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L’évolution contemporaine de l’islam dans les territoires du Maghreb et du Moyen-Orient nous a conduit à développer une lecture parfois binaire où l’opposition sunnisme-chiisme tient une place de première importance dans l’explication des conflits en cours. Il faut dire que le sunnisme et le chiisme sont les deux écoles de l’islam ayant le plus profondément influencé la construction des identités religieuses chez les populations du Moyen-Orient moderne et contemporain. Loin des oppositions sanglantes entre milices chiites et groupes salafistes radicaux comme actuellement en Syrie et en Irak, il existe pourtant une troisième école de l’islam longtemps restée en marge des projets de recherche scientifique, pour ne pas dire ignorée. Il s’agit du ḫāriğisme et de son unique branche existante actuellement, l’ibadisme.
Paradoxalement, cette école juridique remonte aux tous débuts de l’islam, bien avant que l’on se mette à parler de sunnisme et de chiisme. Longtemps marginalisée, réprimée, le ḫāriğisme n’a pas connu l’essor politique qui fut celui du chiisme ismaélien, dont l’idéologie constitua la base du califat fatimide du Caire. Pourtant, des groupes de fidèles ḫāriğites ont bâti des pouvoirs qui furent à l’origine de la création ou du développement important de pôles urbains, l’exemple le plus connu et le plus communément cité étant celui de la cité de Tahart, en Algérie actuelle, qui fut la capitale de l’imamat rustumide entre 767 et 909.
Ces espaces des marges et ces groupes politiques dissidents sont, depuis quelques années, de nouveau au cœur de programmes de recherches importants et font l’objet de nouveaux travaux universitaires, tant en histoire médiévale qu’en histoire contemporaine. En témoigne le projet Maghribadite (CIHAM-UMR 5648, IUF, ANR, Fondation Max van Berchem), coordonné par Cyrille Aillet, chercheur au CIHAM-UMR 5648, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Lumière Lyon-II et spécialiste national de ces communautés ibadites. Citons également la thèse récente d’Augustin Jomier : Un réformisme islamique dans l’Algérie coloniale : oulémas ibadites et société du Mzab (c. 1880-c. 1970), soutenue à l’Université du Maine. Les études sur l’ibadisme sont donc en plein essor, permettant de renouveler l’historiographie orientaliste, qui fut le fait de chercheurs ayant permis la connaissance et ayant proposé des traductions de textes issus de ces espaces des marges et décrivant précisément les modalités du fonctionnement politique des communautés ibadites. Nous pensons notamment à la traduction précieuse des Akhbar al-a’imma al-rustumiyyin, texte fameux d’ibn al-Saghir, traduit par A. de Motylinsky.
Le ḫāriğisme fut, dès l’origine du groupe, une dissidence, un schisme entre la umma – la communauté islamique originelle – et un ensemble de rebelles. En témoigne le mot même, ḫāriğisme, formé sur la racine trilittère du verbe arabe ḫ-r-ğ, qui signifie sortir. L’origine de cette séparation est à chercher du côté des confrontations politiques qui eurent lieu lors de l’assassinat du troisième calife rašīdūn, ‘Uṯmān (644-656), bien que la sortie des opposants prît rapidement une tournure religieuse. Revenir sur ces épisodes est en effet fondamental pour comprendre ensuite la nature de l’opposition entre pouvoir central et ḫāriğisme et pour saisir quelle fut la base idéologique qui précéda l’élaboration doctrinale du mouvement.
En 656 (1), après une longue période de tensions internes à la communauté islamique, le calife ‘Uṯmān est assassiné dans sa maison, à Médine. C’est à l’issue de cette crise autour de la personne du calife, qu’Hisham Djaït décrit comme une période de catharsis collective (2), qu’émerge une crise plus grande encore, autour de la succession politique à la tête de la communauté. Les habitants de Médine choisissent de prêter allégeance à ‘Alī dans l’urgence, traduisant bien l’inquiétude générale quant à un possible éclatement de la communauté. Mais cette allégeance ne satisfait pas l’ensemble des membres de la umma et notamment les soutiens de ‘Uṯmān, rassemblés autour du cousin de ce dernier, Mu‘āwiya, alors en poste comme gouverneur à Damas. Mu‘āwiya accuse notamment ‘Alī de soutenir et d’avoir récupéré dans ses rangs les assassins de son cousin. Il réclame donc justice et vengeance, prend la tête de la contestation aux côtés de ‘Aïcha, la fille d’Abū Bakr al-Ṣiddīq, le premier calife rašīdūn, préfigurant ainsi la lutte à venir pour le pouvoir et le titre de calife.
La confrontation intervient à Ṣiffīn, sur les rives de l’Euphrate, en juillet 657. Face au risque imminent de scission définitive au sein de la communauté, les combattants des deux camps sont réticents à engager un combat qui ne peut et ne doit mener qu’à une destruction totale d’une des deux armées. Jouant sur ce risque, Mu‘āwiya ordonne alors de brandir des Corans au bout des lances afin de réclamer un arbitrage humain. L’épisode est particulièrement célèbre car il sauve les armées de Mu‘āwiya en passe d’être défaites et répand la discorde chez les partisans de ‘Ali.
En effet, ‘Ali tergiverse et finit par accepter l’arbitrage humain, ce que refuse un groupe de combattants parmi son armée. Ce sont les qurra’, les premiers hommes à avoir appris le texte coranique par cœur. Ces derniers considèrent impossible de sceller le sort d’une bataille par l’arbitrage humain : la ḥukma illā lillāh ; il n’y a pas d’arbitrage en dehors de celui de Dieu. Ces premiers dissidents décident donc de quitter (ḫarāğa) le groupe des partisans de ‘Ali et de s’installer à Ḥarūrā’, dans un processus d’éloignement volontaire (i’tizāl), comparé à la « sortie de la cité impie » du Prophète lors de son émigration (hiğra) à Yathrib.
Les ḫāriğites sont désormais considérés comme hors de la communauté et constituent une nouvelle menace pour ‘Ali. D’autant que ces derniers développent une doctrine religieuse jusqu’auboutiste, sur laquelle nous reviendrons dans notre dernière partie. Installés désormais à Nahrawān, non loin de l’actuelle Bagdad, les groupes rebelles développent une identité fondée sur l’épisode de Ṣiffīn. ‘Ali, quant à lui, est dépassé et son autorité désormais porte uniquement sur des brides de territoires de l’actuel Irak. Il enclenche pourtant, en 659, une terrible répression contre les ḫāriğites et anéantis leurs implantations à Nahrawān. Il ne parvient cependant pas à détruire l’idéologie, désormais portée par un culte des martyrs que la bataille de Nahrawān n’a fait que renforcer. En 661, c’est un ḫāriğite qui lui assène les coups de poignard qui lui seront fatals.
Il est impossible de revenir en détail sur l’intégralité de l’histoire médiévale du ḫāriğisme tout comme il est impossible de détailler précisément les schismes survenus au sein de cette troisième branche de l’islam. Pour un résumé synthétique, nous renvoyons à l’article de Simon Fauret, « Le khâridjisme, l’autre branche de l’islam » (3).
Nous avons choisi de nous attarder plus spécifiquement sur la question de l’ibadisme, car de tous les mouvements politiques issus du ḫāriğisme, ce fut celui qui connut les réussites politiques les plus marquantes.
En accord avec la tradition relayée par Abū Miḫnaf au milieu du VIIIe siècle, l’ibadisme apparu en 684 et constitua en fait un schisme au sein de la communauté ḫāriğite. ‘Abd Allāh ibn Ibāḍ était alors en conflit avec la doctrine de la secte eu égard à l’attitude que devaient avoir les ḫāriğites vis-à-vis des autres croyants (ahl al-tawḥid). Pourtant, dans son article sur le groupe, « al-ibāḍiyya » (4) dans l’Encyclopédie de l’islam, T. Lewicki estime que la fondation de l’ibadisme est plus ancienne et aussi plus complexe. Selon lui, l’ibadisme est à rapprocher d’une autre secte ḫāriğite modérée, le groupe al-sufriyya, créé au milieu du VIIe siècle dans la ville irakienne de Baṣra par Abū Bilāl Mirdās b. Udayya al-Tamīmī. Dans son Kitāb al-Siyar, al-Šammāḫī cite cet éminent savant comme étant l’un des précurseurs des Ibādiyya. Cette hypothèse semble plausible dans la mesure où plusieurs futurs savants ibadites connus gravitèrent dans l’entourage d’ibn Udayya al-Tamīmī, ce dernier prêchant un discours très proche de celui qui sera le discours ibadite lors du développement du groupe.
C’est consécutivement à la mort d’al-Tamīmī, en 680, suite à une révolte que ‘Abd Allāh b. Ibāḍ devint le leader des ḫāriğites modérés et acta une séparation plus nette d’avec les ḫāriğites extrémistes.
Le chef de file du nouveau groupe est peu connu mais les sources nous livrent néanmoins quelques informations sur sa titulature : imām ahl al-taḥqīq, imām al-Muslimīn ou encore imām al-qawm (5). Installé à Baṣra, le gouvernement ibadite prend le nom de ǧamā‘at al-muslimīm (6).
À l’accession au pouvoir d’ibn Ibāḍ, les ibadites entrent dans une phase de secret (kitmān), de clandestinité qui ne facilite pas notre connaissance de l’évolution de la secte. C’est ensuite Abū al-Ša‘ṯā’ Ğābir b. Zayd al-Azdī qui devient le principal docteur de la secte ibadite et succède à ibn Ibāḍ. Ce personnage est mieux connu : origine de Oman, ce fut, semble-t-il, un personnage de première importance pour les débuts de l’ibadisme. Il est à l’origine d’un recueil de traditions nommé Dīwān, qui traduit sa maitrise de la science des traditions et qui figurait même, au IXe siècle, dans la bibliothèque des califes abbassides de Bagdad. Il enseigna également puisque de nombreux traditionnistes furent ses élèves.
Comme le rappelle T. Lewicki, il poursuivit l’œuvre de son prédécesseur notamment dans son effort de rupture avec l’extrémisme ḫāriğite sufrite. En alimentant les polémiques relatives au dogme ḫāriğite, il fut l’un des principaux artisans de la fixation de la doctrine ibadite.
Son activité politique est elle aussi passionnante. Alors que le ḫāriğisme était considéré comme un islam dissident, Ğābir b. Zayd al-Azdī parvint à entretenir des relations cordiales avec les califes omeyyades, ce qui limita la marginalisation et l’isolement des ibadites. Dans les récits d’al-Šammāḫī, le chef de la secte est même présenté comme proche du redoutable gouverneur d’Irak, al-Ḥağğāğ, bien connu pour ses faits d’armes au service des califes de Damas.
L’ibadisme est donc une fondation religieuse singulière dérivée d’une branche extrémiste des débuts de l’islam. Si, pour des raisons évidentes de clarté, nous avons présenté le mouvement comme évoluant uni à partir de sa séparation d’avec les sufrites, C. Aillet nous rappelle pourtant que l’ibadisme est à l’origine d’une nébuleuse de mouvements actifs aux premiers siècles de l’islam, dérivant du tronc commun de la muḥakkima (le groupe ayant refusé l’arbitrage) (7). À l’origine du premier schisme au sein de la communauté musulmane initiale, le ḫāriğisme et donc l’ibadisme ont souvent souffert de l’image renvoyée par l’historiographie sunnite des siècles abbassides, ayant fait du mouvement un ensemble monolithique et ne retenant guère autre chose que son aspiration incessante à la sécession (ḫurūǧ). Les savants au service des califes de Bagdad n’ont cessé d’assimiler les pratiques socio-politiques de ces mouvements déviants aux principes de la ğāhilīyya (8), permettant ainsi de renforcer le dogme sunnite et de fournir un contre-modèle politique au califat, présenté comme l’unique régime politique islamique viable et comme l’incarnation du modèle politique de l’islam des origines par excellence.
Lire la partie 2 : Aux marges du califat, pouvoirs et doctrines dissidentes : retour sur le développement de l’ibadisme (2/2)
Notes :
(1) Tous les éléments qui suivent et qui font l’objet d’une narration historique sont issus de la tradition islamique sunnite et ont été transmis par les chroniqueurs des VIIIe et IXe siècles. Ils constituent le canon historique actuel, adopté par les historiens, sans que l’intégralité de ces faits puissent être avérés scientifiquement.
(2) H. Djaït, La Grande Discorde, p.185.
(3) Paru sur Les Clés du Moyen-Orient, le 10 juin 2015 [http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-kharidjisme-l-autre-branche-de.html].
(4) T. Lewicki, « al-ibāḍiyya », EI².
(5) Voir T. Lewicki, « al-ibāḍiyya », EI².
(6) Voir, V. Prévost, Les Ibadites, de Djerba à Oman, chapitre 1.
(7) C. Aillet, « L’ibadisme, une minorité au cœur de l’islam », p.2.
(8) Est ainsi nommé la période antéislamique, présenté encore de nos jours par les islamistes comme la période de l’ignorance et de l’anarchie. Le mot dérive de la racine trilittère arabe ğ-h-l, dont le sens est justement ignorance.
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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