Appel aux dons jeudi 28 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/2213



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 28 mars 2024
inscription nl


Accueil / Infos culture / Conférences et colloques

Compte rendu de la conférence « Le secteur privé en Iran », tenue à l’iReMMO le 16 juin 2016

Publié le 29/06/2016 • modifié le 02/05/2017 • Durée de lecture : 8 minutes

Pierre Fabiani insiste sur la distinction à opérer d’emblée lorsque nous cherchons à appréhender les risques qui existent à faire des affaires en Iran. Alors qu’en France et dans les environnements économiques où les investisseurs évoluent en général, la séparation entre secteur public et secteur privé est limpide, en Iran les acteurs n’ont pas la même acception de ces termes et des réalités qu’ils recouvrent. Les deux secteurs sont plus perméables, en lien notamment avec les activités économiques détenues par les Pasdarans.

Thierry Coville tient à présenter rapidement les caractéristiques de l’économie iranienne afin d’en repérer les atouts et les faiblesses, qui déterminent les orientations politiques du gouvernement et les préoccupations principales de la population. Selon lui, le secteur privé ne correspondrait qu’au cinquième de l’économie iranienne, puisqu’on estime que le secteur public officieux (fondations, entreprises détenues par les Pasdarans ou de haut-fonctionnaires) contrôle 80% de l’économie iranienne. Cependant ce secteur privé est très prometteur et dynamique, puisqu’il repose sur une classe d’entrepreneurs, souvent des entreprises familiales, qui cultivent les valeurs de la saine concurrence, valorisent la compétence et l’individualisme. L’accent mis sur l’éducation, en particulier pour les filles, est aussi un facteur témoignant du dynamisme de la société civile : même au reculé Balouchistan, plus de 50% des étudiants sont des filles. Les mentalités sont donc prêtes pour une libéralisation économique désirée par les autorités, (« ouvrir l’économie iranienne ») et soutenue par l’opinion publique. Le taux de chômage (estimé à 18%), la perception de la corruption galopante, la persistante d’une extrême pauvreté (un tiers de la population en serait victime) poussent à la fois les demandes populaires d’une ouverture économique porteuse de croissance, mais nourrissent en même temps les craintes conservatrices envers une libéralisation qui causerait des licenciements massifs dans les entreprises privatisées.

Par ailleurs, une industrie non pétrolière existe et représente un chiffre d’affaire à l’export annuel de 30 à 33 milliards de $ ; et l’Iran commerce énormément avec son environnement régional, dont la stabilité lui est profitable (Irak, Turquie..). Les entrepreneurs qui ont survécu aux guerres et aux sanctions en Iran sont extrêmement résilients, compétents, mais ils doivent compenser avec le dirigisme économique de l’Etat et entretenir de bonnes relations avec lui. La figure du rosulati, l’entrepreneur connu pour être appuyé par l’Etat et en dépendre pour sa survie, en témoigne. La question de la confiance entre les entrepreneurs et l’Etat est cruciale : ceux-ci se limitent souvent à une entreprise familiale de peur d’attirer l’attention de l’Etat, et l’Etat ne les protège pas face aux intempéries économiques comme les sanctions, qui ont réduit drastiquement les investissements étrangers dont les entrepreneurs se nourrissent. Parmi ceux qui s’opposent à l’ouverture prônée par Rohani, fondations (bonyad) et Pasdarans sont les plus prompts à dénoncer l’ouverture comme menace pour « l’économie de la résistance », car ce sont eux qui obtiennent les marchés publics que les entrepreneurs menaceraient s’ils disposaient de plus de liquidités. De même, les réticences se retrouvent dans les ministères et les administrations publiques, chacun profitant du statut public ou semi-public des entreprises d’Etat et redoutant la perte de rente associée à leur privatisation : le Fonds de pension de la sécurité sociale iranienne est un des plus grands holdings du pays par exemple.

La nomination de Larijani comme président du Parlement permet d’envisager un compromis entre les élites économiques privées et l’Etat : bien que conservateur, Larijani est très puissant et dispose d’un fort pouvoir de conviction auprès des nouveaux élus. Il s’appuie aussi sur le déploiement de sa fratrie à des postes politiques stratégiques : un de ses frères, désigné par le Guide en personne, a la charge suprême du système judiciaire iranien, le second est le responsable du régime aux questions des droits de l’homme (1). La question qui se pose désormais est celle de l’autonomie future du secteur privé par rapport à l’Etat. Ainsi, la chambre de Commerce de Téhéran reste pour l’instant aux mains de l’Etat.

Le panorama esquissé par Christian Rivet de Sabatier est plus sombre que la situation économique décrite par Thierry Coville. En prenant comme point de départ l’impact des sanctions économiques, et surtout bancaires sur l’économie iranienne depuis 2012, il dessine l’histoire d’une population et d’un pays éprouvés et traumatisés par leur histoire économique récente, par la révolution islamique de 1979, et par son environnement régional. L’Iran a connu les contraintes d’une économie de guerre, ce que Thierry Coville appelle « économie de révolution ». Le plus grand problème à l’heure actuelle est celui du manque de liquidités, entraîné par les nombreux dysfonctionnements du système bancaire « archaïque » de l’Iran. Le manque de liquidités empêche l’allocation de crédits à l’économie et la privatisation des entreprises. La Banque centrale iranienne n’étant pas indépendante, elle ne peut jouer sur la masse monétaire, et l’Iran n’a pas accès aux marchés de capitaux pour se refinancer. L’Etat maîtrise l’inflation en maîtrisant l’augmentation de la masse monétaire, ce qui représente une contrainte pour l’allocation de crédits à la consommation ou à l’investissement : ceux-ci sont limités pour chaque secteur productif par l’Etat, et ne suffisent pas au financement du secteur industriel, ne couvrant ni les besoins d’investissement, ni même ceux des fonds de roulement des entreprises privées.

Le système bancaire iranien fonctionne donc en cercle fermé, et dans la plus grande opacité pour des analystes extérieurs. N’étant pas adossé sur les mêmes normes comptables que les nôtres, il est difficile d’estimer la qualité des créances détenues et le risque qu’elles portent pour la stabilité financière des établissements iraniens : les banques iraniennes ont « du risque dans leurs livres », c’est-à-dire des portefeuilles en grande difficulté. Pour Christian Rivet de Sabatier, il faudrait appliquer un « audit du portefeuille des banques iraniennes » de grande ampleur et « une réforme en profondeur du système bancaire » avant toute décision d’investissement. Une telle vulnérabilité s’explique par leurs prêts fréquents à des structures para-étatiques qui ne remboursent jamais leur dû. La révision des portefeuilles d’actions des banques iraniennes est indispensable, mais comment la mettre en pratique ? Une politique volontariste pourrait voir la création d’une bad bank, un établissement dédié à la gestion des créances pourries et impossibles à recouvrer, permettant d’assainir les portefeuilles des autres établissements. Difficile de désigner toutefois qui prendra sa perte en finançant un tel instrument. Un mécanisme auquel l’Iran pourrait recourir pour la financer à peu de frais serait l’émission de Bons du Trésor, une pratique nouvelle en Iran qui craint l’inflation provoquée par la mise en branle de la planche à billets. Les Bons du Trésor sont actuellement testés à petite échelle.

Les relations entre les banques iraniennes et occidentales sont aujourd’hui quasiment inexistantes, conséquence grave des sanctions bancaires américaines, et de l’amende exorbitante de 9 milliards de dollars imposée par l’OFAC à la BNP Paribas pour des opérations financières effectuées en dollars. Depuis lors, les banques européennes craignent les mesures de rétorsion de l’OFAC et appliquent en conséquence les règles américaines avec une tendance à l’over-compliance.

Christian Rivet de Sabatier rappelle que les banques européennes fonctionnent sur les normes de compensation inter-bancaires définies par le système Target 2, du moins les 135 banques dites « systémiques » (une approximation conceptuelle de l’idée anglo-saxonne du too big to fail). Ces banques refusent donc d’établir des relations de correspondant avec les banques iraniennes, nécessaires au transit des capitaux entre les différentes entités et donc nécessaires au financement des opérations d’investissement. Le système bancaire européen, non content d’avoir gelé sur ordonnance américaine des avoirs iraniens considérés comme illégaux, est inaccessible aux capitaux iraniens. Toute opération impliquant le dollar est proscrite, et une longue liste d’acteurs économiques iraniens tombe sous le coup des sanctions. La moindre transaction devrait donc retracer l’origine des capitaux iraniens avec une précision coûteuse et presque impossible à obtenir pour les banques européennes, qui restent donc très frileuses et suspicieuses dès lors que l’origine des fonds n’est pas contrôlable. Pourtant, des fonds iraniens sont bloqués entre les deux systèmes bancaires : intégrés au système Target par des acteurs iraniens entre 2012 et 2015, ils sont impossibles à tracer et donc vraisemblablement considérés comme illégitimes par les Américains.

Au-delà de ce problème de circulation des capitaux, cruciale dans tout projet commercial, les transactions avec l’Iran ne sont pas le seul frein à l’investissement dans le secteur privé iranien. En effet, les conditions légales d’investissement étranger en Iran sont très restrictives, puisqu’elles ne peuvent se faire que par deux biais : empruntant le mécanisme rouillé et peu performant de la Bourse de Téhéran, ou par l’achat de participation au capital d’une entreprise iranienne ou l’implantation directe d’infrastructures de production (investissement greenfield). Ces deux voies sont peu attractives, car la participation des investisseurs étrangers au capital des entreprises iraniennes se limite à 10% du capital ; et la Bourse de Téhéran n’a jamais levé plus de 10 milliards de $ depuis sa création, une somme dérisoire au regard des Bourses modernes.

Néanmoins, selon Thierry Coville, le climat des affaires en Iran est noirci dans nos médias, à dessein politique. Si on regarde le classement de la Banque Mondiale Doing Business, le climat des affaires n’est en soi pas pire que dans d’autres pays comme le Brésil. Les sanctions ne sont pas levées dans les faits, rappelle Pierre Fabiani, malgré la signature de l’accord de juillet 2015, et le traumatisme de l’affaire BNP a été immense dans le secteur bancaire. La question reste très politique, avec une surveillance américaine sur le système de compliance américain et européen portée par l’OFAC, qui pèse sur les entreprises et sur les banques. La levée des sanctions est graduelle et planifiée selon un calendrier précis, avec des différences selon les acteurs et les secteurs concernés : par exemple, la levée des sanctions sur les activités des Pasdarans est prévue pour 2028, car elle dépend de sanctions américaines relevant du chapitre du financement du terrorisme.

Un des problèmes majeurs de l’accord et de la levée progressive des sanctions est celui du snap-back prévu par l’accord 5+1 : le temps de l’investissement industriel est un temps long, et le risque du snap-back pèse lourdement dessus. Dépendant de l’appréciation des Américains, garants de l’accord, les conditions de déclenchement de ce mécanisme de snap-back, qui passerait à perte tous les investissements antérieurs, ne sont pas claires. Le snap-back permet d’exercer une pression sur les Iraniens, mais fait peser un risque insupportable sur les investisseurs.

Pour le professeur Sabatier, il y a une véritable volonté iranienne de développer le secteur privé, mais les conditions ne sont pas encore réunies, en raison des conditions de l’accord signé en juillet 2015 (le processus de snap-back est un risque incommensurable pour les investisseurs), de l’opacité et de la fragilité financière supposée des banques iraniennes, et d’un cadre politique qui ne donne pas encore les moyens aux entrepreneurs de se consolider. « Le système actuel ne permet pas encore d’investir, de transférer des fonds, ou d’exercer des transferts de technologie qui pourraient être considérées comme sensibles… nous sommes dans une situation d’attente, malgré les énormes besoins côté iranien et la nécessité politique pour le gouvernement d’obtenir des résultats. »

Les intervenants s’accordent à dire que la levée des sanctions bancaires et de l’interdiction des transactions impliquant le dollar est essentielle, mais le contexte géopolitique reste très incertain : les élections américaines se présentent mal pour l’Iran et pour la perspective d’une levée rapide des sanctions, quel que soit le camp vainqueur.

(1) Lire l’analyse d’Al Jazeera sur la fratrie (en anglais) : http://www.aljazeera.com/indepth/spotlight/2013/06/2013628374847373.html

Publié le 29/06/2016



 


Histoire

Iran

Économie