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Il y a un an, je décidai d’écrire pour porter témoignage de l’indicible. Un an après le 4 août 2020, le souffle destructeur de l’explosion qui a ravagé ma ville de Beyrouth continue d’échapper aux mots, la douleur aussi. Seuls sont visibles les stigmates, ceux qui continuent de nous marquer physiquement, mes enfants et moi, et ceux que nous avons décidé, avec mon mari, de ne pas effacer de sitôt, meubles écorchés, coussins blessés et ensanglantés, serviettes portant les traces indélébiles du sang essuyé en toute hâte. Omniprésentes également les traces de l’horreur qui a déferlé sur la ville : bâtiments publics, établissements scolaires et universités, lieux de culte, hôpitaux, musées, commerces et habitations se rétablissent lentement mais accusent encore des béances qui, reproduisant à l’infini Le Cri de Munch, laissent échapper une détresse assourdissante et muette. Écrasant aussi le constat que, si nous avons eu la chance de compter au nombre des miraculés, autour de nous des familles peinent à faire le deuil de leurs proches arrachés à leur affection dans les conditions les plus violentes qui soient, d’autres survivent avec des blessures lourdes et des handicaps irrémédiables, et bien d’autres encore ne sont toujours pas rentrées chez elles.
Un an après l’explosion, les causes du phénomène qui a transformé le port de Beyrouth et les quartiers adjacents en un vaste champ de ruines restent très partiellement établies. La provenance du nitrate d’ammonium, les parties concernées par l’acheminement de cette cargaison de matières explosives, l’usage auquel elles étaient destinées, ce qui a pu causer l’explosion, travaux de soudure ? accident, attentat ou acte de guerre ? autant d’interrogations auxquelles la justice est pour l’instant incapable de répondre de manière satisfaisante. La demande d’une enquête internationale formulée par la population en colère a été rejetée très vite par le président de la République Michel Aoun. Depuis, l’enquête libanaise bute contre la résistance de la classe politique qui oppose une fin de non-recevoir aux requêtes du juge d’instruction d’interroger de hauts responsables politiques et sécuritaires. Pourtant, les familles des victimes et le peuple libanais attendent de leurs dépositions qu’elles éclairent les questions qui demeurent sans réponse, mais surtout qu’elles permettent de déterminer des responsabilités.
A part quelques fonctionnaires du port qui ont été incarcérés sans autre forme de procédure judiciaire, aucun responsable de haut rang n’a été inquiété au Liban, ce qui est pour le moins symptomatique de la déliquescence à laquelle est arrivée la vie politique dans ce pays. Une explosion majeure détruit le port de Beyrouth et des quartiers entiers de la capitale, fait plus de deux cents morts, des milliers de blessés, des dizaines de milliers d’habitations sinistrées, et il ne se trouve aucun haut responsable pour rendre des comptes ne serait-ce que pour négligence ou manquement au devoir de donner l’alerte. Car le nitrate d’ammonium était conservé dans un entrepôt ne respectant aucune norme de sécurité, dans une zone portuaire jouxtant des quartiers résidentiels. Dans les démocraties libérales, on aurait demandé des comptes, des démissions auraient eu lieu ; dans les dictatures, un bouc émissaire aurait été désigné à la vindicte populaire et limogé. Le régime politique libanais semble échapper à ces classifications. La classe politique invoque l’immunité rattachée aux fonctions parlementaires et ministérielles pour s’opposer de fait à l’exercice de la justice. Mais c’était sans compter avec la ténacité des familles des victimes et de l’opinion publique libanaise qui réclament la fin de l’impunité et la levée des immunités. Ce mot d’ordre, « A bas les immunités », abondamment relayé dans les médias et sur les réseaux sociaux, semble commencer à porter des fruits. A l’approche du premier anniversaire du 4 août, le président de la République a annoncé qu’il se tenait à la disposition de la justice et les chefs des principaux partis se sont tous dits favorables à ce que toutes les immunités soient levées afin que le juge d’instruction puisse enfin interroger les personnes appelées à comparaître devant lui. Mais la partie est loin d’être gagnée tant est profond désormais le fossé de défiance qui sépare la population libanaise de ses dirigeants.
Cette défiance avait éclaté au grand jour lors des mouvements protestataires qui ont eu lieu à Beyrouth et dans toutes les régions du Liban à partir du 17 octobre 2019. Des grondements de colère et d’invectives à l’égard des dirigeants signalaient le fait que la population libanaise venait de se rendre compte que les montages précaires sur lesquels reposait son existence menaçaient de s’effondrer. La Livre libanaise maintenue à un taux fictif de 1.500 LL pour un dollar américain une trentaine d’années durant a fini par céder face aux dysfonctionnements d’une économie non productive survivant à coups de prébendes parfois hasardeuses et sous le poids d’un endettement très lourd. Actuellement, la monnaie nationale s’échange certains jours sur le marché noir à plus de 20.000 LL pour un dollar américain alors que les déposants sont autorisés à retirer leur argent au compte-goutte et leurs maigres réserves en dollars sont converties de force en Livres libanaises au taux très défavorable de 3.900 LL. Or, à l’évidence, toutes les tractations se font au taux du marché noir. Juste avant que le système bancaire libanais ne fasse faillite, seuls quelques « initiés » ont pu sauver leurs avoirs à l’étranger.
Cette situation a entraîné une baisse dramatique du pouvoir d’achat, couplé à la dérégulation d’une économie qui ne vit que d’importation de produits, des plus essentiels aux plus futiles. La volatilité du taux de change entrave les importations et incite certains gros commerçants à retenir la marchandise dans les dépôts en attendant de pouvoir accroître leurs gains. Farine, lait infantile, carburant, médicaments ne sont que les exemples les plus criants des pénuries récurrentes. Le fait qu’ils arrivent à manquer confronte la population aux risques de famine et à l’absence de soins, allonge les files d’attentes devant les stations d’essence, et plonge le pays dans le noir faute de mazout pour alimenter les centrales électriques et les groupes électrogènes qui pallient depuis près de quatre décennies aux déficiences endémiques de l’Électricité du Liban. Les subventions décidées par le gouvernement ont eu pour effet pervers d’alimenter la contrebande de ces produits vers la Syrie voisine qui manque de tout du fait de la guerre qui y fait rage et des sanctions internationales contre le régime d’Assad. Certains produits ont été même repérés dans des pays d’Afrique et jusqu’en Australie du fait de trafics clandestins.
Du Liban de naguère, il ne reste rien. Si l’explosion du 4 août a gravement endommagé les bâtiments de centaines d’écoles, universités et hôpitaux, la faillite du pays entraîne celle de ces mêmes institutions qui ont fait la grandeur et la réputation de Beyrouth dans la région, à une époque où la capitale libanaise était l’hôpital, l’école et l’université du Moyen-Orient. La situation des grands hôpitaux privés de moyens jette la population dans le désarroi, notamment les malades ayant besoin de traitements au long cours. Quant à la chute vertigineuse du système scolaire et universitaire, elle met en péril des générations de Libanais et hypothèque l’avenir de tout un peuple qui rayonnait jadis par son multilinguisme et ses compétences et qualifications de haut niveau. L’aide internationale, surtout française, contribue à soutenir l’édifice qui chancelle mais elle ne parviendra visiblement pas à le prémunir contre un écroulement total au cas où des plans durables de sortie de crise ne sont pas mis en place rapidement.
Face à l’urgence, la solidarité et le système D apportent un soulagement ponctuel à ceux qui voient leur salaire fondre au bout d’une semaine, et les ONG et associations actives sur le terrain font ressortir de façon criarde l’absence d’État. C’est là que réside peut-être l’élément principal du drame car toutes les initiatives sont vouées à rester désordonnées et parcellaires tant qu’il n’y pas un État capable de centraliser les efforts en vue de la sortie de crise. Or, alors que le bateau fait naufrage, le commandant et l’équipage semblent incapables de faire front. Renversé par le mouvement protestataire d’octobre 2019, le gouvernement de Saad Hariri a laissé place à une équipe présidée par Hassâne Diab qui a été balayée à son tour par l’explosion du 4 août. Depuis, ce Cabinet est démissionnaire ; il expédie les affaires courantes en attendant que soit formé un nouveau gouvernement.
Au mois d’octobre 2020, après l’échec d’un parfait inconnu, l’ambassadeur du Liban en Allemagne Moustapha Adib, à mettre sur pied une équipe gouvernementale, c’est le même Saad Hariri, évincé un an plus tôt, qui revient aux affaires. Il est nommé Premier ministre suite aux consultations parlementaires contraignantes faites par le président de la République. Au bout de neuf mois passés en tractations avec le chef de l’État, il vient de se récuser. Il met en cause la position du président de la République et de sa formation politique qui plaident pour le rétablissement des prérogatives présidentielles considérablement amoindries par l’Accord de Taëf. Le chef de l’État exige ainsi de participer de manière plus active à la formation du gouvernement et l’attribution à des chrétiens de son camp des portefeuilles « régaliens » de l’Intérieur, la Défense et la Justice.
Pour les sunnites, ceci est inacceptable. Ils s’accrochent d’autant plus à leur position qu’ils estiment que c’est leur communauté seule qui a subi le contrecoup du mouvement protestataire d’octobre 2019, avec la démission du seul Saad Hariri alors que le président de la République maronite et le président de la Chambre chiite sont restés à leurs postes. Bien que ce soit l’ensemble du gouvernement représentant toutes les communautés qui a démissionné sous la pression des manifestants, la communauté sunnite s’estime particulièrement lésée. Après s’être battus tout au long de la Guerre du Liban contre l’hégémonie maronite et avoir obtenu par les Accords de Taëf un rééquilibrage du partage des pouvoirs en leur faveur, les Libanais sunnites voient se réveiller de vieux démons. Ils redoutent aussi la montée en puissance de la communauté chiite sous la férule du Mouvement Amal du président de la Chambre et surtout du Hezbollah. Les chiites ont entre leurs mains actuellement des rouages importants du système ainsi que le Ministère des Finances qui est leur chasse gardée depuis des années. Ceci engendre une fracture de l’Islam libanais qui provoque par moments des échauffourées entre quartiers sunnites et chiites que les leaders des deux camps s’empressent aussitôt de contenir.
Depuis la rétractation de Saad Hariri, une autre personnalité politique sunnite s’est vu confier très récemment la charge de former un gouvernement. Il s’agit d’un ancien Premier ministre, Nagib Mikati, un homme du sérail donc, et, comme se plaisent à le rappeler les médias hostiles au pouvoir, un milliardaire originaire de Tripoli qui passe pour être la ville la plus pauvre de l’ensemble du bassin méditerranéen. A l’heure où ces lignes sont écrites, rien ne permet de présager qu’un gouvernement verra le jour sous peu. Les rencontres que Nagib Mikati a déjà eues avec le président Michel Aoun ne laissent filtrer aucun espoir.
Face à la valse des Premiers ministres, les chiites, confortés dans leur mainmise sur les Finances, observent la déchirure qui brise l’ancien duo maronite-sunnite du Pacte National de 1943, un chef de l’État maronite et un Premier ministre sunnite. Promus au rang d’arbitres tout puissants du jeu politique libanais, le président de la Chambre Nabih Berri et le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah jouent tantôt la carte de l’apaisement, tantôt celle de l’embrasement, tout en voyant que leurs coreligionnaires chiites souffrent de la crise économique aussi fortement que tous les autres Libanais. C’est là que le paroxysme de la situation de crise apparaît sur fond de vives tensions régionales et internationales.
Au regard des observateurs, le Liban est devenu l’otage du bras de fer qui a pour théâtre le Moyen-Orient et qui oppose les États-Unis et l’Arabie saoudite principalement à l’ensemble formé par le Russie, la Turquie et surtout l’Iran dont le Hezbollah serait le bras armé au Liban et en Syrie, tout comme les Houthis au Yémen et certaines factions chiites en Irak. De fait, au Liban une ligne de fracture définit deux camps qui se défient par médias et réseaux sociaux interposés : le camp des partisans de l’Iran autour du Hezbollah, et celui des partisans de l’Occident et de l’Arabie saoudite autour de Saad Hariri.
Pour le camp des partisans de l’Iran, les Libanais sont actuellement punis pour le soutien qu’ils apportent à la Résistance. Un blocus en règle a été mis en place par les États-Unis et l’Arabie saoudite afin de venir à bout du Hezbollah. La faillite du système bancaire a été orchestrée afin de couper les finances du parti chiite qui se présente comme le dernier bastion de la lutte contre l’impérialisme occidental et Israël.
Pour le camp opposé, le Hezbollah veut entraîner le Liban dans l’orbite iranienne, et transformer profondément sa culture en l’éloignant de l’Occident ; il a presque réussi à faire du Liban une terre de désolation, à l’instar de la Syrie, de l’Irak et du Yémen. Pour éviter cela, il faut que le Liban proclame sa neutralité et se soustraie aux contingences de la situation régionale.
Ces raisonnements peuvent être également étayés par des faits et arguments solides, mais ils ont pour inconvénient de passer sous silence la gestion désastreuse du Liban par sa propre classe politique, seule coupable de la dilapidation des fonds internationaux qui lui ont été alloués depuis la fin de la guerre, du déficit endémique de la balance commerciale, de la déroute totale de l’Électricité du Liban qui a pourtant bénéficié d’aides financières massives et de l’incapacité à organiser la collecte et le traitement des ordures ménagères et assurer la salubrité et la protection des ressources hydrauliques.
Désireuse de se dédouaner de tout cela, la classe politique libanaise mise sur le temps, dans la perspective d’un hypothétique règlement de la question du nucléaire iranien. Mais, avant d’en arriver là, la situation économique pèse de tout son poids sur la vie des Libanais, tous les Libanais. C’est le défi le plus pressant actuellement. La solution ? Répondre aux exigences des bailleurs de fonds et créanciers du Liban, en suivant la voie tracée notamment par la France et qui consiste à mettre sur pied un gouvernement crédible capable de faire appliquer des mesures douloureuses mais nécessaires, afin que l’aide promise soit acheminée vers le Liban et que la confiance en son système bancaire soit rétablie. La communauté internationale, lasse de voir les fonds octroyés dilapidés par la classe politique libanaise, ne va pas céder sur cette exigence. Tout le monde a compris cela au Liban, mais combien de temps encore faudra-t-il s’enfoncer dans le marasme avant que n’émerge un gouvernement ? Dépossédés de tout, les Libanais ne peuvent plus attendre, les familles des victimes du port non plus. L’exigence de vérité est aussi forte et légitime que celle de la survie.
Yara El Khoury
Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.
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