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Compte rendu de l’ouvrage « La République islamique d’Iran en crise systémique - Quatre décennies de tourments »

Par Emile Bouvier
Publié le 03/02/2023 • modifié le 03/02/2023 • Durée de lecture : 9 minutes

Pour cela, Ata Ayati et David Rigoulet-Roze se sont entourés d’une équipe de chercheurs dont la composition se distingue tant par leur grande variété d’expertises que par le haut degré de ces dernières ; treize experts, dont une large part d’origine iranienne, traitent ainsi de problématiques diplomatiques, militaires, religieuses mais aussi médiatiques, sportives, ou encore cinématographiques au cours des 329 pages que compte l’ouvrage. A noter la présence, en fin de livre, d’une étude d’archives diplomatiques inédites sur la République islamique et ses opposants depuis sa fondation.

L’une des plus-values les plus notables de cet ouvrage est de rompre avec les études traditionnelles sur l’Iran recourant à des analyses essentiellement axées autour de sa politique étrangère, de ses aspirations géostratégiques et de l’omnipotence des mollahs et des Pasdarans sur la vie des Iraniens. Ici, l’approche se veut résolument globale et témoigne de l’éloquence qu’une étude du cinéma iranien peut avoir sur la compréhension de la société du pays, tout comme ce qu’une analyse du rapport entretenu par le régime à l’égard du sport peut apporter dans une appréhension plus fine de la politique intérieure et étrangère iranienne.

A travers les quatorze articles composant l’ouvrage sont étudiés les principaux enjeux extérieurs auxquels doit faire face la République islamique d’Iran (première partie), « alors que le monde d’aujourd’hui n’a plus rien de commun avec le contexte qui avait présidé à son établissement il y a plus de quatre décennies » [2] ainsi que la strangulation que subissent les aspirations démocratiques et l’économie iraniennes (deuxième partie). Enfin, les mutations profondes la société iranienne, irrépressibles, sont détaillées avec originalité et un soin tout particulier (troisième partie).

I. La diplomatie d’une nation souhaitant s’affranchir des grandes puissances

Trois articles inaugurent l’ouvrage afin de présenter les enjeux extérieurs auxquels fait face aujourd’hui l’Iran. Le premier d’entre eux, rédigé par le consultant en relations internationales Sébastien Wesser [3], dresse tout d’abord un bilan de la politique étrangère de la République islamique et aborde la question de la position diplomatique iranienne sous un angle novateur : pour lui, « même si la République islamique n’est pas le modèle idéal aux yeux de nos démocraties européennes, la politique étrangère de Téhéran est aujourd’hui l’expression d’une forme imparfaite mais réfléchie de la place d’un pays émergent sur l’échiquier international » [4]. Il rappelle ainsi que la politique étrangère iranienne est avant tout celle d’un pays souhaitant s’affranchir du jeu des grandes puissances et de parler d’une voix égale à ces dernières ; la géopolitique de la région l’obligeant à naviguer à vue, le pays interpelle par son potentiel sous-exploité et par son influence pourtant constamment incontournable au Moyen-Orient.

Cette vision est illustrée d’une certaine manière par un article de Didier Chaudet [5], Directeur de la publication du think tank CAPE, analysant la position iranienne face à la crise afghane, de l’invasion américaine à la victoire des Taliban. Il y démontre que les Iraniens, loin d’être d’éternels opposants obtus aux Etats-Unis, avaient en réalité des intérêts communs avec ces derniers en Afghanistan et ont même coopéré avec eux en plusieurs occasions ; toutefois, partisans d’une diplomatie à la carte, les Iraniens ont dû composer au fil du temps et des évolutions géopolitiques avec l’acteur local qui leur convenait le mieux et qui s’avère être, aujourd’hui, le régime des Taliban, seul à même de stabiliser l’Afghanistan et soucieux, lui aussi, d’entretenir des relations de bon voisinage avec le géant iranien. Loin d’être muée par une simple vision idéologique ou antiaméricaine, la relation entretenue par Téhéran avec Kaboul est avant tout le choix du pragmatisme, souvent privilégiée par les pays - comme la Turquie - aspirant à s’affranchir de la tutelle des grandes puissances.

Le bras de fer engagé par l’Iran avec une grande partie de la communauté internationale sur le sujet du nucléaire incarne ce souhait de l’Iran d’être considéré, à son tour, comme une grande puissance. Ardavan Amir-Aslani [6], avocat en droit international, lui consacre un article en montrant combien cette crise, supposée aboutir en l’accession de l’Iran au statut de puissance grâce à l’acquisition de l’arme atomique, l’a en réalité empêché de le devenir depuis bientôt vingt ans. Les sanctions internationales, notamment américaines, ont en effet étouffé l’économie iranienne, entraînant des crises économiques elles-mêmes génératrices de crises sociales, écologiques… Destiné à être un pays florissant, l’Iran est désormais « une société aux abois », pour reprendre le titre du chapitre rédigé par Farhad Khosrokhavar [7], directeur d’études à l’EHESS.

II. Des aspirations démocratiques et une économie iraniennes étouffées

Farhad Khosrokhavar met en évidence que le retrait américain du JCPoA a eu des conséquences colossales pour l’économie iranienne mais aussi pour les mouvements de protestation sociale en Iran. Suivant une approche historique, il présente l’émergence de mouvements démocratiques pluriels en Iran de 1990 à 2005, alimentés par un « branle-bas culturel » [8] et l’ouverture d’espaces de débat entre acteurs de la vie politique et sociale iranienne qui seront progressivement étouffés par la montée en puissance de gouvernements populistes ; dans ce contexte, « seule demeure [pour la société iranienne] la préoccupation à survivre dans le minimum d’indécence dans une conjoncture désespérante où la société s’appauvrit et le pouvoir continue à s’imposer en accentuant sa répression et déniant à la société civile le droit à la décence économique et politique » [9].

L’Iran et son économie s’avèrent, de fait, au cœur de crises paraissant sans fin. Alexandre Austin [10], ancien expatrié à Téhéran au profit du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies, montre que « peu de nations dans le monde eurent, en un peu moins d’un demi-siècle, à naviguer dans des eaux si troubles qu’eut à le faire l’Iran » [11]. De fait, si l’économie iranienne n’était pas florissante avant la Révolution islamique de 1979 et s’avérait très dépendante de celles des pays occidentaux ; les politiques économiques menées sous le régime théocratique ne feront que renforcer cette dépendance et figer l’économie iranienne, la rendant, de fait, extrêmement vulnérable aux sanctions qui s’abattront sur l’Iran de 1979 à 2015, puis de 2015 à nos jours.

L’économie, aujourd’hui à bout de souffle, souffre par ailleurs de la place prise par le Corps des Gardiens de la Révolution islamique en son sein. Le chercheur Morgan Lotz [12] lui consacre un article au cours duquel il met en évidence combien les Pasdarans entretiennent autant le mystère autour d’eux qu’ils entretiennent le système et le régime pour la défense duquel ils ont été fondés. Suivant la carrière du défunt Ghassem Soleimani, l’auteur montre que la trajectoire de ce corps d’élite épouse, à bien des égards, l’évolution de l’Iran sur la scène internationale.

Toutefois, un autre champ d’étude, relativement négligé, permet d’appréhender les évolutions politiques d’un régime et les mutations de sa population : l’enjeu environnemental. L’historien et politologue Jonathan Piron [13] s’y attelle en montrant qu’en raison d’errements notables des politiques publiques, la crise environnementale en Iran se nourrit, autant qu’elle tient ses sources, de la crise politique et sociale frappant aujourd’hui le pays ; l’émergence de mouvements contestataires mêlant défense de l’environnement et dénonciation du régime actuel est, à cet égard, particulièrement éloquent.

Elément incontournable du régime théocratique iranien actuel, le clergé connaît lui aussi, pourtant, de notables évolutions. Hassan Ferechtian, juriste et théologien spécialiste de l’islam chiite, démontre dans le détail « que la politisation du religieux finit par séparer le religieux du politique, et dans ce cas, ce qui reste alors au pouvoir n’est plus une religion mais un appareil politico-clérical qui utilise l’ordre soi-disant religieux pour conserver la légitimité de son pouvoir et pour combattre ses opposants » [14], une dynamique ayant, à bien des égards, contribué au désintéressement des jeunes pour la religion.

III. Des mutations sociales irrépressibles

La reconfiguration du champ intellectuel religieux en Iran postrévolutionnaire méritait bien, de fait, de se voir consacrer un chapitre ; le sociologue Mohsen Mottaghi [15] présente ainsi l’apparition d’un modèle de pensée post-islamiste, « caractérisé par une référence à l’islam pour critiquer les fondements religieux et idéologiques sur lesquels repose le nouveau régime issu de la révolution » [16] et de générations aux lectures et à l’interprétations divergentes du Coran : on constate ainsi le « passage d’une ‘islamisation’ de l’éthique à une ‘éthicisation’ de l’islam » [17].

La situation de la presse en Iran apparaît également évocatrice de celle, plus large, de la société iranienne. En crise elle aussi, la presse papier attire un nombre très nettement décroissant de lecteurs, notamment parce que les journaux, surveillés par l’Etat, sont « très politisés et ne reflètent pas toujours les soucis quotidiens de la population » [18]. Pour Shervin Ahmadi, Directeur du mensuel Le Monde Diplomatique en persan, le régime tente de garder le contrôle des informations dispensées aux Iraniens non en les censurant, mais en les saturant d’informations et en encourageant la création de médias alternatifs, notamment en ligne, qui, paradoxalement, s’émancipent du système de velayat-e faqih (« jurisprudence du docte ») et apparaissent comme des moyens d’expression relativement libres pour la société iranienne.

Cette étude de l’évolution de l’espace médiatique iranien est suivie de celle, très originale et détaillée, de la transformation de l’art visuel en Iran de 1979 à 2019 par le Commissaire-priseur Zahra Jahn-Bakhsh. Comme le montre l’auteur, l’art iranien, peu connu en raison de la censure régnant en Iran et de la chape de sanctions forçant le pays à rester dans l’ombre, exprime pourtant avec force les évolutions profondes de la société iranienne ; l’intérêt croissant des acteurs internationaux du marché de l’art depuis les années 1990 contribue toutefois à faire gagner en visibilité la scène iranienne. En matière d’espace artistique iranien, le cinéma n’est pas en reste : l’universitaire et critique de cinéma Bamchade Pourvali montre que la place et la condition de la femme dans le cinéma iranien témoignent de plusieurs phases depuis 1979 : initialement inexistantes à l’écran ou derrière la caméra, les femmes iraniennes s’avèrent de plus en plus présentes - et de plus en plus connues -, démontrant par la même occasion des mutations de fonds semblant désormais irrépressibles dans la société iranienne.

A la suite de ces sujets sur l’art, est consacré un autre article original, mais tout autant intéressant dans sa manière de témoigner, en filigranes, des reconfigurations du régime iranien et des évolutions de la société. Le photographe sportif Maneli Parsy revient ainsi sur « quarante ans de rapports de force entre les « sports » et la « République islamique » », montrant combien le régime iranien a réprimé, avec force règlements et décisions arbitraires, un mouvement de mutation sociale qui trouvait dans le sport une forme d’expression, au même titre que l’art précédemment évoqué.

L’ouvrage se conclut sur l’analyse, par l’historien Ata Ayati, d’archives diplomatiques inédites issues de diverses sources, à l’instar du Ministère français des Affaires étrangères ou encore du Conseil de l’Europe. Inédites, ces archives permettent d’appréhender, là encore, les évolutions diplomatiques et doctrinales de la République islamique d’Iran à travers le regard des observateurs de l’époque, voire d’acteurs directs et, partant, d’en mieux saisir la genèse.

Conclusion

Riche, détaillé et particulièrement bien documenté, « La République islamique d’Iran en crise systémique » se distingue par l’originalité de son approche, la pluralité des auteurs ayant présidé à sa rédaction et la pertinence des sujets abordés. Le lecteur averti comme profane y trouvera des clés de compréhension complètes et transdisciplinaires ainsi qu’une vision transversale d’un pays dont la complexité intimide encore bien souvent et dont le potentiel effraie parmi les plus grandes puissances.

Publié le 03/02/2023


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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