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Ankara, capitale des Gaules ? Retour sur l’épopée méconnue des Galates en Anatolie (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 20/01/2022 • modifié le 20/01/2022 • Durée de lecture : 9 minutes

Lire la partie 1

1. La Galatie sous domination romaine

C’est dans ce contexte que s’inscrit la « guerre galatienne » : en -189, après avoir vaincu le royaume séleucide d’Antiochos III lors de la guerre antiochique (-192 à -188), la République romaine, alliée de longue date de de Pergame, s’apprête à soumettre les Galates. Gnaeus Manlius Vulso (né en -227, date de mort inconnue), tout juste nommé consul en -189 avec Marcus Fulvius Nobilior (né en -226, mort en -179), cherche en effet à se faire connaître et à acquérir une gloire qu’il ne saurait gagner autrement qu’en soumettant un peuple barbare. Il décide ainsi, sans obtenir au préalable l’aval du Sénat romain [1], de mener une campagne contre les Galates, au prétexte de leur soutien logistique au profit des Séleucides durant la guerre antiochique.

Flanqués de leurs alliés de Pergame, les légionnaires de Gnaeus Manlius Vulso défont les Galates lors de deux batailles rangées sur le mont Olympe (actuel mont Uludağ) et près d’Ancyre. La harangue adressée par le consul romain à ses troupes avant l’un de ces affrontements, qui nous est parvenue grâce à l’« Histoire romaine » de Tite-Live, témoigne du mépris éprouvé à l’encontre de ces Gaulois d’Anatolie : Vulso parle ainsi de « Gaulois abâtardis, de sang-mêlés […] forcés d’émigrer par le manque de terres », expliquant à ses hommes qu’« il en est des hommes comme des plantes et des animaux […] : tout ce qui est transplanté se transforme et dégénère » [2].

Ces deux défaites s’avèrent terribles pour les Galates, qui perdent plusieurs dizaines de milliers d’hommes, tués ou faits prisonniers, mais aussi les substantielles richesses amassées au cours de leurs pillages en Asie mineure et sur laquelle les légions de Gnaeus Manlius Vulso mettent la main. De retour à Rome, le consul est blâmé par le Sénat pour sa guerre non-autorisée contre les Galates mais, en raison de son succès total, obtient rapidement un pardon et se voit accorder un triomphe.

Le royaume de Galatie devient alors un Etat client de Rome et de larges contingents d’infanterie et de cavalerie légère galates sont recrutés comme mercenaires par Rome, qui a pu constater durant l’année -189 leur ardeur au combat. L’historien grec Strabon (né en -60, mort en 20 ap. JC) note alors que la tétrarchie galate devient, au fil des années passées sous domination romaine, une monarchie dirigée par le plus puissant des trois rois : Deiotarus, ami du futur consul Pompée et de l’orateur Cicéron, par ailleurs en bons termes avec Jules César qu’il hébergera personnellement lors de sa visite en Galatie. Deiotarus participera aux guerres mithridatiques aux côtés de Pompée, qu’il soutiendra également lors de sa guerre contre César, avant de se montrer ensuite un fervent partisan de Marc-Antoine après l’assassinat de César lors des ides de mars -44. Deiotarus partagera l’essentiel du pouvoir avec son gendre Brogitarus (qui co-régnera de -63 à -50) et dont le fils, Amyntas (au pouvoir de -38 à -25), sera le dernier roi de Galatie.

Après la défaite de Marc-Antoine face à Octave à la bataille d’Actium (-31), le fils adoptif de Jules César prend le pouvoir à Rome et, en -27, devient le premier empereur de l’Empire romain. Il annexera la Galatie et en fera une province romaine à la mort d’Amyntas, tué en -25 lors d’une embuscade organisée par des rivaux. Afin de prouver sa loyauté envers Rome, l’héritier d’Amyntas, Pylamenes, fera reconstruire le temple d’Ancyre dédié au dieu phrygien Men [3], détruit au IIème siècle, afin de le vouer au « culte de Rome et de l’empereur Auguste ». Ce temple, aujourd’hui appelé « Monument d’Ancyre », est toujours visible dans le cœur historique d’Ankara, le quartier d’Ulus. A la mort d’Auguste, les « Res Gestæ Divi Augusti » (Actes du divin Auguste), testament politique et autobiographique de l’empereur, seront gravés en divers endroits de l’Empire, à l’instar des murs du temple d’Ancyre ; les inscriptions, découvertes au XVIème siècle à Ankara, s’avéreront être les copies les mieux conservées de l’Empire et constitueront une découverte archéologique de premier ordre permettant, aujourd’hui encore, d’éclairer des pans de l’épopée romaine à son âge d’or [4].

2. Christianisation, islamisation et dernières années de l’épopée galate

La Galatie est évangélisée dès les premières années du christianisme ; vers 49 après JC, l’apôtre Paul se serait en effet rendu à plusieurs reprises dans la province romaine, aboutissant, aux alentours de 50 ou 51, en sa célèbre Épître aux Galates : cette lettre envoyée aux Églises de Galatie, qui figure désormais comme l’un des livres du Nouveau Testament, convainc les Galates d’embrasser pleinement le christianisme en faisant appel à leur amour notoire pour la liberté et l’indépendance ; Paul y évoque ainsi fréquemment le contraste existant entre la liberté de l’esprit à travers le Christ et l’esclavage qu’induit la recherche des plaisirs terrestres. L’apôtre cible plus spécifiquement des péchés et comportements néfastes souvent associés aux Galates, comme l’ivrognerie, la luxure et ou encore l’idolâtrie, et promet aux Gaulois la vie libérée du vice et de la corruption qu’offre le christianisme [5]. Les Galates abandonneront ainsi progressivement le panthéon pour le moins syncrétique des dieux auxquels ils se vouaient, et où figuraient tant des divinités phrygiennes (Men, Sabazios…) que romaines (Magna Mater) par exemple, et intègreront progressivement le monde chrétien, tout en gardant toutefois, en certains endroits de la Galatie, quelques croyances envers des divinités païennes [6] comme celle de celles de Magna Mater [7].

Les Galates continueront de se christianiser et de s’helléniser au fil des siècles, leurs singularités disparaissant peu à peu. La région administrative de Galatie sera supprimée sous l’Empire byzantin, absorbée dans le thème (province byzantine) des Bucellaires et, dans une moindre mesure, de Cappadoce, d’Anatolique, de Paphlagonie et de Charsianon.

L’arrivée des peuples turciques parachève la disparition totale des Galates : en 1071, l’ancienne province de Galatie est conquise par les armées turques seldjoukides à la suite de la bataille de Manzikert, qui voit l’empereur byzantin Romain IV Diogène vaincu par le sultan Alp Arslan. Deux sultanats turcs s’établissent dans la région et se partagent la Galatie : celui des Danichmendides et celui des Seldjoukides. La région s’islamise peu à peu jusqu’ à l’arrivée, en 1299, d’Osman Gazi, futur Osman Ier ; celui-ci parvient à prendre le contrôle de larges portions du territoire seldjoukide et y fonde la dynastie ottomane, qui ne prendra fin que le 1er novembre 1922 (abolition du sultanat) pour laisser place, un an plus tard, à l’actuelle République de Turquie, fondée le 23 octobre 1923. Le cœur du jeune empire bat alors, essentiellement, en Galatie, qui s’islamise et se turquifie rapidement afin de ne plus devoir faire face aux restrictions pesant sur les non-musulmans (taxes comme le « haraç », enrôlement de force des jeunes chrétiens dans le corps des janissaires, etc.). Intégrée au vilayet d’Ankara, la Galatie et ses siècles de présence gauloise s’estomperont progressivement dans l’épopée pluriséculaire de l’Empire ottoman et de la Turquie, dont l’ancienne Ancyre deviendra la capitale en 1923.

3. Persistance de la culture gauloise en dépit des siècles de coexistence culturelle

Malgré leur contact étroit et de longue durée avec le monde greco-romain, les Galates conserveront avec force leur identité celte. Les sculptures évoquées infra, aussi bien celles ordonnées par Antiochos Ier que par Attale Ier, permettent en effet d’identifier sans hésitation le caractère éminemment gaulois des guerriers représentés : grande taille, longs cheveux, bouclier long et ovale (le thyreos [8]), et courte épée en forme de couteau, qui caractérisent avec précision l’identité de ces guerriers qui semèrent le chaos en Asie mineure au IIIème siècle [9].

Des fouilles archéologiques sur le site de l’ancienne Gordion ont permis, à la fin du XXème siècle, de mettre en exergue la forte empreinte gauloise laissée sur la ville et, notamment, le maintien de nombreux rites religieux typiquement gaulois, au premier rang desquels les sacrifices humains [10]. En effet, des squelettes laissant apparaître des nuques brisées ou des actes de décapitation ont été retrouvés en divers endroits du site [11]. Les ossements de deux enfants ont quant à eux été retrouvés mélangés délibérément, la mâchoire de l’un d’eux ayant été placée dans le crâne de l’autre [12]. Les traces de bois encore identifiables dans le crâne de l’une des victimes mâles laissent par ailleurs penser que la tête de ce dernier a été fixée au bout d’une pique afin d’être exposée au public [13].

Enfin, en un autre endroit du site de Gordion, plus de deux mille ossements d’animaux et ceux d’un homme d’une quarantaine d’années, d’une femme de 35 ans et d’un enfant de 8 huit ans semblent avoir été les dépouilles de victimes du sacrifice réalisé annuellement lors de la fête celte de Samhain, célébrée autour du 1er novembre, et dont une version - plus édulcorée toutefois - est toujours fêtée aujourd’hui à travers Halloween [14].

Dans une région où Grecs et Romains ne pratiquaient pas les sacrifices humains, ces rites ont rapidement été remarqués et ont ajouté au sentiment de crainte éprouvé à l’encontre de ces populations gauloises. Les textes de l’époque rapportent en effet l’épouvante des Romains face aux pratiques considérées comme barbares des Galates, « connus pour décapiter leurs adversaires sur le champ de bataille afin d’accrocher leur tête à leur ceinture et les montrer à leurs proches à leur retour » [15].

L’historien romain Justin (IIIème ou IVème siècle après JC) relate d’ailleurs les pratiques sacrificielles des Galates lors de la bataille de Lysimacheia, en -277, face aux troupes du roi macédonien Antigone II Gonatas : après que les druides ont vu et prédit dans les entrailles des victimes sacrifiées « le massacre et la mort de tous » lors de la bataille à venir, les Galates, « espérant détourner les menaces des Dieux par le massacre des leurs, mirent à mort leurs épouses et leurs enfants, inaugurant par le meurtre les présages de la guerre » [16].

Au-delà de cet aspect religieux, les Galates conserveront une forte identité gauloise par leur utilisation quasi-constante de la langue celtique appelée le galate, malgré une hellénisation incontestable de leurs mœurs et de leur culture, comme en témoigne la rédaction de l’Épître aux Galates en grec, lingua franca des provinces orientales de l’Empire romain. La subsistance du galate sera toutefois remarquée au fil des siècles, malgré l’omniprésence, ou plutôt l’omnipotence, du grec dans la région. Ainsi, le rhéteur commagénien Lucien de Samosate (120-180) relate que le prédicateur Alexandre d’Abonuteichos (150-170) serait parvenu à trouver des interprètes galatophones en Paphlagonie (la province adjacente sur son versant oriental à la Galatie) lors de ses prêches à travers la région [17] ; Irénée de Lyon (130-202), originaire de Smyrne, aurait par ailleurs été aidé dans son évangélisation des Allobroges, en Gaule, par la proximité existant entre leur langue et celle des Galates, qui habitaient alors la région voisine de celle où il avait passé son enfance [18].

A la fin du IIème siècle, le médecin grec Claude Galien (129-216) se plaindra que ses contemporains parlaient un grec « corrompu par des emprunts à des langues étrangères comme le galate » [19]. Au IVème siècle, Saint Jérôme écrira que « hormis le grec, qui est parlé à travers tout l’Orient, les Galates ont leur propre langage, qui est presque le même que celui des Treveris », une tribu celte dont la capitale était Trier (actuelle Trèves, en Allemagne), où Jérôme s’était établi quelques années après ses études à Rome [20]. Enfin, au VIème siècle, Cyrille de Scythopolis (524-558) suggérera que le galate était toujours parlé à son époque car un moine originaire de Galatie, possédé temporairement par le diable, ne serait parvenu à parler qu’en galate lors de sa rémission [21].

Conclusion

Méconnue et pourtant riche d’une histoire pluriséculaire, l’épopée des Galates en Turquie ressemble à une anomalie historique : pendant plusieurs siècles et mêmes plusieurs ères, des Gaulois foisonneront en Anatolie centrale, au milieu de populations grecques, romaines et turciques. Leur culture singulière les démarquera en permanence de leurs voisins et compatriotes jusqu’à ce que les conquêtes musulmanes viennent homogénéiser culturellement la région. Aujourd’hui, la tour de Galata, symbole par excellence d’Istanbul qu’elle domine, continue de rappeler l’ombre gauloise qui, un temps, plana sur cette région du Moyen-Orient.

Bibliographie :
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 Borgeaud, Philippe. La Mère des dieux-De Cybèle à la Vierge Marie. Média Diffusion, 2018.
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 Fourmont Martine Hélène, « Merveilles du monde, Les sept », in Encyclopædia Universalis, 2004.
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 Kurta Venceslas, "La formation de l’Europe celtique : état de la question." Revista de Guimarães (1999) : 51-85.
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 Lobb, Hilda Isabella. "The history, character, and customs of the Celts prior to the Roman conquest." PhD diss., University of British Columbia, 1940.
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Sitographie :
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https://archive.archaeology.org/0201/etc/celtic.html
 Celtic sacrifices confirmed at famed ancient site, USA Today, 27/10/2012
https://eu.usatoday.com/story/tech/columnist/vergano/2012/10/27/celtic-sacrifice-gordion/1661011/
 Archaeologists Find Celts In Unlikely Spot : Turkey, The New York Times, 25/12/2001
https://www.nytimes.com/2001/12/25/science/archaeologists-find-celts-in-unlikely-spot-turkey.html

Publié le 20/01/2022


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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