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Beyrouth bouleversée - La métamorphose d’une capitale (1/3). Entretien avec Caecilia Pieri sur l’évolution de l’architecture à Beyrouth : « L’explosion a réalisé en deux minutes ce dont les promoteurs immobiliers rêvaient : détruire des immeubles charmants habités par des familles modestes »

Par Caecilia Pieri, Ines Gil
Publié le 24/02/2021 • modifié le 26/02/2021 • Durée de lecture : 7 minutes

Caecilia Pieri

Caecilia Pieri est chercheuse associée à l’Observatoire urbain de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). Basée à Beyrouth pendant plusieurs années, ses recherches ont notamment porté sur la question de l’urbanisme du patrimoine urbain au Liban.

La ville de Beyrouth a subi plusieurs destructions au cours de son histoire contemporaine. Depuis l’indépendance du Liban, la guerre civile, la guerre de 2006 et plus récemment l’explosion, ont marqué durablement la ville. Comment ces événements ont-ils affecté l’urbanisme dans la capitale libanaise ?

Au lendemain de l’indépendance, des urbanistes français ont été consultés pour remodeler la ville. Parmi eux, on retient surtout le nom de l’architecte Michel Ecochard. Renommé dans tout le Moyen-Orient pour son travail, il a fait les plans des grandes avenues dans la capitale libanaise. A cette époque, Beyrouth subit, comme toutes les capitales du monde, un urbanisme qui s’adapte à la voiture, phénomène hérité notamment de la pensée urbaine de Le Corbusier. Toutes les capitales des anciennes colonies françaises et italiennes portent d’ailleurs la marque de cette vision.

A partir de 1975, la guerre civile libanaise bouleverse l’urbanisme à Beyrouth avec des destructions importantes. En 1990, avec la fin de la guerre, la reconstruction commence dans le centre-ville de Beyrouth, où les combats étaient les plus intenses. Trente ans après le début de ces grands travaux, on peut affirmer, comme le fait le chercheur Eric Verdeil, que ce fut une reconstruction manquée. Organisée par la société privée Solidere (dont Rafiq Hariri, l’ancien Premier ministre libanais, était le premier actionnaire), elle a consisté à privatiser le centre-ville, à exproprier les habitants, et en échange, à leur donner des actions dans Solidere. Cela pouvait apparaître comme un bon compromis. Mais en réalité, la reconstruction a entraîné un important phénomène de gentrification. Avant la guerre, le centre-ville était cosmopolite (avec une gare routière, un souk, des petits magasins), à l’image des centres-villes des grandes capitales arabes. Mais les travaux de Solidere ont entraîné le départ progressif des populations modestes. D’autre part, cette reconstruction a détruit dans le centre-ville deux fois plus de tissu urbain que ne l’avait fait la guerre civile.

Rafiq Hariri avait négocié avec l’Etat pour prendre à sa charge un certain nombre de reconstructions. Mais au final, il a détruit et reconstruit plus que ce qui lui avait été négocié. Il a contribué à faire de ce centre-ville un terrain strictement livré à la spéculation immobilière. Pour comprendre pourquoi il a développé ce projet, il faut savoir d’où il venait. Rafiq Hariri était issu d’une famille pauvre de Saïda. Il s’est rendu très tôt en Arabie saoudite, où il a fait fortune. Entrepreneur de génie, il construisait vite et bien. Il s’est bâti une solide réputation dans le Royaume wahabite (il a d’ailleurs obtenu la nationalité saoudienne) : lorsqu’il est revenu au Liban au lendemain de la guerre, il a été très bien accueilli. Le problème est qu’il voulait reconstruire le Liban comme une société anonyme : en construisant des immeubles de luxe comme dans le Golfe et des avenues à l’image des Champs Elysées. Mais en supprimant la gare routière, les souks, il a vidé le centre urbain de son contenu et de ses habitants. Ce modèle urbain fonctionne à peu près dans le Golfe car ce sont des monarchies quasiment absolues qui possèdent les capitales. Mais le système libanais est très différent. Dans l’esprit de Rafiq Hariri, l’idée (sans doute sincère) était de faire un beau centre-ville privatisé. Mais ce n’était pas la culture du Liban. Actuellement, tout le monde se mobilise pour éviter un Solidere 2 dans les quartiers détruits par l’explosion.

Pendant une vingtaine d’années, le centre-ville est alimenté avec l’argent des visiteurs étrangers, principalement originaires du Golfe. Mais avec le début de la guerre en Syrie en 2011, ce système s’essouffle. Le centre-ville est privé de ces rentrées d’argent et commence à péricliter. Depuis près de deux ans, il est frappé, comme le reste du Liban, par l’aggravation dramatique de la crise économique.

An aerial view of the Lebanese capital Beirut and its Raouche Rocks (C-R), also known as Pigeon Rocks, on October 27, 2020. THOMAS COEX / AFP

L’explosion du 4 août dernier a frappé des quartiers historiques difficiles à reconstruire. Quels sont les enjeux de la reconstruction aujourd’hui ?

Au lendemain de l’explosion, j’ai discuté avec le personnel de la Direction générale des antiquités (DGA) qui m’informait que dès le 5 août, certains investisseurs étaient déjà en train de proposer des liasses de billets aux propriétaires des appartements détruits, au pied même des ruines, pour les faire partir. L’explosion a réalisé en deux minutes ce que les promoteurs immobiliers rêvaient de faire : détruire tous ces immeubles charmants habités par des familles aux revenus modestes. Ces familles avaient pu rester grâce à une loi votée il y a une cinquantaine d’années, qui empêchait la réévaluation des loyers, maintenant les prix bas de manière artificielle dans ces quartiers.

Cette loi avait eu des effets positifs indéniables. Les quartiers péricentraux (Gemmayze, Mar Mikhael, la Quarantaine, Rmeil, et plus loin Achrafieh, Bachoura, Furn el-Chebbak et Ain el Remmaneh) avaient été construits autour du port à partir de 1870 (période ottomane tardive), jusqu’en 1960 (l’urbanisation de ces quartiers a duré un siècle). Mar Mikhaïl en particulier était d’abord un quartier ouvrier, habité ensuite par des réfugiés arméniens. Au fil des décennies, les populations se sont mélangées, et ces maisons ont continué d’être habitées par les descendants de ces mêmes familles, modestes ou plus fortunées. La loi empêchant la réévaluation des loyers y a longtemps maintenu une mixité sociale : avec au rez-de-chaussée des ateliers, des petits commerces, et depuis les années 2000 des bars et restaurants, et, dans les étages, des familles modestes qui cohabitent avec des familles plus bourgeoises. L’aspect pervers est que cette loi a longtemps empêché les propriétaires de vendre ou même de maintenir leur patrimoine en l’état. Quand un propriétaire reçoit 500 euros par an pour son appartement, il n’a pas les moyens d’investir. Il y a quelques années, une nouvelle loi est passée autorisant la réévaluation progressive des loyers. Cela va aboutir, à terme, à l’éviction des habitants modestes dans ces quartiers.

Pour éviter un Solidere 2 au lendemain de l’explosion, il faut empêcher les investisseurs d’acheter plusieurs parcelles à la fois. Généralement, ils achètent 3-4 parcelles pour, le jour venu, pouvoir détruire tous les bâtiments et construire une tour en hauteur (car il n’est pas possible de construire n’importe quel coefficient de hauteur par rapport à la surface achetée). Il est difficile pour les familles modestes de refuser la vente de leurs biens car ce sont souvent des familles dont une partie des membres est revenue de l’étranger après la fin de la guerre civile et qui n’ont pas les moyens de racheter leur part d’héritage à leurs proches. Donc, ils vendent.

La mainmise des promoteurs sur ces quartiers est rendue possible parce qu’il n’y a pas d’intervention publique. L’Etat libanais est le grand absent des politiques d’habitat dans le pays. Donc, les institutions étatiques (dont un certain nombre de membres sont d’ailleurs des partenaires discrets de compagnies immobilières privées) ne régulent rien. Un des seuls organismes qui tente de réguler cette situation, outre l’ordre des ingénieurs, est la DGA, qui travaille avec des associatifs et des privés pour mettre toutes les forces du côté des familles modestes. Depuis le 5 août, elle a réalisé des inventaires extrêmement sérieux en évaluant les dommages, les risques et les coûts pour monter des dossiers sur la valeur de ces habitations. L’objectif principal étant de maintenir les habitants avec un mécanisme de subventions pour conserver le tissu socio-urbain qui existait avant l’explosion. L’enjeu est d’autant plus important à Gemmayze et à Mar Mikhael : les quartiers les plus touchés et les plus anciens, qui avaient attiré une population très mixte, notamment depuis les années 2000 (des artistes, des commerçants, etc.), où les questions de confession ne se posaient pas.

Ce travail est essentiel : idéalement, les habitants devraient être aidés pour se maintenir dans ces quartiers. A la rigueur, certaines personnes vont être en mesure de rénover les habitations dans lesquelles ils vivent, mais ce n’est pas le cas des propriétaires qui louent, car ils ont trop peu de ressources. Donc, qui va financer ? C’est toute la question.

Il y a 14 ans, la guerre entre le Hezbollah libanais et Israël avait entraîné d’importantes destructions dans la banlieue sud de Beyrouth. Les mêmes problématiques se sont-elles posées pour la reconstruction à l’époque ?

Non, les enjeux étaient bien différents. En 2006, à Beyrouth, seule la banlieue sud a été détruite et elle a été principalement reconstruite par une entité nommée Wa’ad (“la promesse” en français), département de l’association Jihad al Bina’a, liée au Hezbollah libanais. La reconstruction a été principalement réalisée grâce à des donations de soutiens étrangers (principalement l’Iran). La différence à Gemmayze ou à Mar Mikhaël est qu’il y a autant de propriétaires que de maisons. Donc la situation est bien plus complexe pour reconstruire ces quartiers.

Le quartier de la Quarantaine (lui aussi détruit dans l’explosion) a toujours été majoritairement populaire, contrairement à Mar Mikhaël et Gemmayze, qui montrent une plus grande mixité socio-économique. Pensez-vous que les habitants pourront s’y maintenir ?

Effectivement, ce quartier est historiquement plus populaire. Il est possible qu’il bascule dans la gentrification si on ne fait rien d’ici quelques années. Mais en même temps, peut-on parler de gentrification s’il n’y a presque plus d’argent dans le pays ? La crise économique et l’explosion du 4 août ont donné un coup d’arrêt brutal à beaucoup d’entreprises à Beyrouth. Actuellement, on observe une telle saignée au niveau des cerveaux, des expertises, en raison du départ de nombreux jeunes Libanais, que je ne sais pas quand la spéculation immobilière va reprendre. Qui va vouloir habiter à Beyrouth maintenant ? L’explosion a donné le coup de grâce, pour un certain temps.

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Publié le 24/02/2021


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Caecilia Pieri est chercheuse associée à l’Observatoire urbain de l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). Basée à Beyrouth pendant plusieurs années, ses recherches ont notamment porté sur la question de l’urbanisme du patrimoine urbain au Liban.


 


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