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Sous l’impulsion de Kamal Kassar, la fondation AMAR, créée en août 2009 au Liban, travaille depuis plus de dix ans à la préservation et à la valorisation de la musique arabe traditionnelle, des premiers enregistrements réalisés au début du XXe siècle aux pratiques contemporaines. L’exposition, qui a pour commissaires Kamal Kassar et Fadi Yeni Turk, fait l’histoire des maisons de disques venues enregistrer ce patrimoine de la musique orientale à partir de 1903, et retrace la trajectoire de ces artistes tombés dans l’oubli. Elle fait aussi la part belle aux recherches menées par la Fondation AMAR qui tente depuis 2016 de capter, sur le terrain, ce qui perdure de ces traditions orales. Afin de bénéficier de cette exposition exceptionnelle durant le nouveau confinement, une visite virtuelle de l’exposition est accessible sur le site du musée : https://orientsonore.fr/.
L’exposition fait découvrir les premiers enregistrements de l’histoire de la musique arabe. Des noms aujourd’hui oubliés, comme celui de Yusuf al-Manyalawi, l’un des plus importants artistes et interprètes du répertoire arabe classique du début du XXe siècle surnommé le « Caruso de l’Orient », ou Ibrahim al-Qabbani et Dawud Husni, pionniers de la Nahda (renaissance) musicale, côtoient ceux d’Oum Kalthoum ou de Sayyed Darwich. Dans un entretien filmé conduit par le critique français Philippe Azoury et diffusé dans le chemin de l’exposition, Kamal Kassar, à l’origine de la fondation AMAR, explique que « l’expression musicale qui induit la passion existe dans les mosquées » et que la tradition musicale arabe existe déjà dans le chant du « cheikh qui, faisant la compilation du Coran, essaie de communier avec son auditoire ».
La Nahda s’affirme, selon Kassar, au moment de l’accession au pouvoir d’Ibrahim Pacha en Égypte en 1863. Ismaïl Pacha a ouvert les portes de la cour à la musique citadine puisant dans les traditions orales locales, notamment celles des confréries soufies. Cette scène musicale, rapidement oubliée, a été préservée par l’enregistrement de ses productions sur des cylindres et des disques 78 tours réalisés par des studios étrangers en Orient au début du XXe siècle. Fortes des succès auxquels ont mené les premiers enregistrements du ténor italien Caruso en 1900 et 1901, ces entreprises entreprennent de conquérir de nouveaux marchés, et se tournent vers l’Orient.
Les premières entreprises venues enregistrer ces chanteurs et chanteuses au Moyen-Orient sont des sociétés allemandes. En effet, le monopole du français Pathé, inventeur des cylindres, a été dépassé par l’invention du disque plat par l’allemand Emile Berliner à partir des années 1890. Les grands studios qui ont dominé le marché du Moyen-Orient avant la guerre sont Gramophone, créé par Emile Berliner lui-même, Odéon, qui s’impose au Moyen-Orient à partir de 1904, et Baidaphon, créé à Beyrouth en 1906 en association avec la compagnie de disques allemande Carl Lindström. On compte également parmi elles l’entreprise Beka (Bumb & Koenig GmbH), fondée en 1903 et très active en Égypte, qui créer en 1904 un label spécial pour enregistrer Yusuf al-Manyalawi, ainsi que la société Favorite, née en 1904, elle aussi très active en Égypte.
Ces enregistrements remettent en lumière plusieurs formes musicales méconnues. On découvre ainsi le muwashshah, une forme vocale et instrumentale hymnique née à Alep au XVIIe siècle, le dawr, une forme vocale savante très en vogue au début du XXe siècle, le mawwal, chant sur un poème en langue vernaculaire, ou la taqtuqa, une forme de chanson légère surtout chantée par les femmes dans les cabarets égyptiens au tournant du XXe siècle.
Quelques noms également se distinguent. Parmi eux, Muhyiddin Ba’youn, « le Rossignol de Beyrouth », a remporté grâce à ses vocalises un tel succès qu’il a traversé les frontières. Il a été suivi toute sa vie par le label Baidaphon.
Avec la Première Guerre mondiale naissent les premières compagnies égyptiennes, à l’image de Mechian Records, qui permettent de faire perdurer les enregistrements à une époque où les ingénieurs du son étrangers avaient quitté le Moyen-Orient. Les compagnies multinationales font leur retour dans la région dans les années 1920, notamment Polyphon, qui commence à enregistrer en Égypte à partir de 1924, ainsi que Baidaphon et Gramophone qui imposent leur présence, ces derniers enregistrant les voix emblématiques d’Om Kalthoum et Mohamed Abdel Wahhab. En 1932 est organisé au Caire un Congrès de musique auquel participent de grands chanteurs comme Darwich al-Hariri, dont l’exposition nous permet de découvrir deux muwashshah, ou Nadra Amin, une chanteuse formée aux instruments et aux chants traditionnels qui a tenu le premier rôle dans le premier film musical égyptien, La Chanson du cœur, sorti en 1931. Le Congrès avait pour objectif de poser la question de la conservation et de la transmission de la musique traditionnelle arabe. Organisé au Caire, celui-ci a aussi voulu paraître une opportunité pour les musiciens égyptiens d’affirmer leur présence parmi les nations modernes : de nombreux musiciens y ont ainsi présenté des pièces inspirées par la musique occidentale et ses techniques de composition – au grand dam des participants européens, venus assister au Congrès dans l’espoir de pouvoir enregistrer la musique de tradition rurale ou urbaine, folklorique et traditionnelle, considérée comme « authentique ». Ce rassemblement a néanmoins été l’occasion de l’enregistrement de 334 disques 78 tours.
Gramophone a enregistré également en Algérie et en Tunisie dès le début du XXe siècle. En Algérie, Pathé prend la relève à partir de 1912, aux côtés d’autres compagnies françaises (Pathé-Macroni, Ducretet-Thomson, Teppaz), qui quittèrent la région au moment des indépendances nationales des pays du Maghreb.
Dans le Golfe, les premiers enregistrements commerciaux sont effectués au Yémen au milieu des années 1930, dans la ville d’Aden. Les disques, qui se diffusent dans l’ensemble du pays, apportent une certaine modernité à ce pays alors très conservateur, et permettent de cartographier les spécificités de chaque région. Les disques du chanteur prolifique Ibrahim Muhammad al-Mas, qui modernise la chanson traditionnelle, offrent donc, avec d’autres, un témoignage important de l’histoire de la musique yéménite. Les enregistrements sont effectués par des compagnies étrangères mais aussi par des compagnies locales, comme la compagnie Jafferphone créée à Aden par Sayyid Ja’afar Muhammad Hamud, ou nées dans le Golfe, à l’image du label bahreïni Gurjiphone, développé à la fin des années 1940. Héritées des influences indiennes et africaines, les musiques des pêcheurs du Golfe se distinguent par ailleurs pour leurs rythmes atypiques. Cette musique des « gens de la mer » est surtout présente au Qatar, au Koweït et à Bahreïn. L’Irak, de son côté, a développé une musique qui lui est propre, à partir de l’héritage classique du maqâm (mode musical) en cinq fasl (chapitres).
La musique était diffusée à la radio. Dans l’entretien cité, Kamal Kassar explique que « le disque a déformé la soirée, le concept de suites » dans lequel se développait cette musique, puisqu’il distingue les différents types de musicaux, considérés comme unités alors qu’ils faisaient partie de suites musicales, pour les catégoriser au moment de l’enregistrement. La radio, poursuit Kamal Kassar, a permis de rétablir ces suites. Il évoque notamment le chanteur égyptien Salih Abdel Hayy, dont la BBC a diffusé l’une des suites qu’il a interprétées.
L’exposition Orient sonore a été l’occasion de produire d’importants documents : en coproduction avec la fondation AMAR, le MuCEM a financé l’enregistrement de vidéos pour rendre compte de la tradition musicale de différentes ethnies, religions et langues. On peut ainsi découvrir l’interprétation de la musique djezrawi, mélange de musiques d’appartenances kurdes, syriaque, arménienne et arabe, de khashshâba, percussionnistes issus originellement des villes portuaires du sud de l’Irak, ou encore la musique des Kawliya, des Gitans d’origine indienne ayant émigré en Irak au début du Xe siècle, qui excellent dans le genre du rîfi. L’exposition permet aussi de découvrir la musique des Chaâmbas venus d’Arabie, qui chantaient dans les soirées musicales appelées taqsîra, ainsi que la musique des marins de Yanbu, ville d’Arabie saoudite surplombant la mer Rouge, connue sous le nom de yunb’âwî et restée très populaire malgré la répression religieuse.
Les chants religieux sont aussi mis en valeur au sein de l’exposition, notamment les chants soufis égyptiens qui se déploient lors des mawâlid al-suffiyya en l’honneur du Prophète et de sa famille. On peut suivre aussi la captation d’une procession réalisée dans le cadre de la commémoration du passage de la Vierge Marie au mont Dronka, en Haute-Égypte. Les cantiques et les louanges à la Sainte Vierge chantés lors de cette procession contiennent des éléments musicaux issus de l’Égypte antique.
AMAR travaille désormais à la numérisation des neuf milles disques conservés dans ses collections, qui retracent l’histoire de la musique arabe, de la Nahda au début des années 1940. Cette numérisation est un travail de conservation du patrimoine essentiel à la préservation de la culture musicale arabe. Une visite virtuelle de l’exposition est accessible sur le site du musée : https://orientsonore.fr/.
Exposition « Orient Sonore, musiques oubliées, musiques vivantes » au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, jusqu’au 17 janvier 2021, disponible en visite virtuelle : https://orientsonore.fr/.
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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