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Depuis l’accession au pouvoir du roi Salman en janvier 2015, des réformes inédites ont été menées dans les domaines politique et économique. Celles-ci remettent en cause à la fois le mode collégial de la prise de décision qui prévalait jusqu’ici et les mécanismes traditionnels de distribution de la rente.
L’ampleur et le caractère inédit des réformes récentes actées dans un contexte de prix bas du pétrole par le nouvel homme fort saoudien, Mohamed ben Salman, ont fait l’objet de nombreuses prédictions quant au caractère inéluctable du renversement de la dynastie régnante. Cette thèse, qui n’est pas nouvelle, voudrait que la capacité du pouvoir à coopter la paix sociale soit négativement corrélée avec l’affaissement du cours du pétrole, dont les revenus du royaume dépendent à plus de 90%. Pourtant, historiquement, les mobilisations politiques en Arabie saoudite n’ont pas eu lieu pendant des périodes de prix bas du pétrole et de récession économique mais lors de crises politiques régionales. La contestation par la Sahwa pendant les années 1990 par exemple constituait une réaction à la présence de troupes américaines dans le cadre de la Guerre du Golfe. Les embryons de contestation dans le royaume lors des révolutions arabes de 2011 portaient ainsi des revendications politiques plutôt que socioéconomiques. Si le pouvoir est parvenu à coopter les opposants, il fait toutefois face aujourd’hui à une raréfaction de la ressource pétrolière ainsi qu’à un déficit budgétaire sans précédent ($98 milliards en 2015, $79 en 2016, $53 en 2017). Cela explique que des mesures inédites aient été prises récemment : émission de bons d’Etat, mesures d’austérité (baisse des salaires et des subventions), lancement de la stratégie « Vision 2030 » qui prévoit notamment l’introduction boursière d’Aramco et la privatisation de l’économie. Ces réformes socioéconomiques, qui apparaissent indispensables pour la santé de l’économie saoudienne du fait du cours actuel du pétrole, découlent en partie de réformes politiques internes dans la transmission et la pratique du pouvoir politique. La consécration de Mohamed ben Salman comme le nouvel homme fort saoudien marque-t-elle ainsi à la fois un changement de paradigme d’économie politique et d’exercice du pouvoir monarchique ?
L’arrivée au pouvoir de Salman en janvier 2015 a entrainé des changements structurels du pouvoir (“palace coup”), qui ont impacté la politique intérieure et la politique extérieure de l’Arabie saoudite.
Tout d’abord, Salman congédie les fils et les alliés du roi Abdallah. Ce dernier avait placé ses fils à des postes clefs (Prince Mutaïb à la tête de la Garde Nationale, Prince Turki gouverneur de la province de Riyad, prince Mishaal ministre des Affaires étrangères) et s’était associé à des “électrons libres” afin de s’affirmer face à des factions importantes dans la famille Saoud telle que les Sudayris. Salman désigne ensuite son fils Mohamed ben Salman (MBS) comme vice-prince héritier, ministre de la Défense et président du Conseil des Affaires économiques et sociales, tandis que Mohamed ben Nayef (MBN) devient prince héritier et dirige le Conseil des Affaires sécuritaires.
Quand Salman désigne MBN comme prince héritier et MBS comme vice-prince héritier, il va à l’encontre d’un décret royal de 2014 faisant de Muqrin le prince héritier ; une décision à l’époque présentée comme « irrévocable » et validée par le Conseil d’Allégeance. Celui-ci, créé en 2006 et composé à l’époque de 15 fils et 19 petits-fils de Ibn Saoud, avait vocation à assurer le contrôle de la transmission du pouvoir afin qu’elle ne se fasse pas au détriment de telle ou telle faction. Jusqu’ici en effet, la tradition des Saoud en matière de succession consistait à associer le plus de factions possibles au pouvoir, de manière à ce que celui-ci s’exerce de manière collégiale (« monarchie dynastique »).
Ce système collégial avait été pensé par Abdulaziz ben Saoud (1880-1953), le fondateur de l’Arabie saoudite moderne (1932), qui sur son lit de mort avait – parait-il – enjoint à ses fils de régner ensemble et de ne pas se diviser. Abdulaziz ben Saoud avait en fait mis en place une succession adelphique, c’est-à-dire une transmission du pouvoir de frère en frère parmi ses propres fils (une cinquantaine). Depuis 1953 se sont ainsi succédés au pouvoir six fils de ben Saoud : Saoud (1953-64), Fayçal (1964-1975), Khaled (1975-82), Fahd (1982-2005), Abdallah (1982-2005) et Salman (2015-).
Le roi Abdallah avait cherché à préserver ce système collégial car il était le fils unique d’une des épouses du roi fondateur et était ainsi dans une position de ‘faiblesse’ vis-à-vis de ses demi-frères, notamment ses sept demi-frères issus du lignage des Sudayris. Ce n’est ainsi pas par hasard si Abdallah avait nommé Salman (issue des Sudayris) comme prince héritier : c’était dans une volonté de préserver un équilibre du pouvoir. Certains observateurs ont d’ailleurs analysé l’arrivée au pouvoir de Salman comme une prise de pouvoir de la faction des Sudayris à laquelle le roi appartient. Cette analyse est erronée car des figures importantes de cette faction, comme Bandar ben Sultan par exemple, ont été écartées. En réalité, le roi Salman a créé son propre système de pouvoir. Il a contourné les institutions en charge de la transition du pouvoir et a imposé ses choix de successeurs. En effet, le 1er mars 1992, une loi fondamentale réaffirmait la transmission du pouvoir par voie adelphique (de frère à frère) tout en envisageant la possibilité d’une succession par voie agnatique (de père en fils) si le Conseil d’Allégeance y consentait. Or Salman, en nommant son fils Mohamed comme vice-prince héritier, est passé outre l’avis du Conseil d’Allégeance, remettant ainsi en cause le principe de collégialité du pouvoir. Se faisant, le roi instituait un pouvoir exécutif détenu par trois personnes : lui-même, Mohamed ben Salman et Mohamed ben Nayef.
Ce système tricéphale prit toutefois fin le 21 juin 2017 avec l’éviction de MBN et la nomination de MBS comme prince-hériter. Cette décision témoigne de la volonté du roi Salman de substituer au système traditionnel de transmission adelphique un pouvoir vertical transmis par voie agnatique, c’est-à-dire de placer son propre fils en haut de la ligne de succession. Ce coup de palais, en plus de créer une ‘dynastie dans la dynastie’, conduirait – en cas d’accession de MBS au trône – à la passation du pouvoir de la première (fils de ben Saoud) à la seconde génération des Al-Saoud (petits-fils d’Al-Saoud).
Le passage d’une structure de pouvoir collégiale à une structure tricéphale (Salman, MBN, MBS) puis bicéphale (Salman et MBS) trouve une double illustration dans la décision unilatérale de MBS d’intervenir au Yémen et dans le plan de réformes Vision 2030 qui rompt avec le modèle de redistribution systématique de la rente pétrolière – notamment dans une logique de cooptation de l’opposition et d’ “achat“ de la paix sociale.
En avril 2016, le vice-prince héritier saoudien Mohamed ben Salman dévoilait un vaste programme de réformes intitulé Vision 2030 destiné à diversifier l’économie saoudienne. Fortement dépendantes des hydrocarbures, les finances du royaume ont souffert de la chute du cours du pétrole depuis 2014. En 2015, le pays enregistrait un déficit budgétaire record de 98 milliards de dollars (15% du PIB). En 2016 et en 2017, ce déficit avait quelque peu baissé puisqu’il représentait respectivement 79 et 53 milliards de dollars.
Face à cette perte budgétaire sèche, le pouvoir a largement réduit les aides accordées sur les prix du carburant, de l’électricité et de l’eau. Les nombreux ministres ont vu leur salaire diminuer de 20 %, tandis que celui des membres du majlis al-shura baissait de 15 % (1). Dans le secteur public, qui emploie plus de la moitié des Saoudiens, les heures supplémentaires et les primes ont été fortement limitées. Les travailleurs étrangers se voyaient quant à eux imposer une surtaxe mensuelle de 400 riyals (cent euros). Sur les recommandations du FMI, une réforme de la fiscalité est également en cours, avec notamment la mise en place d’une TVA de 5% sur tous les produits et services (sauf la nourriture, l’éduction et la santé) à partir de 2018. Toutes ces mesures, au-delà de leur effet matériel direct, ont une portée symbolique forte en signalant que l’Etat ne peut plus assurer une redistribution aveugle et généreuse de la rente pétrolière.
La compagnie pétrolière saoudienne Aramco, qui dispose environ de 15 % des réserves mondiales (2èmes réserves prouvées), fait quant à elle l’objet d’un projet de privatisation partielle. Ce projet prévoit la cession de 5% de la compagnie en 2018 dans le but de créer à terme un fonds souverain de quelque 2.000 milliards de dollars (1777 milliards d’euros), soit le fonds souverain le plus doté au monde (2). Selon les propos de MBS, ce fonds devra servir à multiplier les investissements hors du secteur énergétique afin qu’ils deviennent la première source de revenus du pays. Parallèlement à cette dynamique de privatisation, le régime a fixé le cap de 10 % d’électricité ”verte“ à l’horizon 2023, un objectif ambitieux eu égard à la stricte dépendance de l’économie nationale vis-à-vis de la production et l’exportation d’hydrocarbures.
Cet ensemble de réformes porte une véritable refonte de l’économie politique du royaume saoudien. Inédit à la fois par son ampleur et par sa nature, il illustre une prise de conscience des dysfonctionnements de l’Etat rentier et une volonté d’y répondre par une stratégie de diversification économique. La décision et/ou la mise en place de ces réformes est indissociable de la restructuration du pouvoir au profit d’un seul homme, MBS, nouveau despote éclairé bien décidé à mettre à profit sa posture autoritaire pour réformer rapidement et en profondeur l’économie saoudienne.
Si jusqu’ici le pouvoir est parvenu à maintenir une stricte séparation entre le champ de l’économie politique (rentiérisme, redistribution) et le champ sociopolitique (contestation) grâce à un haut niveau de dépenses publiques, il semble aujourd’hui que les prix bas du pétrole rendent cette recette dysfonctionnelle sur le long terme. Face à ce défi, le pouvoir a recours à un césarisme néolibéral a la Saudi afin d’imposer verticalement des réformes qui jusqu’ici restaient dans les tuyaux des instances collégiales de décision.
L’arrivée au pouvoir du roi Salman et la récession économique ont ainsi tous deux créé les conditions d’opportunité d’une refonte politico-économique du pouvoir. La structure horizontale et collégiale du régime a été remplacée par un système vertical et potentiellement agnatique ; un changement de paradigme que Stéphane Lacroix qualifie de « modernisation de l’autoritarisme » (3). Les réformes politiques, institutionnelles et économiques menées par Mohamed ben Salman sont susceptibles de rencontrer la résistance de l’establishment wahhabite, inquiet à la fois de la libéralisation économique et de sa perte de pouvoir dans un régime qui tend vers l’unilatéralisme.
Lire la partie 2 :
Arabie saoudite (2) : la politique étrangère saoudienne. Dogmatisme anti-chiites ou realpolitik anti-Iran ?
Lire sur ce thème sur Les clés du Moyen-Orient :
– Daryl Champion, The Paradoxical Kingdom : Saudi Arabia and the Momentum of Reform
– Entretien avec David Rigoulet-Roze – Purges en interne et démission de Saad Hariri : quelles sont les stratégies de Mohammed ben Salmane ?
– Entretien avec David Rigoulet-Roze – Après le décès du roi Abdallah d’Arabie saoudite, retour sur son règne et sur son successeur le Prince Salman
Notes :
(1) Assemblée consultative du pays composée de 160 membres, nommés par le roi pour une durée de quatre ans. Elle constitue le seul organe législatif du pays.
(2) Soit quatre fois la valeur en bourse d’Apple qui est la plus importante capitalisation boursière au monde.
(3) LACROIX Stéphane, « En Arabie saoudite, modernisation de l’autoritarisme », 25/09/2017, Orient XXI, en ligne : http://orientxxi.info/magazine/tournant-autoritaire-et-changement-de-regime-en-arabie-saoudite,2014
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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