Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité
« L’usage croissant de la climatisation aggrave le réchauffement climatique » [1], « Vague de chaleur : la climatisation, cette fausse bonne idée » [2], « L’air conditionné est agréable pour vous, mais ses effets sont dévastateurs pour le climat » [3]… Alors que les températures augmentent et que les ventes de climatiseurs croissent significativement à travers le monde, les médias, généralistes comme spécialisés, sont nombreux à rappeler combien les climatiseurs électriques contribuent notablement au réchauffement climatique et apparaissent, à bien des égards, contre-productifs.
Concomitamment à l’accroissement des températures, l’usage des climatiseurs ne fait pourtant que se généraliser ; si l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estimait que les ventes devraient tripler d’ici 2050 [4], certains revendeurs comme le britannique Sainsbury annonçaient en juillet 2022 que ses ventes avaient cru de 2420% en une semaine au Royaume-Uni [5]. Le cercle vicieux semble évident : plus les températures augmentent, plus les climatiseurs se multiplient et plus ces derniers empirent le réchauffement climatique, intensifiant par là même la hausse des températures et, à nouveau, les besoins en climatiseurs. Dès lors, des solutions alternatives existent-elles pour rafraîchir l’air en intérieur sans accroître le réchauffement climatique ?
Une partie de la solution se trouve dans les régions du monde où, pour des raisons historiques, géographiques et climatiques, les populations ont dû apprendre depuis des siècles à vivre et prospérer malgré des températures très élevées : le Moyen-Orient apparaît à cet égard particulièrement riche en enseignements, notamment dans le domaine architectural et urbanistique. Si les dispositifs architecturaux sont nombreux en la matière, qu’il s’agisse des moucharabiehs [6], des qa’ahs [7] ou encore des yakhchals [8], cet article entend s’intéresser plus particulièrement aux « capteurs de vent » en raison de leur efficacité notable et de leur (re)mise en place aisée dans le monde architectural contemporain.
En effet, en fonction de plusieurs facteurs climatologiques et géographiques, les capteurs de vent permettent de diminuer les températures intérieures jusqu’à 16 degrés celsius [9], ce qui aurait permis par exemple aux Espagnols, confrontés à des pics caniculaires historiques allant jusqu’à 43°C durant l’été 2022 [10], de diminuer la température de leurs intérieurs jusqu’à 27°C, seuil maximal de température autorisé pour un poste de bureau par la législation espagnole entre autres choses [11].
Le présent article entend ainsi exposer les techniques naturelles de climatisation développées au fil des siècles par les populations moyen-orientales, notamment les capteurs de vent (première partie) et l’utilisation qui en est faite, ou pourrait en être faite, aujourd’hui (deuxième partie).
De nombreux éléments architecturaux contribuent à rafraîchir les espaces intérieurs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, à l’instar des cours intérieures, de certains types d’ouvertures dans les murs des habitations et, surtout, des capteurs de vent. Ce système géothermique passif, c’est-à-dire qui ne consomme aucune énergie, repose sur un processus relativement simple mais ingénieux : il s’agit le plus souvent d’une tour, conçue pour capter l’air circulant en hauteur, au sommet des habitations, en faisant face aux vents dominants ; pendant la nuit, les murs de la tour absorbent la chaleur de l’air contenu dans la tour et l’air froid, plus dense, descend à l’intérieur du bâtiment, le rafraîchissant ainsi très notablement. Bien souvent, des points d’eau placés à la base de la tour permettent d’accroître encore la sensation de fraîcheur délivrée par les vents.
Les capteurs de vent permettent ainsi de décroître notablement la température de l’intérieur d’un bâtiment par une action naturelle, sans un quelconque effort humain sinon celui de leur construction, et rendent vivables des territoires pourtant relativement hostiles à l’activité humaine : ainsi la ville de Yazd, pourtant située au cœur du plateau central iranien, a-t-elle prospéré durant des siècles grâce à son utilisation intensive et ingénieuse des qanats, ces canaux de captation d’eau souterraine [12], des yakhchals ou encore des bâdgirs, dont la ville en est la plus dotée au monde [13].
Les capteurs de vent sont apparus au Moyen-Orient et dans le sous-continent indien très tôt dans l’Histoire, sans qu’aucune date précise n’ait pu être arrêtée ; si les plus anciens capteurs de vent encore existants aujourd’hui seraient persans [14], le concept même des capteurs de vent remonterait au moins aux premières dynasties pharaoniques, notamment la XVIIIème dynastie de Tal Al-Amarna et la XIXème de Ramsès [15]. Des fresques retrouvées sur la tombe du scribe Neb-Amon par exemple (XVIIIème dynastie, 1 300 avant Jésus-Christ) montrent en effet un attrape-vent doté de deux ouvertures, l’une tournée vers le vent pour capter l’air frais et l’autre sous le vent afin d’évacuer l’air chaud par aspiration [16].
Quelle qu’ait pu être leur origine géographique ou civilisationnelle exacte, les capteurs de vent se sont diffusés à travers l’essentiel du Moyen-Orient au fil des siècles ; deux grands types de capteurs, avec leurs caractéristiques propres, sont aujourd’hui présents à travers la région : les plus courants sont les dispositif unidirectionnels, souvent connus sous le nom arabe de malqaf en raison de leur large diffusion en Egypte, et les multidirectionnels (en persan « bâdgir »), qui se trouvent pour une large part en actuel Iran et dans la zone d’influence persane, à l’instar du sous-continent indien [17]. De nombreuses variantes, marginales toutefois, se trouvent en Irak et dans le golfe Persique par exemple avec les « barjeels », au Pakistan avec les « munghs » ou « Hawa-dani », ou encore en Syrie avec les « batings » [18].
Historiquement, dans les premières maisons arabo-islamiques, la cour représentait un espace intermédiaire entre l’entrée et la zone réservée aux invités. Les rencontres avec les visiteurs masculins « ordinaires » avaient toujours lieu dans le takhtabush [19], une pièce dont un côté s’ouvrait sur la cour ; les visiteurs masculins importants, quant à eux, pénétraient dans une autre grande salle de réception dotée d’un espace central élevé flanqué de deux espaces situés à un niveau légèrement supérieur. À l’époque mamelouke, au XIIe siècle, l’organisation de la maison évoluera et fera de la qa’ah la salle de réception principale de la maison ; celle-ci se composait notamment de la dorqa’ah [20], une partie centrale de la qa’ah avec un haut plafond couvert par une lanterne en bois ; cette lanterne était munie d’ouvertures pour permettre à l’air chaud de s’échapper et pouvaient être construite de différente manière (carrée, octogonale, etc.). Cette lanterne était également plate sur le dessus, afin d’aider la couche d’air supérieure à se réchauffer par exposition au soleil et de délivrer donc, par la suite, davantage d’air froid [21].
Plus tard, un nouveau système de ventilation sera inventé pour garantir le confort thermique à l’intérieur de la qa’ah : il s’agira du malqaf, un puits s’élevant au-dessus du bâtiment avec une ouverture face au vent dominant et construit sur la qa’ah nord ; il emprisonne l’air frais et le canalise vers l’intérieur du bâtiment [22]. La taille d’un malqaf est déterminée par la température de l’air extérieur : si la température de l’air est élevée, une taille plus petite est nécessaire et si elle est basse, une taille plus grande s’avérera préférable. Si la climatisation a remplacé sans conteste les capteurs de vent, de nombreux malqafs restent encore visibles en Égypte [23].
Pour augmenter l’humidité de l’air provenant du malqaf, une fontaine d’eau, le salsabil [24], pouvait être installée au pied du dispositif afin de rafraîchir davantage encore l’air en descendant. Certaines demeures arabes combinaient l’intégralité des techniques de rafraîchissement de l’air, qu’il s’agisse du malqaf, de la lanterne ou du salsabil ; la maison cairote de l’esclave affranchi Muhib Ad-Din Ash-Shaf’i Al-Muwaqqi, construite aux alentours de 1 350, figure, à cet égard, comme une illustration encore vivante de ces techniques [25].
L’autre type de capteurs de vent répandu au Moyen-Orient, notamment dans sa portion iranienne et du Golfe, est celui du bâdgir. Il s’agit d’un attrape-vent multidirectionnel doté de quatre ouvertures dans sa partie supérieure visant à capter les brises provenant de toutes les directions ; la circulation de l’air provenant du bâdgir peut être ajustée en ouvrant ou en fermant un ou plusieurs panneaux. Le bâdgir est divisé par deux cloisons placées en diagonale l’une sur l’autre le long de son fût ; s’il peut prendre de nombreuses formes, la version carrée reste la plus répandue et influencera les capteurs de vent des pays de la sphère d’influence persane, tels que le Pakistan et l’Afghanistan, qui fabriqueront eux aussi des capteurs de vent de forme carrée [26].
Dans l’architecture traditionnelle persane, de petits bâdgirs verront le jour sous la forme des « shish-khans », plus particulièrement répandus à Qazvin et dans d’autres villes septentrionales iraniennes [27]. De par leur petite taille, ces dispositifs agiront davantage comme des ventilateurs que comme des régulateurs de températures [28].
Les bâdgirs peuvent également être utilisés pour refroidir les réservoirs d’eau souterrains, les yakhchals, les caravansérails ou encore les salles de prière des mosquées, dont les tours de captation du vent se confondent parfois avec les minarets ; de fait, outre son rôle de dispositif de ventilation, le bâdgir figure comme un élément décoratif notable de l’architecture iranienne [29]. De nombreuses villes, telles que Yazd, en sont encore fortement dotées ; les caractéristiques urbaines, géographiques et climatiques de chaque ville, couplées aux matériaux de construction locaux de prédilection (la brique de terre dans le cas des maisons traditionnelles de la ville de Yazd par exemple) feront des bâdgirs de véritables facteurs identitaires propres à chaque espace urbain iranien. La ville de Yazd a d’ailleurs été inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 2017 pour ses bâdgirs, entre autres choses [30].
Lire la partie 2
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[1] https://www.france24.com/fr/20190625-monde-planete-clim-climatisation-climat-rechauffement-inde-alternative
[4] https://www.economist.com/graphic-detail/2021/08/10/demand-for-air-conditioning-is-set-to-surge-by-2050
[6] Les moucharabiehs sont des ouvertures conçues à la fois comme des fenêtres jalousie mais aussi comme des dispositifs de ventilation naturelle de la pièce.
[7] Salle de réception ingénieusement - et naturellement - climatisée dont les détails seront exposés plus loin dans l’article.
[8] Large bâtiment particulièrement répandu en actuel Iran agissant comme un réfrigérateur et permettant de stocker de la glace même pendant l’été.
[9] TOLBA, M. M. Wind Towers" Wind Catchers" A Perfect Example of Sustainable Architecture in Egypt. International Journal of Current Engineering and Technology, 2014, vol. 4, no 1, p. 430-437 ou encore https://www.bbc.com/future/article/20210810-the-ancient-persian-way-to-keep-cool
[10] https://www.leparisien.fr/meteo/jusqua-43-degres-une-vague-de-chaleur-anormale-asphyxie-lespagne-avant-darriver-en-france-13-06-2022-VPE5QZYBRZFZFIPXDJE4LPZSHI.php
[12] ENGLISH, P. Qanats and lifeworlds in Iranian plateau villages. Transformation of Middle Eastern Natural Environment, Bulletin Series, 1998, vol. 103.
[13] A’ZAMI, Ahadollah. Badgir in traditional Iranian architecture. In : International Conference “Passive and Low Energy Cooling for the Built Environment”, Santorini, Greece. 2005. p. 1021-1026.
[14] BRANCH, Center Tehran. Ancient Iran, the origin land of wind catcher in the world. Research Journal of Environmental and Earth Sciences, 2013, vol. 5, no 8, p. 433-439.
[15] SOELBERG, Chris et RICH, Julie. Sustainable Construction Methods Using Ancient BAD GIR (Wind Catcher) Technology. In : Construction Research Congress 2014 : Construction in a Global Network. 2014. p. 1576-1585.
[16] KARASU, Arda. Building energy efficiency with climate envelopes. Contemporary Trends in the Regenerative and Sustainable Built Environment : Technical and Managerial Aspects, 2015, vol. 115.
[18] JOMEHZADEH, Fatemeh, NEJAT, Payam, CALAUTIT, John Kaiser, et al. A review on windcatcher for passive cooling and natural ventilation in buildings, Part 1 : Indoor air quality and thermal comfort assessment. Renewable and Sustainable Energy Reviews, 2017, vol. 70, p. 736-756.
[19] MOHAMED, Mady Ahmed. The mastery of the Takhtabush as a paradigm traditional design element in the hot zone climate. EQA-International Journal of Environmental Quality, 2018, vol. 28, p. 1-11.
[20] EL-SHORBAGY, Abdel-moniem. Design with nature : windcatcher as a paradigm of natural ventilation device in buildings. International Journal of Civil & Environmental Engineering IJCEE-IJENS, 2010, vol. 10, no 03, p. 26-31.
[21] Ibid.
[22] FATHY, HASSAN et ABD-EL-RAHMAN, AHMED SULTAN. The Malqaf : a traditional cooling and ventilation system. Sunworld, 1985, vol. 9, no 2, p. 48-62.
[23] SAKHRI, Nasreddine, MENNI, Younes, AMEUR, Houari, et al. Investigation of the natural ventilation of wind catchers with different geometries in arid region houses. Journal of Mechanical Engineering and Sciences, 2020, vol. 14, no 3, p. 7109-7124.
[24] Le terme de « salsabil » provient du nom propre d’une source d’eau du paradis cité dans le Coran au verset 18 de la sourate 76 : « puisé là-dedans à une source qui s’appelle Salsabil ».
[25] PICONE, Adelina. La casa araba d’Egitto : costruire con il clima dal vernacolo ai maestri contemporanei. Editoriale Jaca Book, 2009.
[26] MAHYARI, Ali. The wind catcher : a passive cooling device for hot arid climate. 1996.
[27] https://www.tasnimnews.com/en/news/2017/07/19/1465736/wind-catcher-a-traditional-device-to-create-ventilation
[28] Ibid.
[29] A’ZAMI, Ahadollah. Bâdgir in traditional Iranian architecture. In : International Conference “Passive and Low Energy Cooling for the Built Environment”, Santorini, Greece. 2005. p. 1021-1026.
Autres articles sur le même sujet
Le majestueux lac d’Orumieh, niché au cœur de l’Azerbaïdjan iranien offre aujourd’hui, aux yeux des rares voyageurs, un spectacle unique. Des cristaux de sel, dont la couleur rouge indique la présence de bactéries, s’étendent à perte de vue et remplacent peu à peu l’eau du lac. Le pont qui relie les deux (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Société •
20/08/2018 • 5 min
,
dans
A l’ombre de l’expansion de la Russie en Afrique, à travers notamment la médiatique société Wagner, ou encore de celle de la Chine, active depuis longtemps dans la région comme au Moyen-Orient, la République islamique d’Iran est à la manœuvre sur le continent africain depuis plusieurs années et, plus (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Diplomatie •
26/06/2024 • 7 min
,
dans
Lire la partie 1 IV. Une politique étrangère tournée vers la Russie et la Chine
La politique étrangère iranienne sous la présidence d’Ebrahim Raïssi s’est caractérisée par un éloignement davantage marqué avec l’Europe et les Etats-Unis. En effet, les négociations visant à relancer l’accord de Vienne sur le (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Diplomatie •
31/05/2024 • 5 min
,
dans
La mort du président iranien Ebrahim Raïssi le 19 mai 2024 alors qu’il revenait en hélicoptère d’un déplacement à la frontière irano-azerbaïdjanaise a particulièrement marqué les esprits ; non seulement car le décès d’un chef d’Etat reste rare et jamais anodin, mais aussi parce qu’il s’est inscrit dans le (...)
par Analyses de l’actualité,
Économie, Politique, Diplomatie •
31/05/2024 • 5 min
,
dans
Poursuivre votre lecture
Diplomatie
Iran
Économie
« L’axe du mal » : l’expression de l’ancien président américain Georges Bush pour désigner l’alliance, selon lui, de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord contre Washington avait fait date . Aujourd’hui, des experts américains en sécurité internationale parlent d’un « axe du bouleversement » , voire d’un (...)
par Analyses de l’actualité,
Diplomatie •
11/10/2024 • 10 min
,
dans
Vendredi 27 septembre, Israël lance une série de frappes massives sans précédent (plus de 80 projectiles), sur un quartier général militaire du (...)
par Entretiens,
Zones de guerre •
02/10/2024 • 15 min
,
dans
03/02/2023 • 8 min
20/08/2018 • 0 min
20/01/2012 • 4 min
29/08/2011 • 5 min