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Arabie saoudite et Émirats arabes unis : faiseurs de paix dans la Corne de l’Afrique ? (3/3)

Par Brendon Novel
Publié le 27/12/2018 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

King of Saudi Arabia, Salman bin Abdulaziz Al Saud © poses for a photo with Prime Minister of Ethiopia, Abiy Ahmed (2nd R) and President of Eritrea, Isaias Afwerki (2nd L) at a signing ceremony hosted by Saudi Arabia’s King in Jeddah, Saudi Arabia on September 16, 2018. Saudi Arabian Crown Prince Mohammed bin Salman Al Saud ® and United Nations Secretary General Antonio Guterres (L) also attended the ceremony. After twenty years leaders from Ethiopia and Eritrea met following the recent peace process.

BANDAR ALGALOUD / SAUDI KINGDOM / ANADOLU AGENCY / AFP

« Renouveau pacifique »

Considérée comme l’un des endroits les plus instables du monde, la Corne de l’Afrique est en proie à un apaisement inédit qu’il convient de souligner.

Le 2 avril 2018, Abiy Ahmed accède au pouvoir en Éthiopie et insuffle un dynamisme nouveau dans une région embourbée par les crises et les conflits depuis trop longtemps. Après quelques échanges préalables, le nouveau Premier ministre éthiopien se rend finalement à Asmara le 8 juillet pour conclure un accord de paix qui marque la fin de deux décennies de conflit. Par ailleurs, deux semaines plus tard, le président somalien se déplace à son tour dans la capitale érythréenne. Une première depuis la chute de Mohamed Siad Barre en 1991. Afewerki et Farmaajo y signent alors un accord rétablissant les liens diplomatiques entre les deux pays. Ces avancées majeures sont parachevées le 6 et 7 septembre lors d’un sommet tripartite à Asmara entre les chefs d’État éthiopien, érythréen et somalien. Au même moment, leurs ministres des affaires étrangères respectifs étaient à Djibouti à la rencontre du président Ismaël Omar Guelleh afin de l’intégrer aux pourparlers et au processus de pacification régionale. Mises sur le ban de touche depuis un moment, les autorités djiboutiennes avaient fustigé le voyage de Farmaajo en Érythrée. Ce dernier avait alors appelé à la levée de l’embargo et des sanctions contre Asmara.

Une dynamique capturée par l’axe saoudo-émirati

Cette valse diplomatique s’est jouée en deux temps, tout d’abord sous l’égide des Émirats arabes unis, puis sous celle de l’Arabie saoudite.

S’il est difficile de savoir le rôle exact tenu par les Émirats entre l’Éthiopie et l’Érythrée, de nombreux va-et-vient diplomatiques sont à remarquer, à commencer par la visite d’Abiy Ahmed à Abu Dhabi un mois et demi seulement après son élection. Puis, un mois plus tard, c’est le prince héritier émirati qui, à son tour, s’est envolé pour Addis-Abeba. Un accord pour un montant de trois milliards de dollars y est signé, à raison d’un milliard d’aides financières et d’une promesse de deux milliards sous la forme d’investissements. Par ailleurs, le président érythréen a également été reçu en amont à Abu Dhabi au début du mois de juillet, quelques jours avant la signature du traité de paix avec l’Éthiopie. Des promesses économiques ont sans doute été formulées à l’égard du régime anciennement paria, mais n’ont pas été rendues publiques.

Après la médaille de l’Ordre de Zayed, Isaias Afewerki et Abiy Ahmed reçoivent la médaille de l’Ordre du Roi Abdelaziz le 16 septembre à Djeddah où est signé un nouvel accord censé cimenter définitivement la paix. Si la présence d’Antonio Gutierrez au côté de Mohammed bin Salman est à noter, celle du ministre émirati des Affaires étrangères Abdullah bin Zayed Al-Nahyan l’est aussi. Les autorités des deux pays alliés se montrent en effet soudées et garantes d’une nouvelle paix régionale. Au lendemain de cet accord, toujours à Djeddah, une rencontre inédite a eu lieu entre Ismaël Omar Guelleh et Afewerki. Ces derniers étaient en froid depuis 10 ans suite à un conflit frontalier ayant éclaté en 2008. Pendant cette entrevue au cours de laquelle les deux chefs d’État n’ont pas manqué de remercier le parrain saoudien pour ses efforts de médiation, il a été convenu de rétablir le dialogue.

Abiy Ahmed et l’intégration régionale

Depuis son arrivée au pouvoir, Abiy Ahmed a fait des difficultés économiques de son pays enclavé son cheval de bataille. C’est d’ailleurs pourquoi la question primordiale de l’accès aux ports a été au cœur de ses déplacements successifs en Erythrée, au Soudan, à Djibouti et en Somalie.

Si le Premier ministre éthiopien considère l’intégration politique comme un préalable sine qua none à l’intégration économique de la Corne, il semble qu’il ait trouvé à Riyad et à Abu Dhabi les intermédiaires et partenaires nécessaires à son projet régional. Contrairement à ses voisins qui bordent la mer Rouge et le Golfe d’Aden, l’Éthiopie jouit d’une indépendance accrue en termes de politiques étrangères. Si la Turquie possède 50% de ses investissements africains dans ce pays, cela ne gène manifestement pas les EAU et l’Arabie saoudite à courtiser Addis-Abeba. Sur les plans politique et diplomatique, il est certain que l’Éthiopie est l’acteur régional le plus important. Tout pays qui souhaite s’assurer d’une influence pérenne dans la Corne est tenu d’entretenir de bonnes relations avec ce dernier. C’est en cela que l’exemple qatari est éloquent. En 2008, l’Éthiopie rompait ses liens avec Doha, dénonçant le rôle déstabilisateur d’un axe « qataro-érythréen » en Somalie. Aujourd’hui, il semble que les EAU, notamment, aient compris l’importance de cet acteur pour s’établir durablement dans la région.

Djibouti et le Somaliland : les deux grands perdants ?

Le projet d’intégration politico-économique développé et mis en place par Abiy Ahmed semble prendre la forme d’une troïka « érythréo-somalo-éthiopienne », excluant et menaçant les intérêts de Djibouti et du Somaliland.

À la suite de l’entrevue historique des présidents érythréen et djiboutien à Riyad en septembre, Ismaël Omar Guelleh devait être présent lors d’une nouvelle rencontre organisée en Éthiopie sur les bords de lac Tana les 9 et 10 novembre avec les chefs d’États éthiopien, érythréen et somalien. Finalement, sa présence n’a pas été assurée. Quelques jours plus tard, Farmaajo annonçait qu’une prochaine réunion se tiendrait prochainement à Mogadiscio (sans préciser la date), assurant que tout serait fait pour que les autorités djiboutiennes participent à cette rencontre. Pour Djibouti, ces nouvelles dynamiques sont inquiétantes. D’un côté, de nombreux points de discorde persistent avec son voisin du nord. D’un autre, le projet de diversification portuaire d’Abiy Ahmed menace son quasi-monopole sur les importations et exportations éthiopiennes. C’est en tout cas la manière dont les autorités le perçoivent.

Au Somaliland, les succès diplomatiques de Mogadiscio sont très mal reçus. Longtemps proche d’Hargeisa, l’Éthiopie d’Abiy Ahmed a appelé à plusieurs reprises au respect de la souveraineté de la Somalie. Deux faits marquants symbolisent ce changement de position. Aucune délégation officielle éthiopienne n’était présente lors des cérémonies censées marquer le début des travaux sur le port de Berbera par DP World. L’accord tripartite signé en mars 2018 entre les EAU, le Somaliland et l’Éthiopie (1) pourrait être remis en cause à l’instigation de ce dernier qui n’a toujours pas clarifié les conditions de son engagement. De plus, depuis le mois d’avril, aucune délégation somalilandaise n’a été invitée à Addis-Abeba. Par conséquent, de virulentes critiques ont été formulées à l’encontre de l’exécutif pour ne pas avoir su réagir aux victoires diplomatiques de Farmaajo. La nomination le 10 novembre 2018 d’un nouveau ministre des Affaires étrangères, Yasin Faratoon, néophyte de la diplomatie, est ainsi perçue comme une erreur majeure par certains (2). Aujourd’hui, les partenariats de premier plan qu’Addis-Abeba entretient avec Abu Dhabi d’un côté et Mogadiscio de l’autre, se recoupent et, mécaniquement, lèsent et ralentissent les ambitions économiques et politiques du Somaliland qui se heurtent à cette reconfiguration régionale. Par ailleurs, les administrations régionales pâtissent également de cette nouvelle donne. Le gouvernement d’Abiy Ahmed semble s’être éloigné de la stratégie qui consistait à entretenir d’excellentes relations avec ces dernières.

Du bilatéralisme au multilatéralisme : une nouvelle « Pax Arabica » (3) ?

Y aurait-il une « Pax Arabica » dont Riyad et Abu Dhabi seraient les figures de proue ?
D’un côté, cela parait peu probable au regard des remous dont ces pays sont à l’origine et des tensions qui persistent dans la Corne. Le comportement « tout azimut » de l’axe saoudo-émirati, la militarisation croissante de la région et les effets engendrés par l’importation de la crise du Golfe ont suscité de la méfiance et parfois de l’indignation chez les populations et médias régionaux. Par ailleurs, une frange non-négligeable des cercles politiques locaux conteste l’influence exercée par ces deux pays. Au Soudan, les effets économiques escomptés du soutien politique et militaire à la coalition ne se dessinent toujours pas. À Djibouti, les autorités se sentent encerclées et sont persuadées que les Émirats veulent « la peau du régime ». À Mogadiscio, l’activisme émirati au Somaliland et dans les provinces fédérées n’est pas acceptable et a déjà provoqué d’importantes crises. Les dynamiques régionales sont multiples et les pays du Golfe semblent ne pas saisir toute leur complexité. De ce fait, d’aucuns peuvent douter du rôle stabilisateur que l’axe saoudo-émirati souhaite endosser. Celui-ci reposerait davantage sur des comportements opportunistes et cosmétiques que sur des actes concrets en faveur de la paix.

D’un autre côté, il existe de vraies convergences d’intérêts qui ont contribué à apaiser des États en conflit depuis plus de deux décennies. Certains observateurs s’accordent pour dire que le soutien économique, politique et diplomatique accordé par Riyad et Abu Dhabi a été primordial dans le rapprochement érythréo-éthiopien. L’argent des pétromonarchies a, en effet, le pouvoir de stabiliser et de déstabiliser la région. C’est pourquoi les mois à venir seront primordiaux pour traduire dans la réalité les traités de paix. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions. Ainsi, les évolutions récentes rendent tout observateur à la fois sceptique et optimiste. Elisabeth Dickinson de l’International Crisis Group résume le sentiment ambivalent que suscite les EAU. Elle affirme qu’Abu Dhabi joue un rôle de faiseur de paix évident, mais que « la compétition en cours dans la Corne risque de fragiliser non seulement les dynamiques politique internes des pays de la région, mais également le rapport des forces entre ces derniers (4) ».

Conclusion

L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed a permis à Abu Dhabi et Riyad de transformer leur essai géopolitique dans la Corne. Leur activisme pacificateur, que l’on peut qualifier d’opportuniste, témoigne d’un véritable souhait de s’établir durablement dans la région. Aujourd’hui, ils s’y positionnent comme médiateurs, non plus seulement dans une approche bilatérale, mais multilatérale [cette stratégie était celle du Qatar depuis la fin des années 1990]. Jusqu’au mois d’avril 2018, le rapprochement golfien avec le régime d’Asmara était perçu d’un mauvais œil par Addis-Abeba. En engageant un processus de paix avec l’Érythrée, le Premier ministre éthiopien a permis à l’axe saoudo-émirati de prendre un tout autre rôle dans la nouvelle stratégie régionale d’Isaias Afewerki. Ces deux pays sont ainsi passés d’une équation trilatérale à la tonalité anti-éthiopienne, dangereuse pour la pérennité de leur présence dans la région, à une équation multilatérale pacificatrice en mesure d’inscrire leur influence dans une période plus longue.

Lire également :
 Corne de l’Afrique et Péninsule arabique : des relations déséquilibrées (1/3)
 Intégration de la Corne de l’Afrique à l’espace sécuritaire du Golfe : rôle catalytique de la guerre au Yémen (2/3)

Notes :
(1) Lire également, Cannon, B., Rossiter, A. (2017) Ethiopia, Berbera Port and the Shifting Balance of Power in the Horn of Africa. Rising Powers Quarterly, Décembre 2017, vol. 2, no. 4, p. 7-29.
(2) Cependant, originaire de l’Est du Somaliland, beaucoup voient sa nomination comme un bon moyen de dialoguer avec les provinces de l’Est en proie à des difficultés politiques.
(3) Terme rencontré dans un article d’Alex de Waal intitulé : Beyond the Red Sea : « A new driving force in the politics of the Horn », African Arguments, 11 juillet 2018.
(4) International Crisis Group. (2018) The United Arab Emirates in the Horn of Africa. Crisis Group Middle East Briefing, no. 65, 6 novembre 2018.

Publié le 27/12/2018


Brendon Novel est diplômé du Master en affaires internationales (PSIA) de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a rédigé son mémoire sur les politiques étrangères golfiennes dans les pays de la Corne de l’Afrique (mars 2018). Une bourse octroyée par le Koweït Program at Sciences Po lui a permis de mener des recherches de terrain au Qatar, aux Émirats arabes unis, en Somalie, à Djibouti et au Soudan.


 


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