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Article de Marwan Rashed, Les débuts de la philosophie moderne (VIIe-IXe siècle), In Les Grecs, les Arabes et nous, Enquête sur l’islamophobie savante, ouvrage collectif sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach

Par Sixtine de Thé
Publié le 08/01/2014 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

L’article de Marwan Rashed, Les débuts de la philosophie moderne (VIIe-IXe siècle), se concentre sur la place et l’interprétation du corpus grec et en particulier l’héritage aristotélicien par les penseurs de l’Islam médiéval. Cet helléniste et spécialiste d’Aristote revient ici sur une histoire doctrinale de la philosophie qui a sans doute sous-évalué l’apport de la philosophie arabe, pour rétablir ce qui est selon lui une juste lecture de ces influences diverses. Il articule sa thèse autours de plusieurs affirmations, plusieurs piliers de réflexions : l’importance du kalâm [1] pour la philosophie islamique, la prise en compte non d’un corpus grec en tant que tel mais plutôt une réaction des auteurs en fonction des problèmes posés, le fait que pour la philosophie islamique comme pour de très nombreuses écoles de pensée la référence grecque soit fondamentale et que les autres influences, bien que présentes, soient secondaires, et enfin que l’âge d’or de la philosophie islamique corresponde comme en Grèce à celui des mathématiques. Il résume ainsi son point de vue sur « l’histoire de la philosophie islamique (qui) est celle des transformations opérées à l’intérieur de certains corpus de philosophie grecque, dans le contexte d’un développement sans précédent de la théologie rationnelle et des sciences mathématiques, « à la mesure de la modernité classique » ». L’originalité de sa démarche tient au fait qu’il inverse le rapport d’influence en quelque sorte, ne se limitant pas à examiner le point du legs grec sur la philosophie arabe, mais qu’il examine les questions posées par les philosophes de l’Islam médiévale et les réponses que l’interprétation du corpus grec a pu leur apporter. Il propose alors par l’analyse de ces différentes questions une nouvelles périodisation de l’histoire de la philosophie arabe.

D’un point de vue historique et méthodologique, il convient de préciser tout d’abord que la philosophie grecque est très déterminée culturellement pour ceux qui la reçoivent : « Dans son acceptation néoplatonicienne – qui est l’acception dominante du IIIe au VIe siècle – la philosophie est un discours sur le monde et sur l’âme qui véhicule un certain nombre de thèses heurtant de front le dogme chrétien. » Cette définition de la philosophie grecque a induit l’idée qu’elle était intrinsèquement liée au paganisme, et ainsi le point commun majeur de la plupart des philosophes arabes fut de rapprocher paganisme philosophique et islam. C’est pourquoi, explique l’auteur, la nouveauté de la civilisation islamique est une rupture historique majeure dans les sujets discutés en philosophie dans les premiers siècles de l’Hégire par rapport à la philosophie préislamique dont plusieurs traits recoupaient la philosophie grecque tardive. La question du choix dans les sujets abordés révèle les préoccupations des débuts de cette civilisation : ils sont majoritairement théologiques et politiques, et sont d’ailleurs souvent liés. On assiste en effet à un travail de légitimation qui présente ainsi en parallèle la situation politique des califats et la question choix divin. Mais au-delà de la légitimation du pouvoir en place, la question de ceux qui ont ou non le pouvoir semble déterminer aussi la place de la liberté humaine. Ainsi, raconte l’auteur, dans le contexte des Omeyyades, ceux qui étaient au pouvoir parlaient d’un Dieu tout puissant qui contrôlait le destin des hommes, ceux à l’inverse qui avaient été écarté de celui-ci concédaient nettement plus de place au libre-arbitre. Mais une telle situation politique ne déterminait pas exclusivement les positions théologiques puisque les théologiens qui écrivirent les premiers hâdiths (traditions) étaient des chiites opposés au pouvoir omeyyade et qui légitimèrent la prédestination. Ainsi cette période de spéculation se caractérise-t-elle par une focalisation sur certains thèmes et par un infléchissement des thèmes en direction de certaines questions. Mais c’est principalement le thème de la toute-puissance divine qui émerge de ces débats, et qui surtout se différencie des débats grecs sur le déterminisme, puisque les hâdiths le détachent de son autarcie causale. Marwan Rashed analyse ceci comme le lieu moderne de la théodicée. La querelle du libre-arbitre reste au cœur de l’Etat musulman : par exemple, le penseur Al-Hassan al-Basri (685-705) tente de faire concorder raison et tradition. Selon lui, la raison accepte comme prémisse que Dieu ne saurait être ni injuste ni contradictoire : il cherche ainsi à attester la légitimité d’une telle affirmation en citant des passages du Coran. Ainsi, dans son interprétation du libre-arbitre, le moment du choix est « une consistance événementielle aussi pour Dieu » : c’est-à-dire que si Dieu a bien une connaissance des choix des hommes (la question du libre-arbitre a pour corolaire la question de la toute-puissance divine, et l’autonomie accordée aux hommes semble être inversement proportionnelle à la place de Dieu dans les actions humaines, al-Hassan al-Basri chercher ainsi à sauver Dieu, pour ainsi dire), son savoir n’influe pas sur leurs actions. Il distingue en effet la prescience de la prédétermination (distinction que reprendra Al-Fârâbî). De plus, il explique entre les lignes pourquoi Dieu ne fait pas choisir à l’homme directement le Bien : il s’agirait d’un principe qui s’opposerait à Dieu et lui serait indépendant. Mais la querelle du libre-arbitre va s’approfondir et s’y adjoignent deux lignes abstraites : une ontologie du sensible qui permettait de rendre compte, aussi précisément que possible, de ce ‘contrôle’ de Dieu sur le monde, et la question des attributs divins fondamentaux (vie, puissance, volonté, science). A cette période de l’Histoire, on constate le développement d’une réflexion intense et surtout qui exclut presque entièrement le corpus grec.

Dans les premiers siècles de l’Hégire, l’étude de la physique peut se décrire comme l’étude des actions de Dieu dans le monde, et les premiers physiciens, forts d’un grand optimisme épistémologique, insistent sur le rôle primordial de Dieu dans le monde. Selon eux, la connaissance divine équivaut à la connaissance humaine, la différence entre les deux étant une affaire de perception, mais les deux modes de la connaissance seraient fondamentalement homogènes. Ainsi, en suivant leur raisonnement, ce qui est impensable pour l’homme l’est aussi pour Dieu, ce qui leur permet d’en conclure à l’inexistence de l’infini. Par rapport à cette question de la physique, une des querelles à ce propos est celle qui opposa les mutakallimûn (théologiens rationnels) et les falâsifa (philosophes) sur la question du possible. Pour les premiers, le concevable est aussi étendu que la puissance de Dieu (c’est-à-dire tout ce qui n’est pas logiquement contradictoire) et pour les philosophes cela représente ce qui est aussi étendu que la nature. Dans la tradition théologique, l’existence s’exprime par la réalisation physique et celle-ci par la possibilité d’une délimitation et d’un dénombrement. Ainsi selon eux, l’infini, ne pouvant se mesurer par définition (et présentant ainsi une sorte de court-circuit logique) ne peut pas exister, d’autant plus que le Coran dément son existence. On ignore si les mutakallimûn avaient connaissance de la distinction aristotélicienne entre l’infini en acte et l’infini en puissance, mais pour ce qui est du théologien al-Nazzam on constate que par un détour théorique à propos de l’espace et de la constitution des atomes, il parvient par leur théorie du saut à ce qui correspond à l’idée aristotélicienne de la puissance et de l’acte.

On assiste au IXe siècle à un véritable tournant historique par rapport au statut même de la philosophie : cette dernière s’autonomise par l’introduction dans le monde islamique du néoplatonisme aristotélisant qui entend dépasser ces querelles théologiques dont on a parlé précédemment et dont le cœur est le statut de la transcendance divine. Sous le califat abbasside du début du IXe siècle, un encouragement important de la science sous toutes ses formes se met en place, et ainsi une quête arabe de l’héritage grec. En quelques décennies, ce dernier est assimilé via de multiples traductions et études, récupération de manuscrits… Il est intéressant de voir ce qui a été mis en valeur dans cette transmission qui comprend nécessairement une part de trie : une partie de la métaphysique de Prochus, Plotin, certains dialogues de Platon. Par cet héritage grec et la tradition théologique propre au monde musulman, se dessine un horizon métaphysique singulier dans ce IXe siècle arabe : il s’agit surtout de ce que l’auteur appelle un néoplatonisme populaire, mais pas seulement. Les philosophes arabes se sont graduellement distanciés du Kalâm en réactualisant l’héritage grec pour répondre aux questions laissées ouvertes par les théologiens. Le premier siècle islamique s’approprie le Timée du Platon, et met ainsi en place un véritable système cosmologique. Ainsi, pour revenir à la volonté initiale de Marwan Rashed d’établir une nouvelle périodisation de la philosophie arabe, on constate que cette dernière n’est pas exclusivement tributaire d’un héritage aristotélicien.

Les années 830-930 voient l’âge d’or de la culture abbasside, elles-mêmes marquées par trois grands systèmes cosmologiques anti-aristotéliciens et indiquant un net retour vers le néoplatonisme du Timée. Les philosophes Al-Kindi, Thabit Ibn Qurra et Abu Bakr al-Razi posent la question du meilleur des mondes. On sait que leur connaissance du Timée s’est faite sous plusieurs formes : la traduction du texte grec, la traduction de l’abrégé de Galien, la traduction partielle du commentaire de Prochus. Il y a donc d’évidentes raisons philologiques qui poussent à s’y intéresser mais plus encore un intérêt doctrinal, puisque les trois plus grands philosophes de l’époque l’interprétèrent, et on constate que chacun en a comme choisi une partie distincte.

Al-Kindi tente dans son œuvre de prouver que le dogme musulman est le plus conforme à la raison. Il constitue ainsi un point charnière entre la première partie de la philosophie islamique en ce qu’il essaie d’établir une sorte de fusion entre la métaphysique aristotélico-néoplatonicienne et les théories des théologiens musulmans. Mais il semble néanmoins avoir considéré la métaphysique plus comme une théologie que comme une théorie de la substance. Comme chez Platon, il établie une différence radicale entre les Ides et les choses sensibles, et décrit un monde physique engendré, mais reprend à Aristote la table des catégories des mouvements. Il infléchit donc la logique de la première partie du Timée et va aussi plus loin qu’Aristote : il rajoute la catégorie de mouvement de création, c’est-à-dire le mouvement qui part du non-être pour aller vers l’être : « Ce mouvement s’oppose donc à la génération aristotélicienne en ce qu’il tire l’être du non-être, c’est-à-dire produit une substance sans la tirer d’un substrat, tandis que la génération n’est que le remplacement d’une forme par une autre sur un substrat préexistant. » Il est ainsi le premier auteur islamique à développer les intuitions du Kalâm avec les doctrines du corpus grec. Il a donc une place cruciale dans l’histoire de la philosophie et est une preuve que le legs grec n’est pas une réception passive : il avait en effet demandé ces traductions, qui ont apporté des réponses doctrinales à ses questions, il posait ainsi de nouveaux modèles de pensée.

Thabit ibn-Qurra appartient à la même époque et a des idées plutôt semblables sur le meilleur des mondes. Selon lui, « la seule cause véritable dans l’explication de la nature est la cause finale : Dieu ne pouvant que produire que le meilleur, il nous appartient de mettre en lumière pourquoi une telle situation donnée est préférable à toutes les autres. » Pour cela, il met en avant le principe de compossibilité et d’optimum dans ses explications cosmologiques. Il considère par exemple que le principe de perfection réside dans la forme circulaire, que Dieu a du altérer pour produire d’autres perfections, ainsi si la terre connaît des montagnes c’est parce que ces dernières permettent le cycle de l’eau. On retrouve donc, en plus de ces deux principes, l’idée chère aux théologiens d’un Dieu choisissant comme cause de la perfection du monde.

Le grand médecin Abu Bakr al-Razi (865-925) définit une tout autre expression du monde meilleur. Ce dernier part du constat d’un monde mauvais. Puisque le problème philosophique majeur de son système est celui de la justice divine (il s’inscrit en cela contre les Mu’tazilites qui sont, selon lui, incapables d’en rendre compte), un Dieu voulant et omnipotent ne peut être la cause d’un monde aussi déplorable. Ainsi avec sa théorie des cinq principes éternels, il vise à sauver Dieu du mal. En s’alignant sur la donnée théorique du Timée qui postule l’existence d’une âme concupiscente prise de désir pour la matière et d’un intellect qui la corrige, il tente de sauver la justice divine en limitant l’omnipotence de Dieu. Ainsi de ces trois néoplatonismes, on retient les avancées théoriques fondamentales et les questions posées au corpus grec redécouvert, et aussi le fait que tous les trois soient des néoplatonismes théologisants.

L’autre auteur décisif dans l’évolution de l’héritage grec est Al-Fârâbî (ca 872-950), puisque l’œuvre de ce dernier entérine la fin du concordat entre théologie et philosophie. Sa génération voit un approfondissement et changement du corpus aristotélicien, qui se dote de nombreuses traductions et ainsi une grande connaissance de son œuvre. Cet approfondissement d’Aristote est complété par la crise du modèle théologico-platonicien du meilleur des mondes dressé précédemment. Ainsi pour Al-Fârâbî la théologie représente-t-elle une approche inférieure de la vérité, pour lui, la logique aristotélicienne doit servir à se débarrasser des idées fausses des religions. En souhaitant une autonomisation de la métaphysique, il travaille pour comprendre comment peuvent cohabiter le langage de la Révélation et celui de la philosophie. Contrairement à Al-Kindi qui stipule que les deux sont similaires dans leur contenu mais que leurs formes diffèrent, pour Al-Fârâbî en revanche, « l’un est rigoureux et véridique, l’autre est équivoque et partiellement faux. » Quand bien même ce problème peut sembler être avant tout un problème de langage, il est manifeste que ce n’est pas seulement la question d’un accès possible à tous qui doit primer (si le langage de la Révélation est si relâché, explique-t-il, c’est bien sûr dans un soucis de vulgarisation), il ne s’agit pas pour autant d’une méthode scientifique. Il pose alors la question du statut des prémisses, qui cette fois est le travail du philosophe. Ainsi, selon lui, Al-Kindi, dans la fusion entre théologie et philosophie, s’est fourvoyé en ce qu’il n’a pas accompli le travail de « contrôle épistémique sur les prémisses philosophiques. »

Ainsi, avec al-Fârâbî s’achève toute une période de la philosophie arabe, en ce qu’il s’y oppose frontalement et tente d’établir une nouvelle métaphysique de type aristotélicienne, contre les métaphysiques théologisantes d’auteurs comme Al-Kindi. « Toute l’histoire ultérieure de la métaphysique classique peut se récrire comme celle de cette tension entre deux pôles à la fois complémentaires et antithétiques : Al-Kindi, en appui sur le corpus Mu’tazilite et le Timée, ou al-Fârâbî, tenant du physicalisme d’Aristote. »

Les Grecs, les Arabes et nous, Enquête sur l’islamophobie savante, ouvrage collectif sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach, Fayard, 2009.

Publié le 08/01/2014


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


 


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