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Bektachisme : entre Chamanisme et Laïcité (3/3)

Par Florence Somer
Publié le 18/02/2019 • modifié le 11/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Capitulations concluded between Suleiman I (the Magnificent) and the Republic of Venice (political and trade agreements). Upper plate of the book : sultan’s tughra (Tughra = seal, signature) October 3, 1540.

Turkish school Paris, Bibliothèque Nationale
Photo1, AFP

Lire la partie 1 et la partie 2

Riza Tevfik, penseur ottoman (1868 -1949)

Riza Tevfik a été un des artisans du deuxième régime constitutionnel ottoman et a laissé son empreinte personnelle sur les deux sociétés auxquelles il a appartenu : le bektachisme et la franc-maçonnerie.
Intellectuel de haut niveau, maîtrisant de nombreuses langues européennes et orientales, il aurait été voué à un brillant avenir si le destin n’en avait fait un traitre à la nation, un des signataires du honteux « Traité de Sèvres » qui autorisait le démembrement de la nation ottomane par les alliés le 10 août 1920. Avec l’arrivée de Mustafa Kemal Atatürk, l’intellectuel et les cent cinquante écrivains, politiciens, artistes signataires de ce traité avorté furent déclarés personae non gratae dans la nouvelle République turque, qui réussit à renégocier à son avantage le traité de Lausanne.

Riza Tevfik était un amoureux de la littérature populaire turque et de la poésie des aşik, les bardes qui se réunissaient pour chanter leurs textes, qu’il avait fréquentés dès l’enfance. Son diplôme de médecine acquis, il se lança dans une étude minutieuse de la philosophie occidentale et orientale qu’il ne cessa, parfois de manière assez forcée, d’essayer de les rapprocher. Il considérait, à la différence de plusieurs de ses contemporains pour lesquels la culture occidentale était en tout point supérieure à celle de l’Orient, que les deux se valaient et que si chacune apprenait de l’autre, un idéal de tolérance et d’ouverture en ressortirait.

Riza Tevfik était également ami avec nombre d’intellectuels européens au rang desquels on comptait Edward Browne, l’illustre auteur de la Literary History of Persia. Ce dernier avait demandé à Tevfik de compléter et d’achever son chapitre sur l’histoire de la pensée ottomane. Ce projet n’a jamais abouti mais son histoire est à elle seule le reflet de l’imbrication du politique et du culturel dans cette période tourmentée.

Nous sommes en 1907 quand E. Browne fait cette demande à Tevfik. Sous le pouvoir despotique d’Abdülhamid II qui, se sentant justement menacé par les actions conjointes des Jeunes Turcs et des Jeunes Ottomans, interdisait la publication de tout écrit associé de près ou de loin à des idées réformistes ou écrites par un potentiel réformiste.
Deux ans plus tard, en 1909, la situation politique change drastiquement et les Jeunes Turcs prennent le pouvoir où ils resteront jusqu’en 1923. Pour Riza Tevfik, l’heure est plus à la politique, où il est demandé sur tous les fronts, qu’à l’écriture. Le nouveau régime a immédiatement recherché des appuis dans les pays européens pour acquérir une certaine légitimité mais aussi pour contrer les menaces d’explosion nationaliste dans les Balkans. Pour négocier avec eux, ce sont des maçons qui ont été choisis pour partir en mission officielle en France ou en Italie. L’idéologie maçonnique est devenue celle de l’Etat du deuxième régime constitutionnel et la franc-maçonnerie a parfaitement servi la politique étrangère du régime.

« Comment ne pas évoquer cette solidarité maçonnique qui devait lier les frères, par-delà les différences de races, de religions et de nations, pour une œuvre que tous reconnaissaient comme étant conforme à l’idéal encouragé par l’ordre (1) ».

Mais l’idéal d’amour universel, de paix et de progrès ne résiste pas aux intérêts économiques et nationaux et la Première Guerre mondiale a eu tôt fait d’avoir raison des liens de fraternité qui unissaient les francs-maçons au pouvoir en Orient et Occident même si nombre de francs-maçons, également émissaires de leur gouvernement, se sont acharnés pour qu’aboutissent les tractations de paix.
Avant même que n’éclate la guerre, la maçonnerie deviendra l’enjeu d’un commerce politique entre ses partisans et ses détracteurs, les uns prétendant agir selon ses principes, les autres l’accusant de cacher de viles velléités de pouvoir. Pendant ces années, Riza Tevfik continue la rédaction de son Histoire de la poésie ottomane et il écrit, en 1912, qu’elle lui a déjà demandé trois années de travail et qu’elle comprenait 450 Pages.
Devenu grand maître du Grand Orient ottoman en 1918, après avoir occupé les fonctions de grand orateur en 1909, Riz Tevfik entend procéder à une épuration de l’ordre qui avait été l’outil politique de la faction Jeune Turque à laquelle il s’est opposé. Son idéal maçonnique et religieux ressort alors pleinement car, selon lui, l’initiation et la carrière maçonnique différaient très peu de la voie du soufi éclairé. Riza Revfik était à la fois mystique, politicien, franc-maçon, passionné de civilisation iranienne, écrivant en persan et en français aussi bien qu’en turc et commentateur de Rūmī. Son implication dans le rapprochement entre les traditions mystiques et littéraires orientales et celles de la philosophie occidentale, aurait pu rester dans les mémoires et les livres d’Histoire si les circonstances politiques extérieures n’en avaient voulu autrement… Le régime des Jeunes Turcs s’effondre après la défaite de 1918 suite à la capitulation de l’Allemagne ; et la guerre d’indépendance dirigée par le lieutenant Mustafa Kemal Atatürk pour délivrer la Turquie de l’occupation française, anglaise et italienne prépare le terrain pour une nouvelle page de l’histoire turque, celle de la République qui allait balayer l’idéologie soufie et une grande partie de la culture ancienne.

Les partisans de Mustafa Kemal dont les derviches soufis étant opposés au Sultan qu’ils jugeaient inféodé aux forces d’occupation, l’idée de « guerre sainte » contre les envahisseurs, dont la Grèce ou les Arméniens de la République transcaucasienne, fit son chemin jusqu’au coeur de tekkes derviches. Mais les premières grandes lois républicaines votées par le gouvernement d’Ankara victorieux concernant la laïcité et les affaires religieuses sonnèrent le glas du pouvoir des confréries derviches abolies en 1925.

Atatürk et la laïcisation des organes du pouvoir

Se situant entre l’Etat et la religion, la laïcité opère la dissociation du pouvoir de l’un sur l’autre. Elle tend à considérer l’Etat comme étant propriété du laos, du peuple quelle que soit sa confession religieuse. L’engagement religieux ne peut donc plus être un critère de différence. Mais la laïcité telle que pensée par Atatürk est quelque peu différente. Sa conception de la Turquie et le fait que les croyances n’ont plus lieu de citer dans les assemblées est en partie due à l’action des Alevis.

Cette confrérie a joué un rôle essentiel dans l’établissement de la liberté de conscience que suppose l’Etat neutre. Le vote de la Grande Assemblée nationale turque pour l’abolition du califat est néanmoins l’aboutissement d’un processus qui s’est déroulé en deux temps.
Dans le discours prononcé le 1er novembre 1922 à la grande assemblée nationale, Atatürk demande l’abolition du sultanat mais le maintien du califat.
Il instaure ainsi la laïcité entre le pouvoir politique (le sultanat) et spirituel (le califat). Après proclamation de la République en 1923, il inscrit le concept de laïcité dans la constitution turque, donne le droit de vote aux femmes et remplace l’alphabet arabe par la graphie latine. Suivant le modèle de la constitution de la République française, la constitution turque est basée sur l’unité de la République et la sécularisation. La laïcité telle que Mustapha Kemal Atatürk l’instaure dans la constitution turque de 1923 opère bien une séparation entre le pouvoir spirituel et temporel, entre l’Islam et l’Etat, où l’engagement religieux n’est pas un critère de différence. Pourtant, elle laisse à désirer sur l’état de propriété du peuple et du traitement égal réservé aux minorités religieuses ou ethniques. Dans l’appareil étatique gouverné par un parti unique où il a tout pouvoir sur un Etat, les minorités allogènes telles que les Arméniens, les Grecs ou les Kurdes sont priées de s’assimiler à l’identité turque ou de quitter le pays. La réforme radicale en matière politique et culturelle est loin d’assurer un égal traitement des minorités ethniques et le concept de démocratie ne fait pas partie du plan de modernisation de l’Etat d’Atatürk. Sept ans après avoir fait supprimer le sultanat, Atatürk fait abolir le califat, apparemment pour des questions religieuses mais surtout pour des raisons politiques.

Quand il revint d’exil en 1943, à la question de savoir s’il ne songeait pas à reprendre la rédaction de son Dictionnaire de la philosophie arrêté à la lettre C, Riza Tevfik répondit que la révolution linguistique turque de 1928, qui avait fait abandonner les lettres arabes et expulser les mots d’origine arabe et persane, avait provoqué la perte irrémédiable de plusieurs dizaines de termes philosophiques irremplaçables et qu’il lui était donc impossible de compléter son œuvre dans une langue artificielle.

Conclusion

L’alliance du soufisme « éclairé (2) » tel que le bektachisme, et la laïcité dans un cadre non seulement politique mais également herméneutique a permis l’émergence d’une réforme sociale profonde en Turquie. On peut discuter sur le bien-fondé de tels changements pour la culture turque. On peut même déplorer le « rouleau compresseur » laïc d’Atatürk qui, au nom de la réforme de l’Etat, a délibérément effacé la richesse et la différence historique de la mosaïque de peuples résidant en Turquie au profit d’une unité nationale orientée vers l’Occident et ayant pour modèle la Constitution française.

Il n’empêche que le bektachisme et les intellectuels qui s’en sont réclamés ont presque réussi une prouesse qu’al-Farābi, Averroès ou même al-Ghazāli ont tant appelé de leurs vœux : réunir la pensée grecque et l’Islam, la philosophie occidentale et orientale.
Ce rapprochement ne s’est pas fait sans heurt et n’a, semble-t-il, été rendu possible que par l’instauration d’un système où, le sultanat et le califat évincés, les autorités musulmanes n’avaient plus leur mot à dire dans les institutions de l’Etat. Le rapprochement entre les confréries bektachis et les nouvelles loges maçonniques fait également partie intégrante de l’équation.

Ce mouvement de laïcisation a pris de l’ampleur en Orient. Fervent admirateur d’Atatürk, le Shah d’Iran lui rend visite à Ankara en 1934 pour discuter de la mise en place d’un processus de laïcisation. Il s’agissait de rétablir la force de l’Etat central, désarmer les tribus nomades et procéder à une réforme en profondeur de l’éducation et du système judiciaire. On pourrait également citer l’influence du mouvement Jādid sur les Tartares de la Volga et les Turkestanais après la révolution de 1905.

L’ironie du sort veut que ce soit précisément la république turque qui fit disparaître les couvents et les confréries mystiques en même temps que les autres ordres religieux en confisquant leurs biens. Les couvents mystiques turcs ont été fermés et leurs biens confisqués, bibliothèques comprises, depuis que fut votée la loi interdisant les confréries mystiques et la fermeture de leurs couvents en 1925. Ceci n’eut pas pour seul effet, comme le pensaient les auteurs de ces mesures, d’assainir la société ottomane en la débarrassant d’une caste de profiteurs qui la parasitait et qui retardait l’entrée de la Turquie dans l’ère moderne : c’est toute une dimension de la culture turque qui s’en est allée et avec elle la mystique islamique sous sa forme institutionnelle. Même si l’ordre bektachi n’existe plus en tant que tel depuis la fin de l’Empire ottoman, le soufisme n’en est pas mort pour autant et chacun a toujours le loisir de pratiquer une lecture bātin, jusqu’au mouvement de renaissance qui s’est amorcé dans les années 70 et fait sortir les confréries soufies de la clandestinité.

Après près de deux générations de silence, la société mystique turque est loin d’avoir le rayonnement de celle de la fin de l’Empire ottoman. Aujourd’hui, les confréries soufies « éclairées » n’ont plus le pouvoir ni les intellectuels réunis sous sa bannière pour pouvoir empêcher la froide orchestration de la montée en puissance de l’islamisme ou l’avènement d’une théocratie religieuse. Elles ne pourront pas non plus pallier à l’absence d’une profonde remise en question du système laïc en Turquie et empêcher le retour d’un lien ténu entre politique et religion dans une contrée peu à peu dépourvue de ses connaissances historiques et culturelles.

Notes :
(1) Zarcone, T., 1993, 257.
(2) « Le soufisme « éclairé » fait référence à un « au-delà » du soufisme ; il faut y voir comme une
réforme de l’intérieur provoquée par des agents historiques, philosophiques ou sociaux ». Zarcone, 1993, p.450.

Bibliographie :
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- Zarcone, T., 2009, Poétesses soufies de la confrérie Bektachie, GSRL, CNRS, Paris.

Publié le 18/02/2019


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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