’effervescence scientifique et culturelle

Les biographes du calife le dépeignent comme un homme éduqué, protecteur des savants et passionné par les textes anciens ; on dit même qu’il envoyait régulièrement des émissaires aux souverains byzantins pour rapporter à Bagdad des textes grecs à traduire. Et de fait, Bagdad fut sous son règne un centre actif de la traduction des textes grecs vers l’arabe : en 832, al-Ma’mûn crée à Bagdad la « Maison de la Sagesse » (bayt al-hikma), un centre dédié aux traductions.

Des Éléments du mathématicien grec Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) à l’Almageste de Ptolémée (IIe siècle apr. J.-C.), en passant par les traités médicaux de Galien (IIe siècle apr. J.-C.) et par la philosophie aristotélicienne (IVe siècle av. J.-C.), cette découverte des textes antiques eut ainsi une influence considérable dans la pensée et la science arabe. Les ouvrages de Galien devinrent la base de l’enseignement de la médecine dans l’empire abbasside, la théorie des humeurs étant ainsi largement adoptée dans le monde arabo-persan.

Al-Ma’mûn tourna surtout son mécénat vers l’astronomie et les mathématiques, commanditant des programmes d’observation continue. L’astronomie se révélait en effet utile pour les pratiques religieuses, qu’il s’agisse de fixer les heures de prière ou de déterminer l’orientation de la qibla (3). Une connaissance plus approfondie de l’astronomie permit aussi de rapides progrès dans la navigation et la géographie : des instruments et techniques d’observations d’origine grecque, comme l’astrolabe, le quadrant ou le cadran solaire, connurent dès lors un grand développement ; ce à quoi s’ajoutèrent des mesures expérimentales du degré terrestre, qui eurent lieu dans la plaine mésopotamienne, afin de connaître la longueur d’un degré de latitude pour mieux calculer la circonférence terrestre.
Les mathématiques connurent également un large développement. Sous le règne de al-Ma’mûn, le mathématicien Al-Khwarizmi (mort vers 850) introduit ainsi une méthode indienne de calcul, le système décimal de position avec usage du zéro ; des symboles spéciaux y remplaçaient la numération alphabétique (dans laquelle les chiffres de 1 à 9 étaient notés par des lettres), et l’absence de valeur était signalée par un point ou un petit cercle au lieu d’un espace : naquirent ainsi ce que l’on appelle encore aujourd’hui les « chiffres arabes ».

Autour du calife, les dignitaires de la cour prisaient également les sciences. Par exemple, les frères Banu Musa furent pris en charge, à la mort de leur père qui était un célèbre astronome, par Al-Ma’mûn qui leur fit donner une éducation solide dans le domaine des sciences rationnelles : devenus dès lors riches et influents, les Banu Musa se firent à leur tour mécènes, faisant venir des ouvrages grecs de l’Empire byzantin, commanditant des traductions et soutenant matériellement les savants.

Une politique culturelle et religieuse motivée par un désir d’affirmation du pouvoir califal

Cette politique de mécénat qui caractérise tant le règne de al-Ma’mûn trouve en partie sa source dans la volonté du calife de glorifier son règne, et d’affirmer le pouvoir abbasside face aux ennemis byzantins. Selon une vieille croyance sassanide, la science, d’origine perse, avait été pillée par les Grecs au moment des conquêtes d’Alexandre ; ainsi, al-Ma’mûn, qui, on l’a vu, guerroyait contre les Byzantins, chercha, par cette démarche de réappropriation de la science perse et grecque, à dénigrer le peu d’intérêt de Byzance pour la science, et à s’affirmer comme le légitime et digne détenteur des antiques savoirs sassanides.

Outre cette propagande culturelle, al-Ma’mûn tenta d’affirmer son pouvoir religieux en imposant aux juges et dignitaires religieux le dogme du Coran créé, proche du mutazilisme, doctrine juridico-théologique rationaliste apparue au cours du VIIIe siècle et se constituant progressivement en école au IXe siècle : s’inspirant du rationalisme aristotélicien, le mutazilisme s’articule autour de cinq thèses centrales, la dernière, la hisba (l’obligation d’ordonner le bien et d’interdire le mal), étant très importante aux yeux du pouvoir. Car cette obligation d’ordonner le bien et d’interdire le mal n’est pas seulement une obligation individuelle, elle est aussi collective, et doit être appliquée par toute la communauté, et en premier lieu par le calife : cette dernière thèse était importante aux yeux de al-Ma’mûn, puisque le mutazilisme affirmait dès lors que le calife avait une responsabilité particulière devant Dieu, l’obligation de la hisba justifiant aussi l’intervention du califat dans les affaires religieuses. Dans la dernière année de son règne, en 833, Al Ma’mûn fait ainsi du mutazilisme la doctrine officielle de l’empire. Cette tentative d’imposer une politique religieuse est connue sous le nom de Mihna (« enquête » ou « inquisition ») qui prit la forme d’un tribunal inquisitorial chargé du contrôle de l’orthodoxie religieuse, menant des persécutions contre les adversaires du mutazilisme : le tribunal devait interroger les qadi et oulémas de Bagdad pour savoir ce qu’ils pensaient de la nature du Coran (le Coran est-il créé, suivant la pensée mutazilite, ou incréé ?). Ceux qui répondaient que le Coran était incréé étaient alors destitués de leurs charges, battus, voire emprisonnés.
La Mihna suscita cependant l’opposition des milieux traditionalistes, regroupés notamment autour d’Ibn Hanbal, qui défendait au contraire la position d’un Coran incréé, présent avant même le début des temps, en s’appuyant sur une lecture littéraliste du Coran. Coup fatal, la mort prématurée de al-Ma’mûn, l’année même de la mise en place de la Mihna, voua finalement la tentative à l’échec : le pouvoir se rallia dès lors aux positions du traditionalisme, renonçant dès lors à toute prétention d’interprétation en matière religieuse.

Si son accession au trône et les dissidences auxquelles il est confronté sont en quelque sorte représentatives des nombreuses difficultés qui ont souvent agrémenté les règnes des califes, le règne de al-Ma’mûn apparaît ainsi comme un tournant dans l’histoire du califat abbasside : les vingt années passées à la tête de l’empire abbasside ont suffi au calife d’entreprendre une vaste politique de mécénat pour porter au plus haut niveau la science et le savoir arabe. Cette politique volontariste a des ressorts idéologiques, puisqu’elle vise à mettre en valeur le califat abbasside, apparaissant comme supérieur aux pouvoirs rivaux. Et elle se double de la tentative, moins fructueuse cette fois, de renforcer le pouvoir du calife au détriment des savants (qadis et oulémas) sur le plan religieux. Que cette tentative se soit soldée par un échec n’en fait pas moins un tournant : al-Ma’mûn, ce calife mécène qui œuvra tant pour la diffusion des savoirs entre les empires, resta aussi dans la mémoire sunnite comme un contre-exemple de l’intervention des pouvoirs en matière religieuse ; et le pouvoir religieux des califes ressortit diminué de cette épreuve, au profit de celui des oulémas.

A lire sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :
 Hârûn al-Rashîd, le calife des Mille et une nuits : un âge d’or de l’Empire de l’Islam ? (786-809)
 Histoire, société et justice dans les Mille et Une Nuits Compte-rendu de lecture du chapitre « Les Mille et Une Nuits » d’Aboubakr Chraïbi, in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle
 Jean-Claude Garcin, Pour une relecture historique des Mille et Une Nuits. Essai sur l’édition de Bulâq
 Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique
 Califat et légitimité du pouvoir dans le sunnisme
 Nabil Mouline, Le califat. Histoire politique de l’islam
 État abbasside (750-945) : l’Empire de l’Islam à son apogée ? Première partie
 État abbasside (945-1258) : la reconfiguration du monde musulman. Deuxième partie
 Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809). Première partie
 Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809). Seconde partie

Notes :
(1) Bien qu’étant seulement le deuxième calife abbasside de la dynastie, Al-Mansûr est considéré comme le véritable fondateur de l’empire abbasside.
(2) Sermon délivré lors de la grande prière du vendredi. Il est d’usage de le prononcer au nom du souverain. Il s’agit d’un moment fort d’affirmation de la souveraineté : outre la mention des formules religieuses habituelles, la khutba comprend aussi des bénédictions adressées au souverain. S’il s’agit d’un manifeste avant tout religieux, la khutba est ainsi l’occasion de transmettre des messages à portée politique.
(3) Direction de la Mecque, et donc de la prière.

Bibliographie :
 Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
 Michael Cooperson, Al-Ma’mun, Oxford, Oneworld, 2005.
 Janine et Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 1996.
 Tabarî, La Chronique (L’âge d’or des Abbassides), Paris, Sindbad, 1984.
 Vanessa Van Renterghem, « Al-Ma’mûn, le calife mécène », L’Histoire n°412, juin 2015.

Publié le 08/09/2016


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


Diplomatie

Irak

Histoire