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Alévis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien

Par Allan Kaval
Publié le 08/11/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

TURKEY, Ankara : Thousands of Turkish Alevi Muslims stage a protest to demand equal rights as the Sunni majority and called for peace amid rising tensions with neighboring Syria, in Ankara,on October 7, 2012.

AFP PHOTO/ADEM ALTAN

Majoritairement marqués à gauche sur l’échiquier politique turc, les Alévis ont massivement participé au mouvement de protestation déclenché en juin 2013 autour du parc Gezi à Istanbul. Cependant, depuis début septembre, c’est sur des questions qui les touchent en propre que les Alévis s’opposent au pouvoir.
La construction à Ankara d’un complexe religieux regroupant une mosquée et une cemevi alévie a déclenché une vague de protestation marquée par des épisodes violents dans la capitale et à Istanbul. Au delà de cet événement déclencheur dénoncé comme une tentative d’assimilation forcée par certains responsables du mouvement, c’est contre la politique considérée comme pro-sunnite du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan que les Alévis s’élèvent. Dans un contexte marqué par le conflit syrien, cette nouvelle crise alévie fait craindre à certains le débordement en Turquie du conflit confessionnel protéiforme qui fait rage en Syrie, en Irak et ailleurs dans le monde musulman.

Retour sur une histoire de marginalité : de l’oppression ottomane à l’ambigüité républicaine

Malgré l’absence de statistiques fiables, il est généralement admis que les Alévis forment 10 à 15% de la population turque. Majoritairement turcophone, la population alévie compte une minorité kurdophone dont les convictions religieuses sont pour l’essentiel les mêmes. En revanche, les Alévis dont les foyers de population historiques se trouvent en Anatolie centrale et orientale doivent être distingués des alaouites de Turquie ou Nusayris, arabophones, apparentés aux alaouites de Syrie et établis majoritairement dans le Hatay, l’ancien Sandjak d’Alexandrette, et le sud du pays. Bien que ces deux minorités religieuses soient généralement identifiées d’un point de vue extérieur, elles diffèrent théologiquement et n’ont ni la même histoire, ni la même géographie.

Les Alévis ont la vénération d’Ali en commun avec les chiites duodécimains d’Iran, mais leur pratique a peu à voir avec l’orthodoxie des clercs de Najaf ou de Qom. La religion des Alévis emprunte à diverses voies gnostiques monothéistes ainsi qu’à certaines formes de religiosité anatoliennes et centre-asiatiques antérieures à l’Islam. Il s’agit en fait d’une religion populaire et donc syncrétique, qui s’est développée en milieu rural, loin des centres urbains où dominaient les dogmes de l’Islam lettré. Cette singularité religieuse a valu aux Alévis (qu’on appelait alors Kızılbaş) d’être la cible des massacres multiples dirigés contre eux par les autorités ottomanes, garantes de l’orthodoxie sunnite. Ces persécutions n’étaient pas seulement motivées par leurs « déviances » religieuses mais également par les alliances que leurs chefs avaient pu conclure ponctuellement avec la dynastie safavide chiite qui régnait dans la Perse voisine lors des guerres répétées qui l’ont opposées à la Porte [1].

L’avènement de la République laïque sur les décombres de l’Empire ottoman n’améliorera guère le sort des Alévis. En 1937 et 1938, la région du Dersim dans l’est, majoritairement kurde et alévie, est ainsi le théâtre de massacres à grande échelle perpétrés par l’armée républicaine. Ils feront des dizaines de milliers de morts et encore plus d’exilés en représailles à une rébellion locale. Souvent source de confusion, la laïcité turque ou laiklik ne se traduit pas par la construction d’un Etat religieusement neutre. Il s’agit d’une laïcité de contrôle inséparable d’un discours et d’un dessein politique nationaliste et homogénéisateur. Elle place la religion au service de l’Etat et utilise son ferment identitaire pour faire nation. Dans la Turquie de Mustapha Kemal, être Turc, c’est être musulman sunnite. Toute revendication, toute pratique sortant de ce cadre est considérée comme une menace à l’intégrité de la nation.

Aussi les Alévis n’ont bénéficié sous la République d’aucune reconnaissance statutaire, contrairement aux minorités chrétiennes reconnues Grecs orthodoxes et Arméniens. et à la communauté juive. A l’inverse des mosquées, les cemevis des Alévis n’obtiennent pas de financement public. Les cours de religion, obligatoires à l’école primaire, ne portent que sur l’Islam sunnite, religion nationale. « Ces dernières années, des modules sur l’alévisme ont été introduits mais ils reflètent une vision ‘sunnite’ de l’alévisme » rappelle Elise Massicard [2]. Les Alévis sont considérés par les autorités comme des musulmans sans que leur particularisme soit jamais pris en compte. Des villages alévis se sont ainsi vu affubler par la Direction des affaires religieuses de mosquées qui restent vides et d’imams désœuvrés. A cette marginalisation légale persistante s’ajoute un rejet par une partie de la population sunnite qui culmine épisodiquement en véritables pogromes que les services de sécurité évitent parfois d’interrompre de manière trop zélée. Ce fut notamment le cas à Maraş et Malatya en 1978, à Çorum en 1980 ainsi qu’à Sivas en 1993. Une foule meurtrière avait alors incendié un hôtel où s’étaient réunis de nombreux intellectuels et artistes alévis, tuant une trentaine de personnes [3].

Malgré cela, les Alévis sont réputés attachés à l’idéologie républicaine et à l’héritage de Mustapha Kemal. Il n’est pas rare de trouver des portraits d’Atatürk dans des cemevis et Kemal Kılıçdaroğlu, l’actuel Secrétaire général du Parti républicain du peuple, (Cumhuriyet Halk Partisi ou CHP), nationaliste et kémaliste, est kurde, de confession alévie, et natif du Dersim, alors même que ce parti (alors unique) était au pouvoir lors des meurtres de masse qui ont été commis dans cette région. L’idée d’une adhésion inconditionnelle des Alévis à l’idéologie républicaine doit cependant être nuancée selon Elise Massicard : « Le soutien des Alévis au républicanisme est circonstanciel et s’accentue lorsque les religieux sont au pouvoir ou gagnent en importance. L’Etat républicain est perçu comme le pourvoyeur imparfait mais nécessaire d’une protection face aux initiatives prises par la majorité sunnite. Le rejet exprimé au sein du mouvement alévi à l’égard de l’expression publique de la religiosité est un exemple parmi d’autres des convergences qui peuvent exister avec les tenants du républicanisme.  »

Sous le gouvernement AKP : de l’ouverture libérale à la révolte alévie ?

En 2002, la victoire électorale du Parti de la Justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi ou AKP), islamiste et conservateur, s’est traduit par la remise en cause progressive du républicanisme autoritaire turc. La nouvelle donne politique qui s’est imposée avec l’installation de l’AKP au pouvoir a pu ainsi apparaître dans une certaine mesure comme porteuse d’une possible libéralisation des mœurs politiques. Les années 2000 ont en effet été marquées par une reconnaissance minimale de la diversité religieuse et ethnique du monde anatolien, autrefois taboue, et par un début d’examen des fautes de la République. Déjà actifs sur ce plan dans les années 1990, les Alévis ont pu, dans ce contexte, se manifester en tant que communauté, porteuse de ses aspirations propres et notamment en ravivant la mémoire des massacres du Dersim. Si ces derniers ont été reconnus par le Premier ministre AKP Recep Tayyip Erdoğan et que, fait inédit, des excuses officielles ont été formulées à leur endroit en novembre 2011, les revendications alévies n’ont globalement pas été entendues. Le paradoxe d’un parti de coloration islamiste à forte identité sunnite tâchant pour la première fois de solder les crimes de la république à l’encontre des Alévis ne fut en effet que temporaire et conjoncturel. Au contraire, une fois parvenu à une position de supériorité devenue incontestable, l’AKP a durci son discours et sa pratique du pouvoir, fort de la mainmise qu’exerçaient dorénavant ses structures sur l’appareil d’Etat. Ce tournant autoritaire, qui s’est affirmé progressivement, s’est trouvé accompagné de l’expression d’un discours plus conservateurs sur le plan religieux et s’est traduit par un repli sur une identité exclusivement sunnite.

Le mouvement de protestation lancé à Istanbul en juin 2013 et suivi dans une grande partie du pays a concentré toutes les oppositions à cette inclination autoritaire et conservatrice et a largement intégré les Alévis, que ce soit par l’intermédiaire des partis de gauche où ils sont traditionnellement très présents ou de leurs propres structures communautaires. En effet, les Alévis avaient toutes les raisons de jouer un rôle moteur dans ce mouvement. Réagissant initialement aux projets urbanistiques démesurés voulus par l’AKP pour l’ancienne capitale ottomane, les manifestants de Gezi Park et de Taksim se sont notamment élevés contre la construction d’un troisième pont sur le Bosphore, que les autorités avaient jugé opportun de baptiser du nom de Sultan Yavuz Selim, connu sous le nom de Selim le Terrible en français et célèbre pour les massacres d’Alévis perpétrés sous son règne (1512-1520) et sous ses ordres. Les dates sont également symboliques. Le moment le plus fort des tensions, à la mi-juin, était en effet proche du 20e anniversaire du massacre de Sivas et, facteur aggravant, parmi les six manifestants morts au cours des événements, trois étaient Alévis et les trois autres étaient alaouites (nusayrîs).

Les réactions des autorités turques n’ont guère amélioré la situation. D’après Elise Massicard, « le parti au pouvoir et le Premier ministre ont donné au débat politique une charge confessionnelle ; au moyen d’allusions répétées, il a contribué à renforcer l’image d’un CHP comme parti Alévi et de l’opposition à sa mainmise sur le pouvoir comme un mouvement anti-musulman. » Les Alévis ont également été oubliés par « paquet démocratique » promis de longue date par le gouvernement de M. Erdogan et annoncé fin septembre dans un contexte marqué de manifestations alévies de grande ampleur. Prévoyant quelques mesures cosmétiques en direction des Kurdes et des chrétiens syriaques, cette déclaration, dont la mesure marquante reste l’autorisation du port du voile dans les administrations publiques, semble avoir été préparée à des visées électorales pour conforter la base conservatrice de l’AKP en vue des élections municipales du printemps 2014. En plus de contrarier une communauté globalement opposée à l’expression publique de la religiosité, ces réformes ont ouvertement ignoré les revendications déjà anciennes du mouvement alévi.

La construction d’un complexe religieux regroupant une mosquée et une cemevi dans le quartier majoritairement alévi, populaire et marqué à gauche de Tuzlucayir à Ankara, a aussi contribué à dégrader une situation déjà tendue. Porté par la confrérie de Fethullah Gülen et par des acteurs conservateurs de la communauté alévie décriés par la majorité de leurs coreligionnaires, ce projet a été perçu dans l’atmosphère délétère qui règne depuis les manifestations de juin comme une tentative d’assimilation, alors même que les Alévis réclament une reconnaissance officielle de la part de la République. L’affaire de la mosquée-cemevi a ainsi provoqué deux semaines d’affrontements urbains au cours du mois de septembre tandis que l’assassinat d’un militant alévi dans le quartier de Gulsuyu à Istanbul a encore aggravé l’état de défiance de la communauté à l’égard du pouvoir. En effet, la bande criminelle a qui le meurtre de ce jeune homme de 21 ans, abattu de six balles, est imputé, est considéré par les habitants comme ayant bénéficié des complicités d’une police réputée acquise aux positions conservatrices du gouvernement [4]. Rien ne permet de prouver de telles allégations, mais aux vues du climat malsain qui règne et les spécificités du débat politique turc où les théories du complot font régulièrement florès, les suspicions de la population suffisent à envenimer davantage des relations communautaires déjà altérées.

Du fait de l’absence d’acteurs à la fois laïcs, libéraux et capables de répondre aux aspirations de l’ensemble de la population turque, au-delà des clivages ethniques et religieux qui le traversent, le mouvement démocratique de juin 2013 s’est trouvé privé de réels débouchés politiques. Hétéroclite, regroupant des groupes communautaires ou politiques aux revendications parfois contradictoires, il n’a pu dans un tel contexte se transformer en force politique agissante et semble s’être recentré autour du mouvement alévi. Les morts que le mouvement a à déplorer, l’attitude des autorités à son égard, les discours qui le visent et contribuent par-là même à en unifier les différents courants dans un environnement hostile précipitent une tendance à la confessionnalisation du rapport de force entre le gouvernement et ses opposants. La création récente du HDP, qui regroupe plusieurs formations de gauche censées capter le vote alévi sous le patronage du BDP (parti pro-kurde proche du PKK) lors des prochaines élections municipales, doit être compris dans ce contexte. Cela passe notamment par une identification des Alévis aux Alaouites arabophones (Nusayris) de la région du Hatay par le Premier ministre lui-même. Cette assimilation de deux communautés, que beaucoup de traits distinguent, correspond aux conceptions communes de la majorité des sunnites à leur égard. Dans le climat actuel, elle ne peut qu’être intériorisée par ces deux groupes sur la défensive.

Les évolutions en cours sont d’autant plus inquiétantes que l’assimilation des Alévis aux Alaouites conduit spontanément à l’association de l’ensemble formé par ces deux communautés au régime de Bachar al-Assad, dominé par les Alaouites de Syrie et auquel Ankara s’oppose depuis le début de la guerre civile. Jouant dangereusement sur cette ambigüité, le Premier ministre turc a pu taxer le régime syrien de régime « alévi ». Recep Tayyip Erdogan a encore aggravé le poids de ces déclarations en condamnant la mort de « 52 citoyens sunnites » suite à l’attentat de Reyhanlı survenu le 11 mai 2013 et imputé à un groupe d’extrême gauche à forte coloration alévie suspect d’avoir été instrumentalisé par Damas. Plus tard, le maire AKP d’Ankara, Melih Gokcek, connu pour ses positions extrémistes a accentué le trait, allant jusqu’à accuser les manifestants opposés à la construction de la mosquée-cemevi de Tuzlucayir d’être les « soldats d’Assad [5] ». Le spectre de la guerre civile syrienne plane donc périlleusement sur la situation intérieure turque. Si elle ne constitue pas le seul élément à entrer en ligne de compte [6], la défiance croissante des Alévis pourrait prendre une importance croissante à cet égard. Partout dans le monde musulman, les antagonismes confessionnels sont affermis, structurés voire systématisés par le conflit syrien. De ce point de vue, le soutien accordé par Ankara à des groupes djihadistes qui tiennent les Alévis et les autres traditions hétérodoxes de l’Islam en horreur est un facteur aggravant.

La situation de la Turquie n’est évidemment pas comparable à celle du Yémen, de Bahreïn ou de l’Irak et comme le rappelle Elise Massicard, le mouvement alévi reste profondément attaché à son esprit démocratique et à l’intégrité de la Turquie. Cependant, il n’est pas exclu que certains groupes marginaux, manipulés ou non par le régime de Damas, puissent prendre la voie d’une action radicale. La jonction éventuelle entre les franges les plus radicales du mouvement alévi et certains groupes composés d’alaouites de Turquie comme le Front populaire pour la libération du Sandjak d’Alexandrette [7], qui aurait déjà recruté dans la province turque du Hatay et combat présentement du côté du régime en Syrie, laisse en effet craindre le pire.

Publié le 08/11/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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