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Des « mercenaires », des « djihadistes », des « gangsters »… Les qualificatifs ne manquent pas, dans la bouche de ses détracteurs, pour qualifier l’« Armée nationale syrienne » qui, contrairement à ce que pourrait laisser penser son nom, désigne une vaste coalition de groupes rebelles syriens faisant office, aujourd’hui, d’auxiliaires de l’armée turque en Syrie.
De fait, depuis que la Turquie les emploie, et en particulier depuis l’opération « Rameau d’Olivier » à l’encontre du canton kurde syrien d’Afrin, ces supplétifs syriens s’illustrent par leurs nombreux actes à l’encontre des civils ou des prisonniers de guerre. Si la propagande kurde s’emploie à les mettre en évidence, il n’en demeure pas moins qu’un nombre croissant d’ONG et d’institutions internationales en reconnait l’existence et les documente. Depuis l’offensive turque « Source de Paix » le 9 octobre 2019, il serait même question, à l’ONU ou à Washington, d’envisager des poursuites pénales contre les auteurs et les responsables de ces actes (1).
En quoi consiste exactement cette Armée nationale syrienne ? Ses membres sont-ils vraiment d’anciens membres de groupes terroristes ? Quel intérêt Ankara a-t-il d’employer ces mercenaires en Syrie, au vu de l’image profondément négative qu’ils renvoient dans les médias et auprès des populations à leur contact ?
Si cette Armée nationale syrienne apparaît comme une vaste coalition hétéroclite de groupes aux idéologies et intérêts divergents, l’appât du gain les réunit presque sans distinction sous la bannière de l’armée turque (I) ; leur présence dans les rangs de cette dernière apparaît de fait fondamentale pour les opérations d’Ankara en Syrie, tant pour minimiser les pertes de soldats turcs que pour pallier la réduction brutale des capacités opérationnelles de l’armée turque à la suite des purges post-tentative de coup d’Etat en juillet 2016 (II).
Si la fondation de l’Armée nationale syrienne (ANS) remonte au mois de mai 2017, la très grande majorité de ses effectifs est issue des rangs de l’Armée syrienne libre (ASL), aujourd’hui incorporée au sein de l’ANS. L’ASL est formée dès le 29 juillet 2011, dans une volonté d’unification de tous les groupes armés opposés au régime du Président syrien Bachar el-Assad, et dont la posture politique est dite « modérée » - en opposition aux groupes djihadistes sévissant alors en Syrie, notamment la branche locale d’Al Qaeda, le Jabhat al-Nosra.
Après avoir été le fer de lance de l’opposition armée aux forces pro-régime durant les premières années du conflit, l’ASL initie son déclin. A partir des mois d’avril-mai 2013, l’Armée syrienne libre commence à perdre un nombre croissant d’hommes au profit du Jabhat al-Nosra, qui émerge alors comme l’une des forces d’opposition à Damas les mieux financées, motivées et équipées du conflit, a contrario de l’ASL dont le manque d’équipements, de munitions et de combattants qualifiés fait cruellement défaut. L’année suivante, l’émergence soudaine et victorieuse de Daech en Syrie (capture de Raqqah le 10 janvier 2014 par exemple) accélère ce processus.
A partir du 30 septembre 2015, l’intervention de la Russie aux côtés de Damas renverse le rapport de forces sur le terrain ; les rebelles de l’ASL subissent revers contre revers, dont la perte d’Alep en décembre 2016 constituera la « défaite de trop ». D’autant plus qu’en parallèle, la création des Forces démocratiques syriennes (FDS) par les Kurdes, le 10 octobre 2015, créé un nouvel appel d’air pour les rebelles déçus de l’ASL. En effet, les FDS affichent, dès leur création, leur volonté d’apparaître comme une vaste alliance inclusive et ethniquement hétérogène, où combattent côte-à-côte Kurdes, Arabes, Turkmènes et d’autres groupes ethniques. Leurs nombreux succès militaires, ainsi que le soutien massif qu’ils obtiennent de la Coalition internationale, confèrent aux FDS un attrait auquel va succomber un grand nombre de combattants de l’ASL.
L’Armée syrienne libre devient ainsi rapidement le fantôme d’elle-même : forte de 80 000 combattants durant l’été 2012, elle n’en comptera plus que 30 000 en 2016. Cette année-là, l’opération turque « Bouclier de l’Euphrate », lancée le 24 août, vient bouleverser la donne pour l’ASL. Celle-ci, soutenue depuis le début du conflit par plusieurs acteurs internationaux dont la Turquie, s’est vue proposer en 2015 par cette dernière de bénéficier de formations militaires et de nouveaux équipements si plusieurs bataillons syriens se rendaient en territoire turc et participaient aux futures opérations qu’Ankara planifiaient dans le nord de la Syrie.
L’opération « Bouclier de l’Euphrate » vient concrétiser le partenariat entre l’ASL et la Turquie. Subissant de lourdes pertes durant l’opération, payant le prix de leur amateurisme militaire (2) malgré les formations dispensées en Turquie, ces supplétifs syriens joueront pourtant un rôle central dans l’opération et s’avéreront indispensables pour Ankara, comme il sera évoqué en deuxième partie du présent article.
Les autorités turques décident donc de « s’approprier » ces supplétifs en les ralliant sous la bannière de « l’Armée nationale syrienne » en mai 2017, organisée en « légions ». Le 4 octobre 2019, ils sont rejoints par le Front de libération national, une alliance de groupes rebelles soutenus par la Turquie dans la province d’Idlib, à l’ouest de la Syrie.
L’ANS, héritière directe de l’ASL, est donc récipiendaire d’une trentaine de groupes rebelles aux idéologies très variables mais partageant la même animosité à l’encontre de leur ennemi kurde et trouvant auprès de la Turquie les moyens de subsister financièrement.
Dans le cadre des opérations « Rameau d’Olivier » et « Source de Paix », ces supplétifs syriens se sont montrés irremplaçables pour Ankara afin de permettre à cette dernière d’épargner ses propres soldats « nationaux ». En effet, la première incursion militaire turque en Syrie, l’opération « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016-mars 2017), s’était caractérisée par un nombre substantiel de pertes, tant humaines que matérielles, diffusant une image désastreuse de l’opération auprès de l’opinion publique. L’armée turque avait en effet pris directement part aux opérations afin de compenser la faible efficacité de ses supplétifs syriens, peu entraînés ni motivés. Les soldats turcs montaient donc en première ligne aux côtés de leurs alliés syriens, voire les remplaçaient.
Toutefois, c’était sans compter sur la perte très nette en capacités opérationnelles de l’armée turque à la suite du coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 et des purges consécutives dont l’ampleur, ainsi que la fréquence, avaient décimé les rangs des forces armées turques et notamment ceux de ses officiers supérieurs (3).
Dirigée par des hommes désormais peu expérimentés ou choisis par Ankara en raison de leur loyauté vis-à-vis de la présidence turque, sans vision opérationnelle, l’armée turque subira de lourdes pertes, tant humaines (71 morts) que matérielles (11 chars de combat détruits ainsi que 5 autres véhicules blindés de diverse nature). Les images de chars « Leopard 2A » turcs détruits dans les combats et dont Daech fera grand usage dans sa propagande (4) feront le tour des médias et laisseront un arrière-goût particulièrement amer à l’opinion publique turque.
En janvier 2018, lorsqu’Ankara lance son offensive à Afrin contre les forces kurdes, les supplétifs syriens sont ainsi envoyés en première ligne ; si les pertes turques restent conséquentes au cours de l’opération (46 morts), celles de ses supplétifs excèdent le décuple (463 morts). Le bilan humain de l’opération « Source de Paix » initiée le 9 octobre 2019 n’est pas encore précisément connu en raison de son caractère très récent et, surtout, inachevé. Toutefois, les premières estimations indiquent que 8 soldats turcs seraient morts tandis que leurs alliés syriens auraient subi des pertes avoisinant les 300 hommes.
L’usage massif de l’actuelle ANS permet donc à Ankara de limiter très nettement l’ampleur des pertes de soldats turcs et de ménager ainsi son opinion publique. Toutefois, si l’emploi de ces supplétifs syriens permet aux autorités turques de s’épargner une image négative en minimisant les pertes, elle en créé une autre toutefois : celles d’alliés présentés par Ankara comme « modérés » et « fiables » mais dont les actions sur chaque théâtre d’opérations sont documentées et régulièrement dénoncées par les populations locales et les ONG (5).
En effet, comme vu infra, les combattants constituant l’ANS sont, pour un grand nombre, issus de groupes islamistes, ou en font encore partie. L’un de ces groupes par exemple, incorporé au sein de l’ANS, se nomme Ahrar al-Charkiya (« les Hommes libres de l’Est »). Fondée en 2016 par un chef religieux de l’Etat islamique en Irak, et aujourd’hui dirigée par un ancien cadre de du Front al-Nosra, Abou Hatem Chakra, cette faction a recruté d’anciens combattants du Front al-Nosra et de Daech (6). Comme l’a révélé le quotidien britannique The Telegraph (7), les membres d’Ahrar al-Charkiya ont récupéré des femmes de Daech jusqu’ici détenues dans le camp de prisonniers d’Aïn Issa, à la faveur de l’offensive turque.
Ces groupes islamistes présents dans les rangs de l’ANS constituent le fer de lance des exactions commises contre les populations kurdes, tant à Afrin que dans le nord-est syrien aujourd’hui. Plusieurs ONG ont ainsi dénoncé la terreur instaurée par ces groupes dans les territoires occupés où les pillages, rançonnages et expropriations sont rapportés en nombre. Ces expropriations s’inscrivent dans le cadre du souhait de la présidence turque de modifier le paysage ethno-démographique des territoires kurdes afin d’y installer, à la place, des populations arabes, créant ainsi un « glacis ethnique » entre la Turquie et les Kurdes. Abou Hatem Chakra a ainsi été décoré par la Turquie en février 2019 pour son rôle dans la « protection des propriétés » à Afrin.
Les exactions commises régulièrement par les supplétifs syriens d’Ankara, à l’instar du meurtre avec torture de la politicienne kurde Hevrin Khalaf le 12 octobre, sont de plus en plus reconnues et documentées par les ONG et instances internationales. Le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU, Rupert Colville, a ainsi qualifié le 15 octobre de « crimes de guerre » les actes commis en Syrie par les auxiliaires syriens d’Ankara, désignant nommément Ahrar al-Charkiya. Kumi Naidoo, secrétaire général de l’ONG de protection des Droits de l’Homme « Amnesty International » a, de son côté, déclaré que « la Turquie ne peut pas échapper à ses responsabilités en externalisant ses crimes de guerre à des groupes armés » (8).
Les autorités turques se sont ainsi adjointes les services de milliers de rebelles syriens aux motivations et idéologies particulièrement diverses, quitte à essuyer de nombreuses critiques de la communauté internationale en raison de leurs exactions. Ankara y trouve malgré tout son compte puisque l’opinion publique domestique y voit une opération où les pertes en soldats turcs sont limitées, et où la Turquie atteint ses objectifs. Un sondage réalisé par Metropoll le 5 novembre dernier démontre ainsi, s’il en était besoin, le succès de cette stratégie : depuis l’offensive turque en Syrie, la cote de popularité du Président turc Recep Tayyip Erdo ?an a augmenté de 3,7% et le taux de désapprobation de ses politiques a quant à lui chuté de 9,3% (9).
Notes :
(1) Voir par exemple : https://ahvalnews.com/operation-peace-spring/us-examining-evidence-war-crimes-turkish-offensive-syria-envoy-tells-senate
(2) Cf. https://www.rudaw.net/english/analysis/11102019
(3) Onze jours après la tentative de coup d’Etat, le 27 juillet 2016, les autorités turques annoncent en effet le limogeage de 149 généraux et amiraux (sur un total de 358 au sein de l’armée turque), 1 099 officiers, 436 sous-officiers et environ 5 000 soldats du rang. D’autres purges suivront régulièrement au fil des mois ; en tout, ce sont près de 77 000 militaires qui auront été arrêtés ou limogés depuis la tentative de coup d’Etat de juillet 2016.
(4) Cf. par exemple : https://www.dailymail.co.uk/news/article-5332247/The-4million-German-tank-embarrassed-Syria.html
(5) Cf. par exemple le dépôt, par un collectif de 12 ONG, d’un dossier sur les crimes de guerre commis par la Turquie à Afrin à l’ONU le 21 juillet dernier : https://kurdistan-au-feminin.fr/2019/07/21/12-ong-de-defense-des-droits-humains-soumettent-a-lonu-un-dossier-sur-les-crimes-commis-par-la-turquie-a-afrin/
(6) Cf. https://www.lepoint.fr/monde/ces-djihadistes-au-service-des-turcs-25-10-2019-2343449_24.php
(7) https://www.telegraph.co.uk/news/2019/10/17/british-isil-matchmaker-pleads-return-uk-escape-kurdish-run/
(8) https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2019/10/syria-damning-evidence-of-war-crimes-and-other-violations-by-turkish-forces-and-their-allies/
(9) https://www.reuters.com/article/us-turkey-erdogan-poll/turks-support-for-erdogan-jumps-after-syria-operation-poll-shows-idUSKBN1XF18K
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Bilan de l’offensive turque dans le nord-est syrien : entre suprématie russe et retour en scène de Damas dans les territoires kurdes
– Nouvelle offensive turque au Rojava : explications thématiques et point de situation
– Présence militaire turque au Levant : le leitmotiv kurde
– Le rôle de la Turquie et de la question kurde dans les conflits irakiens et syriens. Partie I : Ankara face à Damas
Bibliographie :
– KASAPO ?LU, Can, ÜLGEN, Sinan, et CHAIRMAN, E. D. A. M. Operation Olive Branch : A Political–Military Assessment. Centre for Economics and Foreign Policy Studies (EDAM), 2018.
– SHIELD, Operations Euphrates et BRANCH, Olive. Assessing the Post–July 15 Turkish Military. 2019.
– CALHO, Julio Miranda. Instability in the South. NATO Parliamentary Assembly, 2018. - ROUHI, Mahsa. US–Iran Tensions and the Oil Factor. Survival, 2018, vol. 60, no 5, p. 33-40.
– PELINO, Elettra. The 2018 Turkish Military Operation in Northern Syria : Turkey’s Ambiguous Realpolitik Between the USA and Russia. 2018.
– FAVIER, Agnès. Syria after Islamic state :’everything needs to change, so everything can stay the same’ ?. 2018.
– HOFFMANN, Clemens. Neo-Ottomanism, Eurasianism or securing the region ? A longer view on Turkey’s interventionism. Conflict, Security & Development, 2019, vol. 19, no 3, p. 301-307.
– HALLINAN, Conn, et al. The Syrian chess board. Australian Socialist, 2018, vol. 24, no 3, p. 13.
– COSTEA, C ?t ?lin, et al. EUPHRATES SHIELD : AN ANALYSIS OF TURKEY’S INTERVENTION IN SYRIA. In : International Scientific Conference Strategies XXI-Volume 1. ” Carol I” National Defence University Publishing House, 2018. p. 47-58.
– SLEE, Chris, et al. Turkey ups military intervention in Iraq. Green Left Weekly, 2019, no 1225, p. 12.
Sitographie :
– Money and Hatred for the Kurds Drives Turkey’s Syrian Fighters, Time, 15/10/2019
https://time.com/5700563/syrian-national-army-turkey-offensive-kurds/
– Turkey vs the SDF : A brief comparison of forces, Rudaw, 11/10/2019
https://www.rudaw.net/english/analysis/11102019
– U.S. examining evidence of war crimes in Turkish offensive, Syria envoy tells Senate committee, Ahval News, 24/10/2019
https://ahvalnews.com/operation-peace-spring/us-examining-evidence-war-crimes-turkish-offensive-syria-envoy-tells-senate
– The £4million German tank dubbed ’one of the best in the world’ is shown up in Syria : Leopard 2 bought by Turkey to fight British-backed Kurds has numerous faults exposed in lethal fashion, Daily Mail, 31/01/2018
https://www.dailymail.co.uk/news/article-5332247/The-4million-German-tank-embarrassed-Syria.html
– 12 ONG de défense des droits humains soumettent à l’ONU un dossier sur les crimes commis par la Turquie à Afrin, Kurdistan au Féminin, 21/07/2019
https://kurdistan-au-feminin.fr/2019/07/21/12-ong-de-defense-des-droits-humains-soumettent-a-lonu-un-dossier-sur-les-crimes-commis-par-la-turquie-a-afrin/
– Ces djihadistes au service des Turcs, Le Point, 25/10/2019
https://www.lepoint.fr/monde/ces-djihadistes-au-service-des-turcs-25-10-2019-2343449_24.php
– ‘Filled with hatred and a lust for blood’ : Turkey’s proxy army in northern Syria accused of abusing civilians, The New York Times, 10/11/2019
https://www.washingtonpost.com/world/middle_east/filled-with-hatred-and-a-lust-for-blood-turkeys-proxy-army-in-northern-syria-accused-of-abusing-civilians/2019/11/09/345e2fd6-0175-11ea-8341-cc3dce52e7de_story.html
– National security adviser "very concerned" about possible war crimes in Syria during Turkish offensive, CBS News, 10/11/2019
https://www.cbsnews.com/news/national-security-adviser-robert-obrien-very-concerned-war-crimes-syria-turkish-offensive-face-the-nation/
– Turkey-Backed Rebels Who Filmed Gruesome Executions on Their Phones Accused of ’Blatant War Crimes’, VICE, 25/10/2019
https://www.vice.com/en_us/article/wjwkaq/turkey-backed-rebels-who-filmed-gruesome-executions-on-their-phones-accused-of-blatant-war-crimes
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
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