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Dix ans après sa disparition, le plus reconnu des cinéastes égyptiens a été célébré au Caire par le cinéma Zawya, qui a proposé du 12 au 22 septembre 2018 la projection de vingt de ses films restaurés, du premier de ses longs métrages Baba Amine (1952) à L’Autre (1999). Cette rétrospective a donc couvert cinq des six décennies de la longue carrière de l’Alexandrin, trop souvent réduit vers nos rivages au seul film Le Destin (1997), allégorie des tensions religieuses contemporaines transposées dans l’Andalousie du temps d’Averroès. Il s’agit pourtant d’un détail de cette œuvre si riche, dans laquelle bien des moments méritent le détour, à commencer par la tétralogie autobiographique initiée par Alexandrie, pourquoi ? (1978) et poursuivie avec La Mémoire (1982), Alexandrie encore et toujours (1990) et Alexandrie New-York (2004), véritable défilé de grands acteurs (Yahya Chahine, Nour El Sherif, Yousra) et expérience inédite dans l’histoire du cinéma égyptien.
En 2011, le distributeur français Pyramide commercialisait en France un coffret de quatre films présentant d’autres facettes du talent de Chahine, rendues disponibles au public français par le sous-titrage. On peut grâce à cette collection découvrir ou redécouvrir quatre de ses principaux films : Gare centrale (1958), La Terre (1969), Le Moineau (1971) et Le Retour du fils prodigue (1976), chacun de facture et d’inspiration radicalement différentes, mais qui sont autant de coups de sonde dans les différentes couches sociologiques et les étapes de l’histoire de la société égyptienne. Chahine passa sa vie à scruter cette dernière avec beaucoup d’alacrité, renouvelant constamment son esthétique et passant avec aisance du néo-réalisme à la comédie musicale, avec des incursions dans le grand film paysan de lignage russe. Cette diversité s’inscrit dans le contexte d’une extraordinaire fécondité du cinéma égyptien, qui connaissait dans les années 1950 à 1970 son apogée productive avec une moyenne de soixante longs métrages par an. La tâche n’en était pas moins complexe pour Chahine, qui dut à plusieurs reprises affronter la censure d’état – nous aurons à y revenir. Reste qu’on ne peut tout à fait isoler ce cinéma d’un élan collectif de créativité et d’expérimentation qui révélait à la fois les grands protagonistes des adaptations des romans de Naguib Mahfouz, le génie trouble et inquiétant de Shadi Abdessalam, auteur du remarquable La Momie (1969) et les audaces de scénariste et du grand Salah Jahine, qui collabora d’ailleurs avec Youssef Chahine sur le film Le Retour du fils prodigue. Le cinéma de Chahine est donc l’une des nombreuses moissons heureuses d’une période intense de la vie artistique égyptienne, parfois idéalisée jusqu’à la sclérose aujourd’hui, mais qui n’en mérite pas moins l’intérêt le plus vif.
Les quais de la gare Ramsès du Caire, largement cachée aujourd’hui par l’enchevêtrement des ponts qui semble vouloir l’étrangler, demeure habitée par la démarche boiteuse de Qenawy, protagoniste anti-héroïque de ce premier chef-d’œuvre de Chahine. Classique parmi les classiques, ce film explore la destinée d’une des nombreuses petites nations du Caire, celle qui vit du transit des passagers : petits porteurs, vendeurs de journaux ou de boissons gazeuses venus des campagnes de Haute-Egypte ou du delta à la recherche d’une vie meilleure. Au lieu d’y trouver ce qu’ils escomptaient, les voilà maintenus dans ce sas de la capitale, purgatoire dont ils ne semblent pas pouvoir s’échapper. À l’intérieur de ce microcosme se disputent deux générations : l’une vieillissante, installée dans de menus privilèges hiérarchiques qui organisent leur existence, l’autre plus jeune se découvrant une conscience collective et voulant y donner une forme organisée par la création d’un syndicat. Cette lutte, incarnée par le personnage du porteur Abu Siri joué par l’une des « belles gueules » du cinéma d’alors, Farid Shawqi, fournit au film une intrigue secondaire toute entière au service du discours social nassérien, comme on en retrouve des dizaines dans le cinéma de cette période, l’art enlevé des situations en plus.
Cette première strate du film ne fait en vérité qu’en soutenir une seconde, plus sombre et moins attendue : celle qu’incarne Qenawy, pauvre diable boiteux à qui ‘Am Madbouli, vendeur de journaux en chef, délègue une partie de son stock tout en le prenant sous sa protection. Malhabile et à fleur de peau, Qenawy s’amourache d’une vendeuse de limonade flamboyante, Hanouma, dont les éclats de rire tonitruants rythment la vie des quais. Aguicheuse et provocatrice, Hanouma n’en est pas moins la promise d’Abu Siri, le syndicaliste, qui professe le droit des travailleurs tout en la battant dans les hangars. En à peine une heure et quart de film, Chahine décrit l’envahissement de son protagoniste par la violence et la frustration – certaines scènes solitaires sont sans équivoque – jusqu’à la tentative d’assassinat contre la limonadière, objet d’un final retentissant. Il offre au passage le plus beau de ses très rares rôles d’acteur, incarnant lui-même son personnage principal avec un très grand brio. L’entremêlement des deux intrigues, la truculence de Hind Rostom font le reste. Le surgissement de marques d’une modernité de façade – le Coca-Cola ou le rock n’roll sur lequel Qenawy improvise une danse mémorable – sont présentés comme les masques d’une violence sociale exacerbée dont nul ne semble pouvoir se défaire, même le doux ‘Am Madbouli forcé de sceller le sort de son protégé en raison de sa bonté qui le place au-dessus de tout soupçon. Présenté à la Berlinale mais boudé par la sélection des Oscars, le film connaît un succès mitigé en Egypte à sa sortie, notamment auprès du jeune public qui s’étonne de voir l’un de ses héros romantiques, Farid Shawqi, réduit à porter des caisses sur un quai poussiéreux. Le film est aujourd’hui considéré comme un joyau du cinéma arabe.
Que la similitude de titre et de topique avec le grand classique russe de Dovjenko ne nous trompe pas : La Terre, qui reste comme l’une des grandes performances d’un des acteurs fétiches de Youssef Chahine, Mahmoud El Meliguy, est bien l’adaptation d’un roman égyptien éponyme, dû à Abderrahmane Cherkawi et publié en 1954. « Plus belle géorgique du cinéma arabe » selon Jean-Louis Bory, La Terre situe son action dans un village des années 1930 où quelques féodaux se substituent aux coloniaux pour enfoncer la vie paysanne dans une exploitation plus cruelle encore. Les fellahs tentent de s’organiser, dépêchent un émissaire au Caire, mais échouent à défendre leurs intérêts communs, la solidarité s’effaçant devant les appétits individuels et la puissance des maîtres. L’originalité du regard de Chahine tient à son identification à celui d’un personnage d’enfant cairote et issu de la haute société, retournant en vacances visiter les terres de son père. Le spectateur pourra s’autoriser à voir dans ce regard un double de celui du cinéaste ou de l’intellectuel, à la fois attaché à la terre et à ses habitants et vierge de la plus petite notion de la réalité quotidienne des campagnes. Le film s’emploie donc à leur donner la parole – suivant là le roman qui s’employait à faire littérature de la langue paysanne égyptienne – et à restituer la complexité des enjeux de leur existence.
On retient surtout du film la prestation époustouflante qu’y livre Mahmoud El Meliguy en Abu Sweilam, homme fort incorruptible du village livré à l’humiliation (sa moustache rasée de force), et traîné dans ses propres champs par une machine, la main ensanglantée plantée dans la terre dans une scène finale magistrale. Les paysages de l’oasis de Fayoum valent aussi, presque à eux seuls, la découverte d’un film qu’on peut aussi lire comme un hommage à leur grâce. Comme souvent chez Chahine, une chanson se trouve au cœur du dispositif : c’est ici Al ard law atchâna (« La terre, si elle a soif »), hymne aux cycles de l’irrigation qui sont au cœur du propos du film. Enfin, le choix de ce roman traitant de la prédation dans l’Egypte libérale des années 1930 n’est pas anodin quelques quarante ans après les faits relatés : en 1969, c’est le régime essoufflé de Nasser qui est indirectement pris à parti. Derrière l’éternelle misère du fellah, grande topique de la littérature égyptienne (on songe évidemment au Substitut de campagne de Tawfiq al-Hakim), c’est l’échec de ce pouvoir à rendre digne le paysan tant exalté qui est cruellement mis en exergue en ce temps de désillusion d’après la guerre des six jours. Il sera bientôt temps pour Chahine, dans Le Moineau, de faire sans détour l’état des lieux de l’Egypte des colonels.
Lire la partie 2 : Coffret Youssef Chahine (2/2)
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
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