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Bahman Mirza Kadjar (1810-1884) : victime et observateur avisé des mutations socio-politiques de la Perse des Kadjars (2/2)

Par Alban Claude
Publié le 11/06/2018 • modifié le 11/06/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Villa of the Shah of Persia, Qajar Dynasty. Illustration by Mounier from Guillaume Antoine Olivier (1756-1814) Travels in the Ottoman Empire, Egypt and Persia, 1801. Copperplate engraving by Dell’Acqua handcoloured by Lazaretti from Giovanni Battista Sonzogno’s Collection of the Most Interesting Voyages (Raccolta de Viaggi Piu Interessanti), Milan, 1815-1817.

©Florilegius/Leemage / AFP

2. Un prince entre Ancien et Nouveau monde

Le prince Bahman Mirza Kadjar offre un des derniers exemples du mode de vie princier persan traditionnel. Père de soixante-quatre enfants issus d’un harem de seize épouses, il dirige une maisonnée nombreuse et partage son temps entre l’exercice de ses fonctions politiques et l’étude. Esprit curieux et raffiné, Bahman Mirza Kadjar se constitue au fil du temps une impressionnante collection d’ouvrages richement enluminés. Lorsqu’il prend la fuite pour la Russie, il ne manque pas de l’emporter avec lui, et quatre-vingt-quinze chameaux sont nécessaires pour la transporter. Protecteur des arts et des lettres, il finance durant son gouvernorat une brillante production artistique de cour. Les poètes Abdol Latif Tasuji “Molla Bashi” et Mirza Mohammad Ali Khan “Shams os-Sho’ara” Sorush Esfahani, qui assurent au quotidien l’éducation des fils de Bahman Mirza Kadjar, sont ainsi chargés de traduire pour la première fois en persan les Contes des Mille et une nuits. Le prince lui même s’adonne à la poésie de cour et à la calligraphie.

Si cet évergétisme littéraire est rendu possible par les solides revenus de la province d’Azerbaïdjan, Bahman Mirza Kadjar ne cesse pas ses activités intellectuelles en exil. Dans son palais de Susha, il continue d’augmenter sa collection d’ouvrages, maintenant dispersée aux quatre coins du globe au gré des héritages. Son tombeau abrite ainsi une pièce destinée à être une bibliothèque. Il continue par ailleurs d’entretenir une coûteuse écurie, tant la possession du cheval fait partie intégrante de l’habitus des princes tribaux kadjars. Du point de vue architectural, Bahman Mirza Kadjar reste dans la plus pure tradition persane. Il fait restaurer le palais du gouverneur à Tabriz, et son palais de Susha, qu’il a fait construire lui-même, adopte la disposition typique des palais persans, où les pièces en enfilade du harem se répartissent autour d’une cour centrale. C’est probablement l’aventurière Ida Pfeiffer qui donne l’aperçu le plus saisissant de cette maisonnée princière. Elle rencontre à plusieurs reprises le prince kadjar, tant à Tabriz qu’à Susha et décrit dans ses mémoires son harem :

“The wives of the banished prince, Behmen, who were left behind, learnt, through Dr. John Casolani, that I thought of going to Tiflis. They requested me to visit them, that I might be able to tell the prince that I had seen them and left them well. The doctor conducted me into their presence. He had been the friend and physician of the prince, who was not one of the fanatic class, and allowed him the entree to the females. Nothing very worthy of notice took place at this visit. The house and garden were plain, and the women had wrapped themselves in large mantles, as the doctor was present, some, indeed, covered a part of their faces while speaking with him. Several of them were young, although they all appeared older than they really were. One, who was twenty ?two, I should have taken to be at least thirty. A rather plump dark beauty of sixteen was also introduced to me as the latest addition to the harem. She had been bought at Constantinople only a short time since. The women appeared to treat her with great good ?nature ; they told me that they took considerable pains to teach her Persian. Among the children there was a remarkably beautiful girl of six, whose pure and delicate countenance was fortunately not yet disfigured by paint. This child, as well as the others, was dressed in the same way as the women ; and I remarked that the Persian dress was really, as I had been told, rather indecorous. The corset fell back at every quick movement ; the silk or gauze chemise, which scarcely reached over the breast, dragged up so high that the whole body might be seen as far as the loins. I observed the same with the female servants, who were engaged in making tea or other occupations ; every motion disarranged their dress.” (1)

Mais si Bahman Mirza Kadjar apparaît comme le produit le plus raffiné de l’ancien monde persan, victime malheureuse mais logique des vicissitudes de l’histoire, il ne faut pas occulter sa fascination pour la modernité occidentale et son désir profond d’amener au progrès les populations placées sous sa gouvernance. Fils du prince Abbas Mirza qui a tenté de réformer en vain l’armée et les institutions persanes suite aux désastreuses guerres russo-persanes, Bahman Mirza Kadjar poursuit l’oeuvre de son père dans la province d’Azerbaïdjan. Il renforce les nouveaux régiments formés à l’européenne et réforme les finances de sa province. Lorsque le choléra fait rage à Tabriz, il n’hésite pas à interdire formellement la coutume chiite d’exposition des morts qui entretient l’épidémie au nom des impératifs d’hygiène. Bahman Mirza Kadjar semble rechercher la compagnie des étrangers de passage dans sa province, avec qui il noue souvent des relations personnelles. Le pasteur Wolff et Ida Pfeiffer dressent ainsi dans leurs récits de voyage le portrait d’un homme cultivé très curieux de la vie en Occident. Une des personnes marquantes de l’entourage de Bahman Mirza Kadjar est d’ailleurs son médecin personnel John Casolani. Ce Maltais suit son maître en exil, et s’il apporte les bienfaits de la science européenne à la maisonnée du prince, il est aussi chargé d’instruire ses enfants en géographie et en histoire. Le témoignage le plus saisissant de son dialogue avec Bahman Mirza Kadjar est sans conteste le beau portrait à l’huile du prince qu’il a réalisé lui-même.

Bahman Mirza Kadjar ne pratique pas seulement la bibliophilie comme un luxe dispendieux, apanage d’une élite affranchie du travail manuel. Il pense aussi son évergétisme artistique en terme politique. Financer des traductions en persan d’ouvrages scientifiques occidentaux, c’est ouvrir des portes vers le développement socio-économique de son pays. Ainsi, il a fait traduire deux ouvrages de l’anglais vers le persan par Edward Burgess (2) : China, et Jografiya-ye Alam (“Géographie du Monde”). L’objectif est clairement d’apporter une connaissance supplémentaire du reste du monde aux Persans.

Le parcours de Bahman Mirza Kadjar illustre bien les mutations politiques de la Perse des Kadjars, sous influence étrangère. La question de son éventuelle accession au trône souligne le contraste entre les pratiques dynastiques tribales des Kadjars et le modèle monarchique européen. Bahman Mirza Kadjar, longtemps figure patriarchale de sa tribu, peut prétendre légitimement à la couronne selon les lois ancestrales. Mais les Anglais, soucieux de préserver la stabilité d’un pays où ils ont de forts intérêts financiers, imposent le concept de primogéniture pour couper court aux sanglantes successions où d’innombrables frères s’entretuent. Il se retrouve donc poussé vers la sortie à mesure que l’appareil étatique persan intègre (sous la pression de l’étranger) les principes de la gouvernance occidentale. Mais le récit du départ en exil de Bahman Mirza montre aussi combien la dynastie conserve ses pratiques ancestrales à rebours d’une modernité venue de l’extérieur. C’est un eunuque géorgien qui est envoyé pour lui crever les yeux, selon le système d’Aga Mohammed Khan qui préfère s’appuyer sur une caste de soldats étrangers complètement fidèle plutôt que sur de grands féodaux envieux. Les querelles entre Qovanlu et Davalu rappellent combien le système dynastique kadjar est de nature tribale, où Chameliers et Bergers perpétuent de vieilles haines ancestrales. La fuite de Bahman Mirza Kadjar à la légation russe vient rappeler le statut très spécial de ses enclaves diplomatiques où les puissances étrangères ont extorqué au Shah une inviolabilité infamante pour l’Etat central.

3. Bahman Mirza Kadjar en exil : un penseur de son époque plutôt que son spectateur passif

Au regard de son parcours, Bahman Mirza Kadjar apparaît balloté par les changements du paradigme social et politique que connaît l’Iran au XIXe siècle. Son exil en territoire azéri russe est pourtant l’occasion de penser cette transition d’un Ancien Monde vers un Nouveau. L’accès au milieu intellectuel russe, mais aussi le décentrement induit par l’exil, donnent à son regard une troublante lucidité. Soucieux de récupérer ses terres, Bahman Mirza Kadjar n’hésite pas en 1873 à se rendre à Vienne à l’occasion de l’exposition universelle. Il s’agit autant de découvrir toutes les innovations technologiques de l’Occident que de profiter d’un rassemblement exceptionnel de têtes couronnées pour plaider sa cause. Il remet aux gouvernements européens une pétition plaidant pour l’établissement d’une juridiction internationale pour régler des problèmes entre Etats, à mi-chemin entre l’ONU et la Cour Internationale de justice. Si Bahman Mirza poursuit son intérêt particulier propre, force est de constater qu’il sait s’en abstraire pour penser le monde dans son ensemble. Même si le document est resté lettre morte, on y découvre les marques saisissantes d’un esprit tiraillé entre sa culture et la modernité. Il parle avec admiration des innovations techniques de son époque, et sa pétition prend la forme d’une supplique de cour persane où la demande est précédée d’un verset du Coran. On y découvre une vision profondément humaniste des rapports entre Orient et Occident, fondée sur la certitude qu’il existe une seule communauté d’hommes sur le globe qui tous aspirent à plus de paix et de justice.

God reminds to Justice and Benefaction. (Arabic verse from Koran)

Compared to former times the world changed evidently. Especially in technical matters like railways, steamboats and telegraphs, countries come closer together and were connected with each other. But two things which could bring mankind joy and happiness just have had not happened :

1. Some powerful and glorious kings should create a true court of justice in any place, where honoured representatives from every country were presented and where everybody who suffered injustice and suppression can go to and ask for help. This would be the best present to all people on planet earth, because mighty persons never could suppress a poor weak individual.

When somebody leaves behind a good reputation,
This is better than a house of gold
. (Poem)

2. When some powerful and glorious kings would divide the world, mapping soil and water, by aid of sciences and in accordance to every nation’s region, gradually wars and armed disputes would come to an end and therefore peace and quiet would be on earth. It is obviously and evident that war with all these new weapons, which had been developed in recent times, has shed blood of the innocents, and on every side so many good boys have been killed. But if some powerful and glorious rulers will warranty this very division, nobody will dare to ignore it or could violate it. This will bring peace and relief to all of us !

Because the just and glorious kings of Europe insisted that everybody is allowed to write his ideas, my humble self wrote down these words.

Signed by Bahman Mirza, son of the late Princeregent Abbas Mirza, the year of 1290, one thousand two hundred and ninety after the Hijjra – Bahman.” (3)

On ne peut évoquer la vie de Bahman Mirza Kadjar sans parler de la pièce manquante du puzzle qui permet de la reconstituer. L’université d’Etat du Kazakhstan conserverait dans ses collections l’unique exemplaire de ses mémoires, sans qu’il ait été possible jusqu’à aujourd’hui d’y accéder. Tout juste sait-on que Bahman Mirza Kadjar s’y livre à d’intéressantes analyses sur la transition de la Perse vers la modernité, fondées sur sa propre expérience personnelle. L’analyse et la publication de cet ouvrage seraient sans aucun doute d’un intérêt majeur pour éclairer cette époque charnière de l’histoire de l’Iran.

Conclusion

Bahman Mirza Kadjar constitue sans conteste une figure singulière dans l’histoire. Son destin manqué en fait à la fois la victime et l’observateur avisé de l’entrée de la Perse dans la modernité. Une image particulièrement forte permet de se rendre compte de la violence des changements socio-politiques auxquels l’Iran est alors confronté. En une génération, ce n’est pas seulement quelques principes politiques ou économiques nouveaux qui sont introduits, mais une autre façon de voir le monde, un nouvel art de vivre, qui bouscule l’individu dans les fondements mêmes de son identité. L’aventurière italienne Carla Serena effectue un voyage à travers le Caucase et passe quelque jours avec son mari auprès d’un des fils de Bahman Mirza Kadjar : Reza Qoli Khan. Général dans l’armée russe, celui-ci vit à l’occidentale jusque dans les moindres détails. Il n’a qu’une seule épouse, s’habille à l’européenne, mange à table, passe ses vacances sur la côte d’azur et bien sûr parle parfaitement français. Un contraste saisissant avec la figure de son vieux père, qui vit toujours “à la persane” dans son palais, entouré de son harem, ainsi que le relate Carla Serena dans son journal :

Je fus admise aussi dans l’intimité des Tartares et Persans. Parmi ces derniers, je citerais la famille de Riza-Kouli Mirza cousin du shah de Perse Nasser-Eddin, régnant actuellement. Sa femme, Alice Beggum me plut, par sa beauté et sa grâce naturelle. C’est une des rares Persanes venues en Europe, dont elle connaît les principales capitales. Elle est l’unique épouse de son mari, fils de la première légitime femme de Behmen Mirza, oncle du shah de Perse, émigré en Russie, et vivant à Choucha d’une pension de 36,000 roubles, que leur fit généreusement l’empereur Alexandre II. Cet octogénaire qui a conservé les usages de son pays, est entouré d’un grand nombre de femmes. Sa demeure et celle de son fils diffèrent totalement l’une rappelle l’Asie, l’autre l’Europe (4).

Lire la partie 1 : Bahman Mirza Kadjar (1810-1884) : victime et observateur avisé des mutations socio-politiques de la Perse des Kadjars (1/2)

Notes :
(1) Pfeiffer, p. 219.
(2) Edward Burgess est un marchand anglais qui a une histoire rocambolesque. Associé à son frère, il récolte de l’argent auprès de notables persans pour aller leur chercher des biens de consommation en Angleterre et les leur ramener. Mais un jour son frère part avec l’argent sans revenir, et Edward Burgess, gardé comme otage, passe le reste de sa vie en Perse à faire office de traducteur et de précepteur.
(3) Bahmani-Ghajar, p. 4.
(4) Carla Serena, p. 209.

Bibliographie :

Sources primaires
Xavier Hommaire de Hell, Voyage en Turquie et en Perse, Jules Laurens, 1856-1860.

Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde, Hachette, 1859.

Révérend Wolff, Travels and adventures of the Rev. Joseph Wolff, Saunders, Otley and Co., 1861.

Carla Serena, Mon voyage - souvenirs personnels, Dreyfous, 1881.

Sources secondaires
A. Navai, Bahman Mirza, Iranica, 1988.
Mohammed Ali Bahmani-Ghajar, Neveshtar-e Bahman Mirza, 2012.
Arian K. Zarrinkafsch-Bahman, Prince Bahman Mirza : “Unique Jewel of the Imperial Ocean”- The forgotten Qajar Prince -, 2014.

Publié le 11/06/2018


Alban Claude est étudiant en master d’histoire antique à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il étudie les échanges entre monde romain et monde perse antique dans le cadre de son mémoire portant sur la légion III Cyrénaïque. Son autre centre d’intérêt est l’usage de la référence à l’antiquité dans le cadre de la construction des identités nationales au XIXe siècle.


 


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