Appel aux dons jeudi 28 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/1964



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

mercredi 27 mars 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

Blocage institutionnel au Liban

Par Mathilde Rouxel, Nicolas Dot-Pouillard
Publié le 11/06/2015 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

BEIRUT, LEBANON - APRIL 2 : Lebanon presidential election is postponed until April 22 Parliament’s presidential election session after lawmakers failed to meet quorum in Beirut on April 2, 2015.

Bilal Jawich / Anadolu Agency / AFP

Une crise aux multiples visages

Difficile, en effet, pour les différents partis en présence, principalement en raison des divisions qui opposent les mouvements du 8 et du 14-Mars, de s’entendre sur un dossier aussi délicat que celui des élections présidentielles. Nicolas Dot Pouillard, chercheur en sciences politiques à l’Institut Français au Proche-Orient de Beyrouth, rappelle, dans un entretien pour Les clés du Moyen-Orient, que cette question est « liée à un ensemble de blocages institutionnels et politiques qui ne recouvrent d’ailleurs pas seulement la présidence mais qui concerne aussi par exemple les futures nominations dans l’armée, qui sont actuellement aussi en jeu et en discussion, les futures nominations à la sûreté générale qui est aussi un organisme sécuritaire important, les futures nominations dans les forces de sécurité intérieures » : si l’on a facilement tendance à centrer les analyses sur l’élection du président et la nomination d’un candidat, il est important de souligner que les enjeux sont au Liban beaucoup plus larges, en raison d’une interconnexion des dossiers et des postes à haute responsabilité.

Pourtant, différents acteurs se mobilisent. Le patriarche maronite, le cardinal Béchara Raï, a appelé le 2 juin, la veille de la dernière séance parlementaire, « les hommes politiques à faire figurer l’intérêt de la République parmi leurs priorités et à s’entendre entre eux, notamment à travers des réunions […] Il ne faut pas relier l’élection d’un président au conflit dans la région qui promet de durer encore longtemps » Propos recueillis par l’Orient-Le Jour, « Raï appelle à ne pas relier l’élection d’un président au conflit dans la région », [2]. Cet appel vise à la réunion de tous les chrétiens, du 8-Mars et du 14-Mars, et à un dialogue possible pour dégager un nom consensuel à l’élection de la présidence de la République libanaise.

La question libanaise attend en effet un consensus. Ce n’est pas la première fois que le problème d’une vacance présidentielle se pose dans le pays : après le retrait des troupes syriennes en 2005, la légitimité du président Émile Lahoud, allié au régime de Bachar el-Assad, était remise en cause par le mouvement du 14-Mars ; la démission le 11 novembre 2006 de six ministres du gouvernement représentant le Hezbollah, Amal et le président Émile Lahoud plonge le pays dans une grande crise constitutionnelle. La fin du mandat d’Émile Lahoud n’ouvrit sur aucun consensus, à tel point que la majorité de l’époque proposa la prorogation du mandat de ce dernier de trois ans, comme cela avait été organisé pour son prédécesseur Elias Hraoui. Les États-Unis s’y opposèrent et la France agit en médiateur ; l’élection de Michel Sleiman eut lieu le 25 mai 2008, après plusieurs mois de discussion. Il s’est agi d’un double consensus. Un consensus interne d’abord, entre chrétiens des deux bords, mais aussi régional : il fut investi par le président du Parlement et l’émir du Qatar, cheikh Hamad ben Khalifa, en sa qualité de garant de l’accord de Doha – investiture rendue possible par l’accord de l’Arabie saoudite et la non-opposition de l’Iran à cette présidence.

Le Liban au cœur d’une région instable

L’influence des grandes puissances régionales est encore aujourd’hui actrice de l’impasse institutionnelle à laquelle doit faire face aujourd’hui encore l’État libanais. Au Liban, « on a toujours besoin d’un parrain étranger pour nous dire qui choisir » affirmait à l’AFP Sahar al-Atrache, spécialiste des affaires libanaises de l’International Crisis Group [3] ; selon Nicolas Dot-Pouillard, nuançant cette idée, la difficulté du dossier est issue justement de la nécessité de ce double consensus « à la fois extérieur et intérieur », les questions internes étant intimement liées aux questions régionales, et les influences de l’un et l’autre parti renforcées par le soutien de l’une ou l’autre grande puissance voisine.

Au-delà des questions d’intérêt politique, le Liban, tributaire de la situation régionale, est par ailleurs aujourd’hui dans une période d’instabilité manifeste. Les menaces sécuritaires sont en hausse depuis que le Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida et à l’État islamique, a pris le contrôle de la ville frontière d’Ersal en août 2014 ; plus d’un million de réfugiés syriens occupent le sol libanais. La présence du Hezbollah en Syrie aux côtés de Bachar el-Assad est l’un des verrous du dialogue parlementaire pour la présidence, les partis du 14-Mars appelant sans succès les troupes du Parti de Dieu à se retirer. Parallèlement, l’armée libanaise continue de lutter aux environs d’Ersal, Brital ou Ras Baalbek contre l’avancée des rebelles syriens rattachés à l’État islamique Voir l’article de [4]. Ces interventions militaires liées et provoquées par l’instabilité des pays voisins témoignent de l’influence du voisinage libanais immédiat sur les discussions internes au pays. C’est pourquoi Imad Salamé, professeur en sciences politiques à l’Université libano-américaine, affirme que « tant que la région est dans la tourmente, il sera difficile d’élire un président. Cela ne sera possible qu’après un accord régional, notamment en Syrie » [5] ; depuis un an maintenant, la classe politique libanaise est dans l’attente des développements régionaux, tant en Syrie qu’au sujet du dossier nucléaire iranien ou devant l’espoir d’un dialogue d’entente entre Ryad et Téhéran.

Une situation dans l’impasse ?

Nicolas Dot-Pouillard note cependant qu’« un dialogue national existe de fait au Liban aujourd’hui. C’est un aspect positif qu’il faut tout de même souligner ». Un dialogue entre les deux composantes chrétiennes importantes sur la scène politique, le Courant Patriotique Libre du général Aoun et les Forces Libanaises de Samir Geagea, mais aussi entre le CPL et le Courant du Futur du sunnite Saad Hariri. « Il existe aussi des portes de communication qui restent ouvertes entre le courant du futur de Saad Hariri et le Hezbollah chiite, même si la crise du Yémen a dernièrement un peu détérioré leurs relations », explique encore Nicolas Dot-Pouillard. Selon lui, du fait de ce dialogue, « on ne peut pas parler de blocage absolu au Liban » ; d’autant que l’absence de président à la tête de la République libanaise n’empêche pas le Parlement, les ministères, et le gouvernement de Tamam Salam de fonctionner : le pays ne fonctionne pas, en effet, sur un régime ultra-présidentiel comme on le connaît pour la France de la Ve République. « Le Liban a déjà montré qu’il a des mécanismes internes pour traverser ces périodes de vide », souligne le spécialiste. « Qu’il soit positif ou négatif, le système confessionnel fait que les structures communautaires fonctionnent et pallient, parfois, le maque d’État ». Bien que cette vacance bloque nécessairement l’avancée de certains dossiers, la poursuite du dialogue et le fonctionnement interne des institutions provoquent ainsi la lassitude des Libanais devant cette question.

Conclusion

Malgré un dialogue qui, depuis un an déjà, se poursuit entre les partisans du 8-Mars, qui défendent la candidature de Michel Aoun à la présidence, et ceux du 14-Mars, qui soutiennent pour leur part le leader des Forces Libanaises Samir Geagea, un compromis semble difficile à déterminer tant que la situation régionale ne sera pas stabilisée, et que les soutiens de chacun – Téhéran du côté du 8-Mars, Ryad derrière le 14-Mars – n’auront pas donné leur aval. La situation, néanmoins, ne peut avancer sans ce consensus : sans président, il est impossible de tenir des élections parlementaires qui permettraient de réorganiser la répartition des députés, chantier aussi difficile à mener que le dossier de la présidentielle. Si le leader druze Walid Joumblatt, pessimiste, a annoncé le 4 juin dernier malgré la « réconciliation historique » [6] entre Geagea et Aoun le même jour : « nous sommes cernés par les flammes et je ne vois pas d’élection d’un président à l’horizon » [7], la prochaine séance électorale est programmée pour le 24 juin et certains restent optimistes [8].

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 L’élection présidentielle du 25 mai 2008 au Liban
 Entretien avec Georges Corm – Le point sur la situation au Moyen-Orient

Notes :

Publié le 11/06/2015


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


Nicolas Dot-Pouillard, docteur en Etudes politiques de l’EHESS, est chercheur MAEE à l’Ifpo de Beyrouth. Il est également Core-Researcher au sein du programme Wafaw (When Authoritarianism Fails in the Arab World), European Research Council (ERC) et membre du comité de rédaction de la revue Orient XXI.


 


Diplomatie

Liban

Politique