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Cessez-le-feu dans le Caucase du sud : vers une paix durable ?

Par Benoît Filou
Publié le 12/11/2020 • modifié le 12/11/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Russian President Vladimir Putin makes a statement on the agreement to end fighting between Armenia and Azerbaijan over the disputed Nagorno-Karabakh region, at the Novo-Ogaryovo state residence outside Moscow on November 10, 2020.

Alexey NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

Le retour des territoires azerbaïdjanais occupés

Selon les articles 1, 2 et 6 de l’accord, l’Azerbaïdjan retrouve les 7 districts (ou rayons), qui encerclent le Haut-Karabagh, et qui étaient occupés par l’Arménie depuis 1993, afin de constituer une ceinture de protection autour de l’enclave séparatiste. Une partie de ces régions fut conquise pendant la guerre (les districts sud, de Fuzuli, Jibrayil, Zengilan et Qubadli, ainsi que les districts ouest de Laçin et Kelbajar, sur lesquels l’Arménie a perdu le contrôle depuis plusieurs semaines), l’autre cédée par l’accord, sans combat (Aghdam, à l’est). Par ailleurs, et en vertu de l’article 1, l’Azerbaïdjan réinstaure sa souveraineté sur les zones du Haut-Karabagh conquises ces derniers jours, et en particulier sur la ville de Shusha. Celle-ci, qui était la grande ville musulmane du Haut-Karabagh avant l’explosion de l’URSS, revêt pour les Azerbaïdjanais une forte valeur affective. Elle fut en effet capitale du Khanat du Karabakh au XVIIIe siècle, était alors, avec T’Tbilissi, la ville la plus dynamique du Caucase, et a vu naître de nombreuses personnalités azerbaïdjanaises (la poétesse Khorshid-Banu Natavan, l’intellectuel Ahmet Aghaoglou, ou encore le compositeur Huzeyir Hajibeyov) [5]. Peuplée de près de 15 000 Azerbaïdjanais avant les indépendances des Républiques soviétiques, la ville n’a été que partiellement repeuplée par les autorités arméniennes (environ 4000 personnes, en particulier des réfugiés venus d’Azerbaïdjan) [6], et constitue à elle-seule le symbole de la fierté nationale bafouée pour les Azerbaïdjanais : tous les programmes d’Histoire de collège et de lycée accordent une belle place à cette ville, parfois nommée la « Jérusalem du Caucase » [7]. L’Azerbaïdjan récupère donc la quasi-totalité de son intégrité territoriale, à l’exception d’un « Haut-Karabagh réduit », constitué autour des villes de Stepanakert, de Martuni à l’est, et de Mertakert au Nord. Ces gains territoriaux vont permettre le retour des réfugiés des années 1990 (plus de 600 000 à l’époque) – ce qui ne se fera pas sans difficulté (bon nombre de ces réfugiés sont installés à Bakou depuis près de 30 ans, et leurs enfants, nés sur place, sont de purs bakinois).

La liberté de circulation

L’accord promet en outre l’assurance d’une liberté de circulation, entre l’exclave de l’Artsakh et l’Arménie, mais également entre l’Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan. Il s’agirait ici d’un système de concessions, l’Azerbaïdjan autorisant le passage des personnes et des biens (passage protégé par le déploiement de forces russes) par la route de Laçin, en attendant la construction d’une nouvelle route qui contourne la ville de Shusha. C’est ici bien négocié pour l’Azerbaïdjan qui obtient en retour un droit de passage dans la région arménienne de Syunik (Zengezur en Azerbaïdjanais) qui relie l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan, le long de la frontière avec l’Iran (notons qu’un tel passage n’était jamais apparu dans les négociations précédentes – si l’on excepte l’idée d’échange de territoire étudiée à plusieurs reprise par le passé). Cet aspect de l’accord profite bien entendu à Bakou, qui désenclave la République autonome du Nakhitchevan, mais aussi et surtout à la Turquie qui, disposant d’une frontière de 7 km avec le Nakhitchevan, peut enfin se connecter directement à l’Azerbaïdjan, mais plus généralement à la Caspienne et aux pays turcophones d’Asie centrale, ainsi qu’au projet chinois de routes de la soie.

Un statut peu clair pour le Karabakh arménien

L’Arménie voit donc son passage vers l’« Artsakh » sanctuarisé par la présence de soldats russes (mais à portée de tir des Azerbaïdjanais). Seulement, et c’est ce qui frappe à la lecture du texte de l’accord, le statut de la partie arménienne du Karabagh n’est pas défini. Si la liberté de circuler constitue une forme de reconnaissance du fait établi (le droit des populations arméniennes du Karabakh de vivre dans ces zones étant implicitement reconnu), l’Artsakh ne récolte cependant aucune reconnaissance officielle. Ce silence pourrait toutefois signifier beaucoup pour les deux parties [8]. Pour l’Arménie, il s’agirait peut-être de poursuivre la politique du statu quo, certes territorialement moins intéressant, mais fortifié par la présence russe : des populations arméniennes seraient toujours de fait présentes dans un territoire non reconnu de jure, mais protégé par la Russie. Pour Bakou, il sera possible d’arguer de la reconquête de la totalité du Haut-Karabagh, tout en évitant un déplacement de population d’ampleur, qui ruinerait les efforts fait dans les deux dernières décennies pour faire de l’Azerbaïdjan un pays respectable aux yeux des puissances mondiales. Par ailleurs, les autorités azéries pourraient avoir en tête que le temps et les circonstances jouent ici en leur faveur : il y a fort à parier que les populations ayant quitté le Haut-Karabagh du fait de la guerre (plus de 60%) ne reviendront pas toutes ; les autorités de Bakou pourraient tabler sur un progressif essoufflement de la démographie arménienne dans la zone, prélude à un éventuel nouveau round de négociations, encore plus avantageux pour elles.

Des concessions relativement importantes pour l’Azerbaïdjan

Ilham Aliyev a accepté, en signant le document, le déploiement de troupes russes autour du corridor de Laçin, et le long de la ligne de contact avec le Karabagh arménien, et ce pour 5 ans (renouvelables automatiquement si aucune des parties ne se rétracte d’ici là). C’est ici une véritable victoire pour Moscou qui renforce encore sa présence militaire dans le Caucase sud (les troupes russes sont présentes dans les provinces séparatistes de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud, ainsi qu’en Arménie, en vertu d’un accord de coopération). Pour une certaine opinion azerbaïdjanaise (et en particulier pour l’opposition politique au pouvoir Aliyev), la présence de troupes russes réveille de douloureux souvenirs : le départ des Russes était une grande victoire de l’indépendance, et le spectre du 20 janvier 1990 semble revenir hanter les consciences [9]. Par ailleurs, si Ilham Aliyev, comme sa femme, annonçaient, triomphants, la reprise intégrale du territoire national, certains rechignent encore à parler de victoire : en cause les villes et zones laissées aux Arméniens et défendues par les Russes. Aliyev a par ailleurs affirmé qu’un déploiement de troupes turques serait à l’œuvre, sans doute rattachées à un centre de maintien de la paix, mais ceci reste à confirmer. Par ailleurs, on peut envisager que l’Iran multiplie les efforts diplomatiques pour être intégré à la sécurisation des zones concernées [10]. Il est encore trop tôt pour dire si les USA (jusque-là assez peu intéressés par le conflit) tenteront de placer leurs pions, leur actualité étant pour le moment centrée autour des élections présidentielles, mais il convient de noter que Mike Pompeo prévoit de se rendre à Tiblissi dans le courant du mois, peut-être pour évoquer le rôle de l’OTAN dans la région [11].

Conclusion : consécration de la domination russo-turque sur le Caucase, et espoirs futurs pour l’Arménie ?

L’accord du 10 novembre 2020 consacre donc les dominations russes et turques sur le Caucase. Les premiers ont pris pied dans le dernier pays qui échappait à leurs troupes, tandis que les seconds se ménagent un accès direct à la Caspienne. Le grand perdant est bien sûr l’Arménie (en particulier les populations arméniennes du Haut-Karabagh), mais ce cessez-le-feu pourrait constituer une promesse intéressante pour Erevan. En étant excessivement optimiste, on pourrait tabler sur une normalisation des relations de Erevan avec la Turquie, voire même avec l’Azerbaïdjan (ce qui est réclamé par une partie des élites turques [12], et en particulier par des hommes d’affaires des régions est bordant l’Arménie, qui verraient ainsi s’ouvrir de nouveaux débouchés à leurs portes), ce qui permettrait à l’Arménie de sortir de son asphyxiant enclavement (l’ouverture des routes commerciales, et donc sa connexion aux routes de la soie chinoises étant prévue par l’accord) et de dynamiser son activité économique. La difficulté serait alors dans ce cas pour les autorités arméniennes de faire accepter cette nouvelle carte à leur population, ce qui semble mal engagé. Une telle politique de normalisation avait déjà été entreprise dans les années 1990 par Lev Ter-Petrossian, le premier Président de l’Arménie indépendante, sans succès, celui-ci, accusé de traîtrise, ayant dû laisser le pouvoir à son successeur, Robert Kocharian en 1998.

Le climat à Erevan semble pour le moment être à la défiance, cet accord de cessez-le-feu ne signifiant rien de moins pour les Arméniens que l’abandon d’une partie du territoire national. Accusé d’avoir trahi la population et la révolution, Pashinyan pourrait incarner malgré lui un véritable changement de paradigme géopolitique à Erevan, à même de conduire la région à une paix durable. Mais nous n’en sommes ici qu’au stade hypothétique, et de nombreuses questions persistent encore (sur le statut d’Artsakh, sur la présence de troupes turques, et surtout sur les développement politiques à Erevan) ; instaurer une paix réelle nécessiterait probablement la signature d’un nouvel accord, plus détaillé et remplissant les dernières zones d’ombres.

Publié le 12/11/2020


Benoît Filou est diplômé de la Sorbonne et de l’ENS Lyon en Philosophie. Persanophone et turcophone, il a ces dernières années voyagé et travaillé dans plusieurs pays du Moyen-Orient (Liban, Egypte, Iran). Il réside aujourd’hui à Bakou en Azerbaïdjan, où il enseigne la Philosophie et l’Histoire (au Lycée Français de Bakou), tout en étant contributeur pour un think-tank, le « Baku Research Institute ».


 


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