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Le mouvement dit des « révolutions arabes » commencé en 2011, et de manière générale l’instabilité, et en tout cas les difficultés politiques – focalisées depuis longtemps sur le conflit israélo-palestinien – ainsi que la présence d’enjeux économiques de première importance, ont donné et continuent à donner lieu, en Occident, à un nombre de plus en plus important d’analyses générales de la géopolitique du Moyen-Orient. Pour Antoine Sfeir, toutefois, la grille de lecture généralement utilisée par les auteurs de telles analyses est erronée : il s’agirait en effet de l’importation de catégories occidentales – celles de l’opposition entre « démocrates » et « intégristes », ou entre dictatures et démocraties – dans une région qui ne les connaît pas comme telles.
Ce politologue franco-libanais, directeur-fondateur des Cahiers du Moyen-Orient et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, propose au contraire d’analyser ces événements – et, de manière plus générale, toute l’histoire et la géopolitique de la région – au moyen d’un critère proprement islamique : celui de la rupture entre sunnisme et chiisme. L’Islam contre l’Islam a pour objectif affiché d’aider à la compréhension de cette distinction fondamentale entre les deux branches principales de l’islam : pour ce faire, Antoine Sfeir consacre sa première partie à un retour sur les fondements historiques du chiisme, avant d’étudier les différences doctrinales qui séparent sunnisme et chiisme, ce qui est également l’occasion de montrer la diversité de ce dernier courant ; enfin, dans une troisième partie, il propose à partir de cette distinction une analyse de la situation géopolitique actuelle, et notamment de la place de l’Iran.
Explicitant son hypothèse de travail dans un « Avant-Propos » au ton volontiers polémique, notamment en ce qui concerne l’intervention des puissances occidentales au Moyen-Orient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Antoine Sfeir y replace les révolutions arabes de 2011 dans un cadre historique plus large, qui correspond au sous-titre de son livre : « l’interminable guerre des sunnites et des chiites ». Un rapide retour historique sur les événements fondamentaux de l’histoire du Moyen-Orient depuis 1945, de la création d’Israël à l’Égypte de Nasser et à la fondation de la République islamique d’Iran en 1979, marque les étapes qui mènent à la reprise de cette guerre identifiée par l’auteur, et dont il situe l’événement déclencheur en 1992, lors du massacre de la tribu chiite des Hazaras par le commandant Massoud dans le cadre de la guerre civile afghane. Depuis lors, la guerre entre sunnites et chiites aurait repris de plus belle, à travers des formes diverses : attentats, comme au Pakistan, guerre civile, comme en Irak, révoltes contre le pouvoir en place, comme à Bahreïn ou au Yémen. Pour Antoine Sfeir, les raisons de cette guerre s’articulent autour de trois socles, l’un religieux, le second ethnique et stratégique, et le troisième strictement politique. Cette reprise de la guerre entre sunnites et chiites, dans le cadre d’un sunnisme privé depuis 1924 d’une instance suprême en mesure d’imposer un dogme à tous ses disciples à travers le monde, et d’un chiisme fortifié par la nouvelle puissance iranienne, nécessite pour être compréhensible un retour sur ses fondements historiques, tant doctrinaux que factuels.
La première partie de l’ouvrage, intitulée « Aux origines du chiisme », est ainsi consacrée à l’origine historique du chiisme, qui remonte aux tout premiers temps de l’islam. Divisée en quatre chapitres ordonnés chronologiquement, elle couvre d’abord la période allant de la mort du Prophète aux premiers califes – c’est-à-dire la question de la succession de Muhammad et de l’instauration du califat –, puis le califat de ‘Alî ibn Abû Tâlib [1], associé à des « guerres fratricides » en raison de la résistance que lui opposèrent les Umayyades, qui revendiquaient le califat pour eux-mêmes. Cette période, connue sous le nom de « Grande Discorde », consiste en la confrontation de ‘Alî, soutenu par ses partisans, et de Mu‘âwiya, gouverneur de Syrie et membre du clan des Umayyades (ou Banu Umayya), avec pour prétexte l’assassinat impuni du précédent calife, ‘Uthmân, un Umayyade également. Antoine Sfeir montre à la fin du deuxième chapitre comment la victoire finale de Mu‘âwiya, si elle résulte d’un arbitrage, est perçue comme un coup d’État par les partisans de ‘Alî, d’autant plus que le nouveau calife instaure un principe dynastique et rompt ainsi avec la tradition du consensus médinois qui prévalait depuis la mort du Prophète. Le troisième chapitre de cette première partie, qui porte sur l’assassinat et la succession de ‘Alî, insiste sur la particularité du mouvement kharijite : anciens partisans de ‘Alî l’ayant déserté après l’arbitrage rendu lors de la bataille de Siffîn, en 657, en se fondant sur l’idée que le jugement n’appartenait qu’à Dieu, les kharijites prônent un islam rigoriste et s’opposent au concept de califat. C’est de leur fait que ‘Alî est assassiné en 661, permettant l’accession au pouvoir de Mu‘âwiya après l’éviction de Hassan, fils de ‘Alî. S’ouvre alors la première phase de persécution des chiites, c’est-à-dire des partisans de la cause alide – le mot arabe « shi‘a », d’où le chiisme tire son nom, signifie en effet « parti », et désigne ici précisément le parti de ‘Alî. Pour Antoine Sfeir, la dimension proprement religieuse de la mission dont se sent investi ‘Alî, et son attachement à la transmission de l’enseignement du Prophète ainsi que sa volonté d’unifier les croyants – unification religieuse avant d’être politique – sont des clés de compréhension du chiisme. Le dernier chapitre de cette première partie, enfin, est consacré au martyre de Hussein, deuxième fils de ‘Alî massacré avec toute sa famille en 680 lors de la bataille de Kerbala après s’être révolté contre le pouvoir umayyade : il s’agit là d’un deuxième élément fondateur du chiisme, commémoré chaque année par le rite de ‘Âshûrâ. Après cet échec définitif de la vocation politique du chiisme, les chiites développent le concept de taqiyya, ou dissimulation : dans la clandestinité, se met en place un mouvement d’interprétation des textes (ijtihad) parallèle à celui du sunnisme, et qui continue jusqu’à nos jours – alors que l’effort d’interprétation s’arrête, dans le sunnisme, au XIe siècle. C’est donc bien la naissance de la communauté chiite – dont Antoine Sfeir rappelle en conclusion qu’elle comporte trois niveaux, généalogique d’une part (quant à la succession du Prophète), théologique ensuite, et enfin politique.
La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée aux « divergences doctrinales et particularités du chiisme », s’ouvre sur un chapitre de présentation, qui fait notamment la différence entre les divers courants chiites ; le chiisme duodécimain, qui est le courant majeur, se fonde sur l’idée de l’occultation du douzième imam, censé revenir à la fin des temps. Antoine Sfeir montre en quoi, du point de vue théologique, le chiisme constitue bien une dissidence par rapport à l’orthodoxie sunnite – sur le corpus théologique retenu, d’abord, mais aussi par exemple sur la question du libre-arbitre, sujet de controverse au Moyen Âge sur lequel se prononcent les théologiens chiites. Ceux-ci, toutefois, continuent à exister dans la clandestinité, pratiquant toujours la taqiyya. Ce caractère dissident et clandestin en fait également un moyen d’expression idéal pour l’opposition « politique, ethnique ou nationale au pouvoir central du calife » : ainsi, par exemple, en Irak et en Iran dès le Xe siècle, contre la domination syrienne. À cette présentation générale du chiisme succède un chapitre portant plus précisément sur les différences théologiques entre chiisme et sunnisme, et notamment sur trois d’entre elles : la question de l’imamat ; celle du clergé, existant et hiérarchisé dans le chiisme alors que le sunnisme refuse tout intermédiaire entre le croyant et Dieu ; enfin, l’impératif de continuer constamment l’effort d’interprétation – le chiisme attendant le retour de l’imam caché, les guides de la communauté, s’ils ont une autorité plus vaste que les imams sunnites, ne peuvent avoir qu’une légitimité temporaire, soumise à l’examen permanent des théologiens et donc à des contestations potentielles. Après l’étude précise de deux institutions proprement chiites, et rejetées par le sunnisme, qui sont le tazieh (rituel théâtral de condoléances, commémorant le martyre de l’imam Hussein) et le sigheh (mariage « de plaisir » contracté pour une durée limitée), toujours en vigueur en Iran, Antoine Sfeir dresse dans le dernier chapitre de cette deuxième partie une carte des manifestations politiques du chiisme à travers l’histoire, nombreuses et très diverses. Ces trois chapitres ont en commun de proposer des clés d’interprétation de la situation contemporaine : ainsi pour l’instrumentalisation politique du rituel du tazieh, à trois moments déterminants de l’histoire de l’Iran – lors de l’instauration du pouvoir safavide chiite en 1501, puis lors de la révolution constitutionnaliste de 1905-1911, et enfin par le pouvoir instauré en 1979 qui en fait un moyen de consolidation de la foi pour les gens simples. Le sigheh, quant à lui, pose la question de la femme, de ses droits et de son statut. Enfin, la cartographie politique du chiisme dans l’histoire permet de comprendre nombre d’éléments qui composent la géopolitique actuelle du Moyen-Orient : ainsi, le lien entre confession religieuse et ethnicité est souligné à travers l’exemple des Hazaras afghans, tandis que des problèmes d’exclusion sociale sont mis en évidence par la distinction entre chiisme et sunnisme en Irak, ou dans les pays du Golfe persique. À d’autres endroits, comme au Yémen, les chiites constituent un contre-pouvoir. De manière générale, l’histoire d’exclusion et de persécution qui est celle du chiisme permet de comprendre la crispation communautaire souvent soulignée, dans le cas par exemple des Alaouites de Syrie.
Dans la troisième et dernière partie de son livre, Antoine Sfeir propose une « géopolitique du chiisme actuel ». Centrée surtout sur l’Iran, cette analyse débute par un retour historique sur l’instauration de la République islamique en 1979, à la suite du « Printemps de Téhéran » de 1977. L’« état des lieux » proposé par le chapitre suivant met en évidence l’instrumentalisation politico-économique qui est faite de la guerre entre chiites et sunnites par de grandes puissances régionales, telles que l’Arabie saoudite et l’Iran, qui se disputent le contrôle de la mer Rouge. En Irak et au Liban, l’affrontement communautaire a pour enjeu la conquête d’une égalité économique et sociale soit inexistante, soit fragile. En Syrie, l’opposition laïque contre le régime de Bachar al-Assad s’est, selon Antoine Sfeir, transformée en un conflit ouvert entre sunnites et chiites, où les islamistes s’emparent peu à peu de la contestation armée. Grâce à l’appui de la puissance iranienne, qui, si elle n’est pas parvenue à lancer un mouvement révolutionnaire vaste comme le souhaitait Khomeiny, se pose toutefois malgré tout comme le leader du chiisme en général, toutes les communautés chiites locales ont désormais la possibilité de réclamer leur part de pouvoir à la faveur de troubles politiques – possibilité d’autant plus importante que la montée du chiisme, étudiée par Antoine Sfeir dans le chapitre suivant, est indiscutable depuis 1979. Enfin, les treizième et quatorzième chapitres analysent plus précisément le cas iranien, sans hésiter à poser directement la question : « faut-il avoir peur de l’Iran ? ». L’étude des quatre pôles du pouvoir en Iran, le Guide, le président, les Gardiens de la Révolution (ou Pasdaran) et le clergé, met en évidence les crises que traverse le régime actuel : là encore, le lien entre le religieux et le politique apparaît comme indiscutable, comme le montre l’exemple de la société millénariste de la Hojjatieh, à laquelle appartient le président Ahmadinejad et qui véhicule des idées incompatibles avec celles du Guide suprême, Ali Khamenei. Quant à la perception de l’Iran en Occident, Antoine Sfeir l’explique par une diabolisation davantage fondée sur des intérêts stratégiques que sur la réalité du pouvoir iranien : la comparaison avec le Qatar et l’Arabie saoudite, alliés de l’Occident malgré leur rigorisme religieux et social, semble en effet justifier cette assertion. Enfin, Antoine Sfeir s’interroge sur le rôle des puissances occidentales au Proche et au Moyen-Orient, et particulièrement sur la place de la France et son influence déclinante. Pour lui, l’atout fondamental de la diplomatie française dans cette région était sa capacité à dialoguer avec tous les régimes : c’est en reconstruisant cette force diplomatique qu’elle pourrait redevenir une grande puissance au Moyen-Orient.
Le livre d’Antoine Sfeir est donc remarquablement complet, et présente un panorama très large du chiisme envisagé dans son existence politique, comme adversaire du sunnisme. Cette guerre de l’islam contre l’islam qu’identifie Antoine Sfeir semble bien être l’une des clés d’analyse les plus fructueuses pour comprendre la situation géopolitique du Moyen-Orient actuel. Le retour historique de la première partie, mené de manière extrêmement pédagogique, remplit bien son objectif de vulgarisation : il pose les bases qui permettent ensuite le développement d’une analyse plus précise, et actuelle. L’étude du cas spécifique de l’Iran, enfin, est particulièrement intéressante parce qu’elle permet de replacer les événements iraniens dans le cadre de cet affrontement ancestral, et également d’envisager des enjeux de géopolitique mondiale, avec la question du positionnement des puissances occidentales. Or, c’est bien au regard occidental trop souvent forgé de préjugés qu’entend s’attaquer Antoine Sfeir, en promouvant la distinction sunnites/chiites et la guerre qui s’ensuit comme analyseur de la situation politique, stratégique, voire économique du Moyen-Orient : en concluant sur la question de l’intervention des puissances de l’Ouest, il achève donc cette entreprise de compréhension de la région à partir d’elle-même, et invite l’Occident en général à se méfier des catégories pré-établies.
Antoine Sfeir, L’Islam contre l’Islam – L’interminable guerre des sunnites et des chiites, Paris, Grasset, 2013, 244 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] On conserve ici la translittération directe des noms arabes, parce qu’elle est la plus utilisée sur le site ; mais Antoine Sfeir utilise dans son ouvrage une transcription plus francisée.
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