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Beyrouth bouleversée - La métamorphose d’une capitale (2/3). Entretien avec Rita Bassil sur l’évolution de l’art au Liban : « après l’explosion, on remarque un retour vers la ruine de l’après-guerre civile (1975-1990) dans les œuvres »

Par Ines Gil, Rita Bassil
Publié le 26/02/2021 • modifié le 25/02/2021 • Durée de lecture : 5 minutes

Centre de Beyrouth après l’explosion, par Oussama Baalbaki

Lire la partie 1 : Beyrouth bouleversée - La métamorphose d’une capitale (1/3). Entretien avec Caecilia Pieri sur l’évolution de l’architecture à Beyrouth : « L’explosion a réalisé en deux minutes ce dont les promoteurs immobiliers rêvaient : détruire des immeubles charmants habités par des familles modestes »

Pourriez-vous revenir sur l’évolution de l’art au Liban depuis le début de la crise et particulièrement après l’explosion du port de Beyrouth ?

Depuis le début de l’effondrement du pays il y a un an et demi, et surtout après l’explosion, de nombreux projets artistiques ont émergé pour dépeindre les changements au Liban et dans la capitale libanaise.

Hormis les multiples initiatives de solidarité, les expositions, les concerts ou ventes caritatives pour venir en aide aux victimes ou les tentatives à chaud pour réaliser un « devoir de mémoire » imminent, il est difficile de faire un travail exhaustif ou profond dans cet espace, mais je pense spontanément au travail de quelques artistes. A titre d’exemple, sur le plan de la photographie, Marwan Tahtah a réalisé un “journal” des bouleversements qu’a connu le Liban depuis les grands incendies presque annonciateurs métaphoriquement des catastrophes à venir. Son exposition remonte jusqu’à 2019, au début de l’effondrement du pays, avec des photographies des incendies dans la montagne libanaise (peu commentés à l’international, les incendies de début octobre 2019 avaient eu un impact important au Liban : la population avait vivement critiqué le manque de réactivité des autorités libanaises) [1]. Le photographe a ensuite documenté le soulèvement populaire (la contestation libanaise débutée en octobre 2019) en photographiant les manifestants dont ces fameuses captures des protestataires battus par les forces de l’ordre. L’exposition s’achève avec des clichés de l’explosion du port de Beyrouth.

Sur le plan du théâtre, il faut noter le projet de Josiane Boulos réalisé par Lina Abiad. Diffusée à la télévision, cette initiative appelée « Des tableaux de théâtre » est inspirée de la réalité de cette dernière année. L’une des scènes est jouée par Nadine Labaki et George Khabbaz dans le rôle d’un couple qui se sépare avant l’explosion. Mais surtout, je citerai la performance « Jude », de Dana Mikhail, un texte de l’auteur ivoirien Koffi Kwahulé adapté au contexte libanais et traduit en arabe par Alain Saadé. Il a été présenté au public le 17 septembre, moins de deux mois après l’explosion, dans la rue, dans le quartier dévasté de Mar Mikhael qui fait face au port. Il ne s’agit pas d’un texte lié à l’explosion ou aux questions socio-politiques du moment. L’idée murissait dès 2015. L’œuvre porte notamment sur le suicide d’un jeune homme qui avait eu lieu au début de la contestation (thawra) à Hamra, et qui avait bouleversé le metteur en scène. A la violence de l’explosion répondait la violence de la performance ; notamment avec la dénonciation du patriarcat politique criminel.

Sur le plan de la peinture cette fois, Semaan Khawam, surnommé “birdman” parce qu’il peint souvent des oiseaux, a réalisé une œuvre inédite après l’explosion, appelée « we were sad now we are dead ». Il y peint un tas de têtes blanches d’oiseaux pour représenter les fantômes après cette catastrophe. Après l’explosion, dans son travail, nous passons donc de la tristesse à la mort.

Si on peut parler d’un bouleversement dans l’art libanais, je dirais que ce serait surtout autour de la représentation du port. Auparavant, il était peu représenté car il n’était pas central dans le quotidien des Libanais. Avant la guerre civile libanaise (1975-1990), nos aînés se souviennent et racontent qu’on pouvait y faire nos promenades du dimanche et admirer les touristes occidentaux arrivant en bateau. Mais après la guerre, cela a changé : le port, par la construction des nouvelles routes, a été coupé de la ville. Personne ne se promenait à proximité. Il était presque inexistant.

On le voit remis au centre de la ville par Oussama Baalbaki qui le peint après l’explosion :

 

La subtilité de cette œuvre est qu’on n’aperçoit pas les destructions. La surreprésentation du port dans de nombreuses œuvres après l’explosion marque un tournant.
Toujours sur le plan de la peinture, Salim Mouawad a intitulé une œuvre « Nitrate 2020 » en reprenant un vers très connu de Nizar Kabbani et chanté par Majida el Roumi, sur Beyrouth « ahdaynaki ya Beyrouth sekina » : « nous t’avons offert, Beyrouth, un poignard », Salim Mouawad écrit : « Ahdaynaki ya Beyrouth nitrate’ammonium » : « nous t’avons offert, Beyrouth, du nitrate d’ammonium » (substance chimique stockée massivement dans le port de Beyrouth qui a causé l’explosion du 4 août dernier).

Dans la continuité de l’art comme dénonciation politique, Elie Bekhazi a diffusé une photo largement commentée dans laquelle on voit un homme de dos, regardant le port détruit. Il est écrit, en arabe : « ceci est l’œuvre de mon gouvernement ».

Par ailleurs, dans l’art populaire aussi, des chansons ont été réalisées mettant en scène des mères qui cherchent leurs enfants dans les décombres de l’explosion, ou encore des créations spontanées pour lever des fonds pour la reconstruction des secteurs détruits.

Les événements au Liban depuis plus d’un an et demi (la crise économique, la contestation révolutionnaire, la Covid-19, l’explosion du port de Beyrouth) ont-ils bouleversé le travail de certains artistes ?

Je ne peux pas parler de « bouleversement ». Il est encore tôt pour parler de grands changements. Nous devons prendre le temps d’observer les nouvelles créations.

D’ailleurs au Liban, comme un peu partout dans la région, en Syrie, Palestine, Irak… l’art est très engagé que ce soit assumé ou pas par les artistes. Il est le reflet de l’époque. Mais on peut noter quelques transformations : le peintre Fadi Chamaa par exemple, est passé à l’art abstrait après l’explosion, en “effaçant” le visage des gens dans ses œuvres.

L’œuvre de Ghada Zoughbi a également été marquée par les événements du Liban depuis plus d’un an, car il a ajouté des échafaudages dans sa peinture.
Ayman Baalbaki, quant à lui, reprend les débardeurs que portent les ouvriers pour marquer l’arrêt du travail dû à la Covid-19 et change la matière exploitée dans ses œuvres (les ouvriers ne peuvent plus utiliser certains matériaux, devenus trop chers avec l’effondrement de la livre libanaise).

Globalement, après l’explosion, on remarque un retour vers la ruine de l’après-guerre civile (1975-1990) dans les œuvres, alors que nous étions plutôt dans la représentation du chaos, ou du trop plein de couleurs, de bruits et de bazar avant l’explosion.

Par ailleurs il est intéressant de jeter un œil sur le street art, qui a considérablement évolué ces dernières années. Les graffitis jouent aujourd’hui un rôle inédit dans la ville de Beyrouth. Après la crise des poubelles, le quartier d’Ouzaï, une des banlieues de Beyrouth les plus marginalisées, s’est transformée, à l’initiative de Ayad Nasser, en un lieu de réparation de la “laideur” à travers l’esthétique des graffitis. À partir d’octobre 2019, les graffitis, à Beyrouth et à Tripoli, ont pris une autre tournure. Les murs sont devenus une vraie agora, il était enfin possible de tout dire et de tout faire métaphoriquement puisque les graffitis représentaient aussi le jugement du peuple allant jusqu’au désir d’emprisonnement ou de pendaison de ses politiques.

Publié le 26/02/2021


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Après un doctorat en Littérature générale et comparée à Paris 3, Rita Bassil choisit de poursuivre une carrière dans le journalisme. Correspondante indépendante et régulière depuis 2004 de quotidiens et magazines libanais arabophone et francophone, elle est investie dans le monde artistique au Liban et en Europe. En 2009, elle a réalisé un ouvrage d’entretiens avec Henry Laurens (CNRS Editions, 2009).


 


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