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Bektachisme : entre Chamanisme et Laïcité (1/3)

Par Florence Somer
Publié le 07/02/2019 • modifié le 08/12/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Capitulations concluded between Suleiman I (the Magnificent) and the Republic of Venice (political and trade agreements). Upper plate of the book : sultan’s tughra (Tughra = seal, signature) October 3, 1540

Turkish school Paris, Bibliothèque Nationale
Photo1, AFP

Le Semah est également le symbole de la confrérie des Bektachis, qui a joué un rôle primordial dans l’islamisation de l’Empire ottoman, de l’Anatolie et des Balkans. L’histoire des Bektachis se réfère en premier lieu à Haci Bektaș Velî, un philosophe et mystique turc alévi du XIIIème siècle qui aurait professé une mystique sur base du concept de l’unité de Dieu, l’implication de l’individu dans le cycle naturel et le wahdat al-wujūd (1), la théorie de l’unicité de l’être chère à Ibn ‘Arabi, Sohrawardi ou Mollā Sadrā.
Partie de la branche chiite de l’Islam, le soufisme bektachi exprimé dans le Semah décrit aussi l’ascension cosmique du prophète Muhammad, de ‘Ali son gendre et des douze imams ou le martyre d’Hussein à Kerbala.
L’ascension mystique proposée par cette danse est généralement accompagnée de musiques et de chants. Dans certaines confréries soufies comme la Mevleviyye, l’ordre des derviches tourneurs, prévalence est donnée au ney ou luth dont le nom en persan et turc signifie « roseau ».
C’est cette même flûte que Mevlānā Celāleddîn Rūmī met en scène dans les 18 premiers vers du Masnavī dont le poète et mystique persan Jāmī disait de son auteur qu’il n’était pas un prophète mais avait un livre.

Dans les confréries bektachis, c’est le tambour qui rythme la danse mystique. Cet instrument appelé kobouz n’est pas sans lien avec celui utilisé par les chamanes pour convier les esprits au dialogue et fait partie de leur initiation chamanique. Cet héritage chamanique est inhérent au développement du soufisme turc.
La particularité du Semah des Bektâchî ou des Alevis réside dans le fait que c’est une danse faite en groupe ou en couple, où hommes et femmes sont également parties prenantes. La place des femmes bektachis est éloignée du mode confrérique traditionnel puisqu’elles prennent part aux assemblées et plusieurs sont auteurs de poésies mystiques. La dimension folklorique qui attrait naturellement à cette danse masque pourtant une dimension politique importante. En témoigne le Tughra de Soliman le Magnifique que l’on peut admirer sur les murs du palais de Topkapi ou dans les manuscrits et les archives de la bibliothèque Süleymaniye d’Istanbul à côté de la mosquée du même nom qui fut la dernière demeure de al‐Qānūnī, le Législateur.

Tughra et Semah

Ce sceau que l’on trouve de 1520 à 1566 au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Asie et en Europe, d’Alger à la mer Caspienne et de Budapest à La Mecque, était la marque du pouvoir du sultan et de son délégué qui en était investi.

L’administration d’un tel empire pouvait, grâce à ce Tughra calligraphié, montrer à tous qu’elle disposait de l’autorité du dixième sultan de la dynastie ottomane. Le Tughra est rédigé en deux langues qui font écho à la double fonction du Sultan. L’arabe rappelle qu’il est le commandeur des croyants, de l’ensemble des musulmans, et établit son pouvoir spirituel. Le turc le proclame dans son rôle de dirigeant de l’Empire ottoman, dans sa dimension politique. La complexité de son dessin prévient les faux et l’usurpation et la forme même du Tughra revêt une signification précise qui est en lien direct avec le Semah.
Le cercle de la danse cosmique, la montée de l’être et son âme vers le divin et les formes qu’il lui faut prendre pour le réaliser se retrouvent dans ce sigle à valeur politique. Pour qu’aucune équivoque ne soit possible, on trouve au centre du Tughra, écrit en calligraphie arabe, le nom « Semah ».

Comme nous allons le voir, soufisme bektachi et politique ont été si intrinsèquement mêlés qu’ils ont favorisé l’émergence en Turquie de l’idée de laïcité et des loges maçonniques là où l’observateur occidental ne pensait pas les voir fleurir au XIXème siècle : en Orient.

Rites et croyances bektachis. Introduction aux héritages

L’ordre bektachi qui s’est constitué en Anatolie entre le XIII et le XVème siècle est l’héritier de la confrérie d’Ahmed Yesevï, fondée au XIIème siècle au Turkestan, et qui combinait les anciennes coutumes spirituelles et sociales des peuples turcs avec les obligations de l’Islam. Avant cela, nombre de philosophies et de tendances diverses ont nourris le bektachisme pour le mener vers sa forme actuelle.

Lorsque l’Islam s’est implanté en Asie centrale dès le IXème et Xème siècle de notre ère avec l’engagement de mercenaires turcs par les Arabes, le chamanisme n’avait d’autre choix, pour sa survie, que de se fondre de cette forme d’Islam qui ne tolérait que les religions monothéistes et pour lequel le paganisme devait disparaître. Le chamanisme a dû donc s’habiller d’Islam et s’est donc « soufisé » pour trouver sa place dans ce monde en mouvance et sa nouvelle religion dominante.

De par leur origine centre asiatique, les Turcs ont, au cours de leur histoire et compte tenu des circonstances, adopté diverses religions (bouddhisme, nestorianisme, zoroastrisme, manichéisme, etc) avant de devenir musulmans.
Les traditions initiales de ces peuples qui remontent aux croyances les plus anciennes d’origine chamanique et animiste sont pourtant restées ancrées au cœur de leur foi et ressurgissent en plusieurs endroits dans les rituels ou les récits.

Le Semah des Bektachis comporte en lui-même une référence directe au chamanisme venu de Sibérie et d’Asie centrale en ce qu’une partie de cette danse imite le vol de la grue, animal totem allié au « vol magique » accompli par les chamanes pour aller à la rencontre des esprits. Cette allusion marque l’importance donnée aux thématiques de la nature et de l’animal pour accéder aux domaines des esprits, pour converser sur un mode égal avec eux. Dans le chamanisme (2), on retrouve l’idée de la réincarnation et celle d’un temps circulaire comme le mouvement des astres ainsi qu’elles sont exprimées dans le Semah. Le chamane hérite de sa fonction et est initié aux rituels qui visent à se mettre en rapport avec les esprits notamment au moyen du tambour et des indices donnés par la nature et les animaux. Par exemple, il est possible de distinguer une route menant vers les esprits dans les bois d’un cerf. D’autres détails sont également donnés dans les textes épico-mystiques écrits par des derviches entre le XVème et le XVIème siècle (3). Sur base de l’analyse de ces textes, Ocak a consacré une étude à la forme des croyances pré-islamiques introduites dans le bektachisme (4).

Le bektachisme est un syncrétisme et une gnose (5)

Des accointances très nettes peuvent être trouvées avec des formes de religion animiste que ce soit dans le culte des montagnes, des collines, des rochers, des arbres (que l’on retrouve également dans les cultes préhelléniques) mais également avec le chamanisme quand il est question de « la pratique de la magie, la guérison des maladies, la prédiction de l’avenir, l’apparition du derviche sous forme de Dieu, le pouvoir de commander aux forces de la nature, la maîtrise du feu, le pouvoir de ressusciter les êtres à partir de leurs os, l’usage de cérémonies communes aux hommes et aux femmes et le combat avec une épée de bois (6) ». Au cours de leur histoire, les bektachis ont incorporés des éléments iraniens ou extrême orientaux tels que la métempsychose, l’incarnation, le combat de dragons, le culte du feu, etc. Ocak a également détecté dans ces textes de nombreuses allusions aux traditions judéo-chrétiennes telles que l’ascension céleste avant la mort, la résurrection des morts, l’ouverture des océans pour marcher sur les eaux, la fécondation par un esprit.
Les Bektachis - comme les autres tenants des anciennes religions turques ou kurdes tels que les Yezidis, les Druzes, les Alawis ou les Ahl-e Haq - ont développé un savant mélange de croyances antérieures et d’Islam.
La diversité de cet héritage montre une disposition toute particulière à la perméabilité et permet d’expliquer, du moins en partie, la facilité avec laquelle les penseurs de confession bektachi ont pu tirer parti des idées philosophiques et laïques qui vont se développer au XIXème et XXème siècle en Turquie.

Haci Bektaș : fondateur éponyme de l’ordre bektachi

Les confréries bektachis, d’abord majoritairement rurales et nomades se revendiquent de l’héritage de Haci Bektaș Velī. Le peu de preuves historiques dont nous disposons décrivent Haci Bektaș comme un soufi appartenant aux tribus turques venues en Anatolie aux alentours de 1230 après J.C., sans doute avec quelques khārezmiens, les tenants de la dynastie perso-turque des khwārezmšhāḥīān, qui ont fui les invasions mongoles et trouvé refuge dans les terres régies par les Seldjouks (7).

Haci Bektaș n’était pas un théologien comme son contemporain Celāleddîn Rūmī, c’était un mystique qui, bien que musulman, n’a pas abandonné pour autant les pratiques et les coutumes de l’Asie Centrale. Son hagiographie que l’on retrouve dans le Vilâyetnâme (Menâkib-i Hâci Bektaş Velî) ou hagiographie des Saints est entourée de légendes et d’histoires irréalistes mais les documents retraçant la vie d’Haci Bektaș permettent de lui donner une certaine crédibilité.
Pourtant, comme c’est souvent le cas avec les religions issues de syncrétismes anciens, la meilleure documentation se trouve sur le terrain, au milieu des populations elles-mêmes (8).

Ordres soufis, textes fondateurs et influences littéraires

Eu égard à son emplacement stratégique entre les déserts d’Arabie centrale et l’Arabie heureuse, l’Empire ottoman a tout naturellement hérité des traditions mystiques d’origine arabe et persane. En témoignent encore aujourd’hui les milliers de manuscrits en persans, arabes ou turcs qui font la richesse des bibliothèques de Turquie. Le contexte dans lequel se constituent les idéologies mystiques qui prendront toutes le nom de soufisme est polymorphe.
Comme nous l’avons déjà évoqué, les soufismes prennent racines dans des pratiques antérieures dont ils ont gardé des traces dans leurs rituels ou dans l’expression de leurs concepts fondamentaux. Mais ils se revendiquent tous d’un héritage islamique, orthodoxe ou hétérodoxe.

Depuis sa fondation au début du XIVème siècle, l’Empire ottoman a embrassé, pour son épanouissement, non seulement la culture byzantine mais surtout le formidable essor de la culture arabo-persane. Textes sanskrits, persans, pahlavis, grecs, hébreux, araméens ou syriaques, tous furent traduits en arabe, qui devint la langue de la connaissance et de la culture de l’Empire ottoman jusqu’à son extinction en 1923.

Différences entre les courants mystiques

L’étude du développement des différents courants soufis en Turquie ou dans l’Empire ottoman en général demanderait une analyse trop longue pour notre propos.
Nous nous contenterons de reprendre la classification qu’en fait T. Zarcone afin de situer la place du Bektachisme au sein de ces confréries (9). T. Zarcone sépare les confréries soufies en deux groupes distincts, les ordres mystiques dit hétérodoxes et les orthodoxes. Entre les deux tendances, il classe ce qu’il appelle les « ordres arabes turquisés » à savoir les Rufâ’iyye, la Kâdiriyye et la Halvetiyye.
Du côté orthodoxe, on trouve la Nakşibendiyye (qui s’est plutôt répandue en Chine ou en Inde) et la Şaziliyye (qui n’a fait son apparition en Turquie que très tardivement).
En rang des traditions hétérodoxes, on trouve les Melāmetiyye et les Melāmī mais surtout les Mevlevī et les Bektachis. Très proches au début de leur histoire, notamment par l’influence commune des ordres dits Kalandar, du nom des ascètes errants qui s’en réclamaient, ils se sont distanciés à la mort de l’inspirateur de Rūmī. Son fils, Sultân Valâd a structuré l’ordre et c’est à sa suite que la Mevleviyye, l’ordre des derviches tourneurs, s’est réellement constitué en tekke (couvents) avec à leur tête des šuyūḫ. C’est également grâce à lui que l’ordre a acquis un pouvoir important auprès de la cour ottomane et s’est répandu dans tout l’Empire au-delà des Balkans, dans les provinces arabes et le Maghreb.

Il est coutume de considérer l’ordre mevlevī comme aristocrate et urbain par opposition au bektachisme resté longtemps confiné dans les villages ou les tribus nomades. Au fil des siècles, les bektachis ont toujours adopté un profil plus humble, n’hésitant pas à se mêler à d’autres groupes philosophiques ou sociaux en gardant plus ou moins secrète leur appartenance et leurs rites initiaux. Loin d’opérer un syncrétisme au-delà de ce qui pourrait faire disparaître leurs particularités, ils ont réussi à conserver certains traits essentiels de leur ancienne religion chamanique. L’association des derviches bektachis et du corps d’armée du sultan Murâd (1362-1389) connu sous le nom de Janissaires (10) est un parfait exemple des capacités d’adaptabilité de cet ordre.

Notes :
(1) http://www.oxfordislamicstudies.com/article/opr/t125/e2466
(2) « Issu de la langue Evenk, adopté par les Russes, puis entré dans la langue française en 1699, le terme “chamane” renvoie à une réalité qui inquiète, mais aussi fascine le missionnaire, le voyageur ou le savant. Devin, thérapeute, intermédiaire entre le monde des hommes et un univers invisible peuplé d’esprits, le chamane de l’Asie septentrionale et centrale s’adapte, sur un mode syncrétique, aux sociétés chrétienne, bouddhique et musulmane ». Stepanoff, Ch., Zarcone, T., p.11
(3) Parmi lesquels les plus célèbres sont le Menâkib-i Hâci Bektaş Velî et le Saltuk-nâme de Ebül Hayr-i
Rûmî. D’autres exemples plus contemporains sont également visibles dans la poésie de Riza Tefvik.
(4) Ocak, A.Y., 1983.
(5) Melikoff, I., 1998, 9.
(6) Zarcone, T., 1993, 6.
(7) Melikoff, I., 1998, 2.
(8) Melikoff, I., 1998, 25.
(9) De même, nous ne nous attarderons pas sur le développement de l’Alévisme et des différentes formes de soufisme chiite dans le contexte religieux fortement sunnite de l’Empire ottoman bien que cela mériterait également une réflexion plus approfondie.
(10) Zarcone, T., 1993, 6.

Publié le 07/02/2019


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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