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Compte rendu de l’exposition « C’est Beyrouth », Institut des Cultures d’Islam, 28 mars-23 juillet 2019

Par Claire Pilidjian
Publié le 24/04/2019 • modifié le 31/03/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Crédit photo : Nathalie Naccache, Iftars, 2013

La guerre comme point de départ

Le point de départ choisi par Sabyl Ghoussoub est la guerre de juillet 2006, qui oppose durant trente-trois jours les Libanais aux forces israéliennes. Événement traumatisant pour les Libanais, la guerre survient alors que Beyrouth achève de se reconstruire des vestiges de la guerre civile. Elle marque aussi le début d’une nouvelle période pour les Beyrouthins, qui, depuis, semblent vivre dans un entre-deux entre guerre et paix. La première œuvre présentée dans l’exposition est signée par le Libanais Fouad Elkoury. Photographe durant la guerre civile entre 1975 et 1990, Fouad Elkoury s’est distingué en diversifiant les sujets de ses photographies, incluant ainsi des images de sa femme et de leur enfant ou encore des portraits de miliciens. Le projet vidéo présenté dans « C’est Beyrouth », intitulé On War and Love, rassemble des photographies de la guerre de 2006 sur lesquelles se superposent des phrases issues de son journal intime ainsi que des fragments de textes écrits pour l’occasion. C’est ainsi qu’il utilise comme métaphore de la guerre israélo-libanaise sa séparation d’avec sa compagne de l’époque : à la poésie très intime du texte font écho les paysages dévastés saisis par l’objectif de Fouad Elkoury.

Crédit photo : Fouad Elkoury, On War and Love, 2019
Crédit photo : Fouad Elkoury, On War and Love, 2019

Beyrouth au travers des corps

On ne saurait concevoir Beyrouth sans l’omniprésence des corps masculins et féminins qui l’habitent. Le corps y a en effet toute son importante, y compris dans la futilité que cela implique – une futilité à prendre peut-être au sérieux, car certains, à l’image de Bilal Khbeiz, rappellent que « seule la futilité empêche ce pays de reprendre le jeu extrême qui, pendant trois décennies, a généré une véritable dépendance à la mort ». Le corps des Beyrouthins apparaît ainsi dans la première salle de l’exposition ; il est glorifié par le soleil, dans la série des Bronzeurs de Vianney Le Caer. On découvre sur la corniche de la ville une dizaine d’hommes au teint hâlé, occupés à fumer, faire du sport, se baigner, ou même encore prier.

Crédit photo : Vianney Le Caer, Les Bronzeurs, 2015-2016
Crédit photo : Vianney Le Caer, Les Bronzeurs, 2015-2016

Une certaine ironie n’est pas absente des deux autres corps masculins qui font face aux Bronzeurs : deux policiers en uniforme se tiennent près de leur moto, dans une posture et une mise en scène qui n’est pas sans évoquer des personnages de série américaine des années 1980. Symbole d’un pouvoir parfois arbitraire, les policiers photographiés par Ziad Antar dégagent une image de la virilité qui interroge le spectateur.

La religion

Thème incontournable quand il s’agit de la multiconfessionnelle Beyrouth, la religion se décline dans l’exposition sous les appareils de quatre artistes. Patrick Baez, tout d’abord, originellement photographe de guerre, a voulu donner un témoignage visuel de la communauté des Chrétiens d’Orient au Liban. L’exposition propose une série d’une dizaine de photographies de l’artiste français, mêlant maronites et orthodoxes. Il montre ainsi que bien que les Chrétiens soient aujourd’hui moins nombreux proportionnellement au Liban qu’il y a plusieurs décennies, leur présence est loin d’être remise en question ; des statues gigantesques aux processions religieuses qui animent les quartiers chrétiens de la ville, les Chrétiens d’Orient ont une présence très marquée à Beyrouth. Patrick Baz nous raconte aussi comment est vécue la foi à Beyrouth – parfois presque dans l’excès, à l’image de cette femme au corps tatoué qui affirme que les lettres tracées sur son corps l’ont été par Dieu, ou de cette colossale statue du Christ entravant la circulation dans la rue.

Crédit photo : Patrick Baz, Chrétiens du Liban, 2015-2016
Crédit photo : Patrick Baz, Chrétiens du Liban, 2015-2016
Crédit photo : Patrick Baz, Chrétiens du Liban, 2015-2016
Crédit photo : Patrick Baz, Chrétiens du Liban, 2015-2016

En face, A night in Beyrouth de Sirine Fattouh nous plonge dans le quotidien – matinal – du « Tabbal », l’homme qui réveille les musulmans pendant le Ramadan en frappant chaque matin à leur porte. L’artiste a suivi « al-Tabbal » durant ses tournées afin d’en réaliser un film. Ces quelques minutes révèlent toute la fragilité d’un patrimoine immatériel en déclin.

Ce patrimoine immatériel croise aussi religion et pratiques culinaires, comme le montre la photographe Nathalie Naccache, dont la série de photographies montre plusieurs familles fêtant l’Iftar (la rupture du jeun les soirs de Ramadan). Des milieux les plus aisés aux camps de réfugiés palestiniens, l’Iftar reste pour les familles musulmanes l’occasion de se réunir.

Crédit photo : Nathalie Naccache, Iftars, 2013
Crédit photo : Nathalie Naccache, Iftars, 2013

Enfin, l’une des œuvres les plus saisissantes de l’exposition rassemble les photographies d’Ammar Hassan. Des miliciens chiites du Hezbollah ont en effet accepté de dévoiler les nombreux tatouages couvrant leur corps devant le photographe : sourates calligraphiées, représentation d’Ali ou portrait de Hassan Nasrallah, chef spirituel du Hezbollah. On hésite ici entre une preuve de dévotion extrême envers ces figures religieuses et une forme de coquetterie – l’un des miliciens photographiés admettant que le visage d’Ali tatoué sur son épaule l’aide à séduire les filles…

Crédit photo : Ammar Hassan, Tatouages chiites, 2016
Crédit photo : Ammar Hassan, Tatouages chiites, 2016

Communautés et minorités à la marge

L’exposition se poursuit dans l’espace Stephenson, second bâtiment de l’Institut des Cultures d’Islam. L’étage rassemble des photographies des groupes, communautés et minorités que Beyrouth semble laisser à la marge. On retrouve tout d’abord la jeunesse beyrouthine – cette jeunesse que l’on imagine festive et emplie d’espoir. Pourtant, c’est un tout autre visage que nous révèle l’artiste Cha Gonzalez ; en s’immisçant dans les soirées de la capitale libanaise au cœur de la nuit, elle retranscrit la tristesse et le désarroi de cette jeunesse prise dans l’entre-deux de la guerre et de la paix et qui peine à s’engager politiquement. L’alcool et la drogue apparaissent comme des échappatoires mais ne font finalement qu’exacerber cette mélancolie profonde.

Crédit photo : Cha Gonzalez, Abandon, 2018
Crédit photo : Cha Gonzalez, Abandon, 2018

Dans la même salle, les œuvres de Mohamad Abdouni et de Roy Dib font également place à une communauté peu visible et confrontée à des difficultés nombreuses. Queers et homosexuels doivent en effet faire face à une société qui s’ouvre peu à peu, mais qui reste encore intolérante envers la communauté LGBT+.

La seconde salle de l’étage fait place aux femmes immigrées victimes du système de kafala : venues travailler dans le domaine du care auprès de la bonne société libanaise mais aussi de milieux moins aisés qui y ont recours, ces femmes sont réduites à un état de quasi-esclavage ; leur passeport est confisqué par le « sponsor » qui les recrute, et elles bénéficient rarement de temps libre. C’est pourtant lors de ces temps précis que la photographe Myriam Boulos a souhaité immortaliser ces femmes : la série « C’est dimanche » les représente dans leurs occupations personnelles, au marché, à la prière, ou encore chez le coiffeur.

Crédit photo : Myriam Boulos, C'est dimanche, 2015
Crédit photo : Myriam Boulos, C’est dimanche, 2015
Crédit photo : Myriam Boulos, C'est dimanche, 2015
Crédit photo : Myriam Boulos, C’est dimanche, 2015

Deux artistes se sont également penchés sur la question des réfugiés palestiniens. La photographe Dalia Khamissy s’est rendue de nombreuses fois dans les camps de réfugiés palestiniens et raconte le quotidien de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, mêlé de souffrance et d’espoir ; car ce dernier n’est malgré tout pas absent, comme le révèle un léger sourire sur les lèvres d’une femme sur l’un des clichés, ou encore, à nouveau, la futilité d’un groupe de jeunes hommes rivés sur leurs smartphones à la recherche de nouvelles rencontres sur des applications. Le vidéaste Christophe Donner a quant à lui suivi le sculpteur palestinien Rahman Katanani : les œuvres de ce dernier, fabriquées avec des tôles récupérées dans le camp tristement célèbre de Sabra où il vit, ont été récemment exposées à Paris.

Enfin, l’exposition réserve une dernière surprise : Sabyl Ghoussoub a en effet réinvesti le hammam actuellement en restauration de l’Institut des Cultures d’Islam, et le visiteur y découvre une série de vidéos de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (exposés au Jeu de Paume en 2016 et réalisateurs de Je veux voir, en 2008, avec Catherine Deneuve). Ils proposent sept portraits filmés de Beyrouthins « exclus » qui se livrent à un témoignage souvent poignant sur la vie difficile qu’ils mènent dans la capitale libanaise. On croise ainsi, au détour de couloirs carrelés de bleu-vert, le profil d’un jeune homme racontant une enfance compliquée en tant que fils d’immigrés noirs, ou encore le visage muet d’un Syrien âgé incapable de mettre des mots sur son expérience.

« C’est Beyrouth », du 28 mars au 23 juillet 2019, à l’Institut des Cultures d’Islam, Paris 19e : mardi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 11h à 19h et vendredi de 16h à 20h. Gratuit.

Publié le 24/04/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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