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Compte rendu de la conférence de Tewfic Aclimandos « L’islam politique en Egypte, deux ans après la révolution », donnée à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), mardi 14 mai 2013, dans le cadre du cycle « Islam et politique »

Par Cosima Flateau
Publié le 15/05/2013 • modifié le 20/09/2017 • Durée de lecture : 7 minutes

Les Frères musulmans en Egypte

Les Frères musulmans sont aujourd’hui la seule force organisée du pays, même s’il est bien difficile de connaître précisément le nombre de ses membres. En effet, il existe dans l’organisation quatre degrés d’appartenance, et les membres des deux plus bas degrés ne sont pas considérés par la confrérie comme des membres à part entière. Les chiffres varient donc énormément, pouvant atteindre 2,8 millions si l’on compte tous les échelons. Mais les Frères, quant à eux, préfèrent mettre en avant la relative faiblesse de leurs contingents numériques. Cette organisation fonctionne de manière double : elle est d’abord un mouvement de masse, qui peut accueillir tout musulman respectant la morale religieuse, et peut regrouper, à ce titre, des personnalités de sensibilités très différentes (salafistes, libéraux, soufis et anti-soufis, etc…). A un second niveau, elle est structurée par un appareil clandestin de type léniniste, obsédé par la prise du pouvoir, et convaincu par une version très appauvrie de l’idéologie, s’inspirant des écrits de Sayyid Qotb [1]. D’après ce dernier, l’histoire humaine est celle d’une lutte entre ceux qui respectent la souveraineté de Dieu et ceux qui considèrent que l’homme a le pouvoir de légiférer. Il considère que les sociétés musulmanes sont revenues à un état de perdition et d’ignorance préislamique, et qu’une avant-garde doit venir rétablir la loi de Dieu. Si Qotb a été contesté et diversement interprété, les Frères musulmans n’ont jamais osé mettre de côté sa pensée, si bien qu’il demeure aujourd’hui une référence essentielle. Pour les Frères musulmans égyptiens, la société n’est pas assez musulmane, et il faut la forcer à adorer Dieu comme il convient.

Si les Frères musulmans n’ont pas déclenché la révolution, ils y ont joué un rôle essentiel, et ont mis en œuvre la transition démocratique et électorale, qui les a amenés au pouvoir. Quelles sont les caractéristiques du nouveau pouvoir mis en place par les Frères musulmans ? Une analyse du processus décisionnel au sein de la confrérie montre avec évidence que les décisions sont prises par une minorité. 80% des décisions sont, en effet, prises au Bureau de guidance, qui constitue l’instance suprême. Elle est constituée de 15 à 18 membres, en théorie tous égaux, mais au sein desquels cinq comptent en réalité plus que les autres, dont Khayrat al Shater, véritable homme fort au sein de la confrérie, qui cumule en quelque sorte le portefeuille des Finances et celui de l’Intérieur. En outre, si Mohammed Morsi, membre de cette instance et actuellement président, a pu avoir, après les élections, une marge de manœuvre certaine, celle-ci est aujourd’hui très réduite. Il jouit à présent des aides et conseils d’une dizaine de Frères musulmans d’origine égyptienne, mais appartenant à l’organisation internationale, qui ne lui laisseraient plus beaucoup d’autonomie.

Depuis leur arrivée au pouvoir, la politique des Frères musulmans est marquée par la captation des plus hautes instances décisionnelles de l’Etat. Le dessein de la confrérie repose sur le concept de tamkin, qui désigne la capacité à réaliser de grands projets en prenant les pleins pouvoirs : les Frères pensent avoir une occasion unique de mettre en place ce tamkin. En Egypte, cette stratégie a plusieurs volets : tout d’abord, les Frères musulmans ont nommé des Frères à tous les postes clés de l’administration publique, en particulier dans certaines fonctions qui leur permettaient de se constituer des clientèles (waqf, éducation, approvisionnement…). Plus de 13 000 Frères musulmans auraient ainsi été nommés hauts-fonctionnaires. Ensuite, ils ont créé des institutions parallèles : ce processus, encore embryonnaire, menacerait particulièrement la police et la justice. Cela va de pair avec une destruction systématique de l’état de droit en s’attaquant à la justice : Mohammed Morsi a, par exemple, démis le procureur de la République et l’a remplacé par un autre, plus servile ; les Frères ont également décapité la Haute cour constitutionnelle, en évinçant 7 de ses membres (sur 17), l’empêchant de faire son travail correctement. Enfin, ils ont pris le contrôle des médias pour discréditer l’opposition laïque. Une fois au pouvoir, les Frères musulmans ont souhaité établir une coalition un peu autoritaire, en cooptant des grandes familles, en se rapprochant des hommes d’affaires et en travaillant avec les appareils d’Etat (justice et moukhabarat). Cette tentative a été un échec, car la base des Frères comme les services de l’Etat, refusent cette grande coalition, tandis que les éléments courtisés par les Frères musulmans se défient d’un mouvement qui n’a pas eu l’habitude, par le passé, de tenir ses promesses.

Aujourd’hui, les Frères musulmans pâtissent d’un très grand discrédit et d’une grande impopularité : seulement 35% de la population égyptienne serait satisfaite de leur politique. Sur le plan économique, tous les indicateurs sont au rouge et il est difficile de savoir quelle politique ils comptent mener en la matière : parient-ils sur la poursuite de l’aide américaine ? Souhaitent-ils un krach boursier qui permettrait de racheter des entreprises à bas prix ? Toujours est-il que, sur le long terme, ils veulent mettre en place un partenariat avec la Turquie, l’Indonésie, la Chine, le Qatar et les Bricks, pour réduire les échanges avec les pays occidentaux et diminuer la dépendance de l’Egypte. En politique étrangère, ils veulent accorder aux Etats-Unis des garanties suffisantes pour Israël, et avoir les mains libres ailleurs. A l’égard des Etats-Unis, les Frères musulmans ont joué sur cinq tableaux : ils se sont présentés comme la seule force organisée du pays ; ils ont défendu un programme économique libéral ; ils ont argué être les seuls à avoir les moyens de tenir le Hamas et les djihadistes, ce qui est réel ; ils ont insisté sur les différences entre l’idéologie des Frères musulmans et celle des salafistes, afin de rassurer les Etats-Unis sur le terrain sécuritaire (en réalité, les Frères sont aujourd’hui de plus en plus gagnés par l’idéologie salafiste ; ils ont fait croire que leur devenir historique était l’AKP (qui ne constitue en réalité en rien un modèle pour eux). Jusqu’à présent, cela leur a assuré une relative neutralité des Etats-Unis, qui souhaitent par ailleurs éviter de trop s’impliquer dans la région. Les principaux ennemis des Frères musulmans égyptiens sont actuellement les pays du Golfe, et surtout l’Arabie saoudite.

L’armée

L’armée était très mécontente de Moubarak et a vu dans la révolution une occasion inespérée de s’en débarrasser et de participer à la transition démocratique. Mais, au sein de l’armée, il existait des désaccords, entre ceux qui pensaient qu’il risquait de se produire une catastrophe si les Frères musulmans gagnaient les élections, et qu’il convenait de soutenir les partis laïcs ; et ceux qui pensaient qu’une coordination était possible avec les Frères et qu’il n’était pas du ressort de l’armée d’assurer les fonctions des partis d’opposition. L’armée est finalement arrivée à un accord avec les Frères musulmans, mais aujourd’hui, la « lune de miel » est terminée. Les tensions entre les deux institutions sont patentes, et 80% des Egyptiens souhaiteraient le retour de l’armée. Pourtant, la situation est bloquée pour plusieurs raisons : l’armée n’a pas les moyens d’intervenir dans un pays ingouvernable, encore pris dans un processus révolutionnaire ; l’armée craint des sanctions américaines, alors qu’elle dépend des Etats-Unis pour sa formation, son équipement… De leur côté, les Frères musulmans ne peuvent pas utiliser contre l’armée les arguments qu’ils utilisent contre les laïcs, en prétendant qu’ils sont de mauvais musulmans : en effet, le général Fatah al-Sissi, chef de l’armée, est irréprochable en la matière. A l’heure actuelle, les conditions d’un coup d’état de l’armée ne sont pas remplies, et une alliance entre les salafistes et l’armée est en train de se mettre en place.

Les autres forces politiques

Les salafistes [2] sont une autre force politique importante en Egypte. Il faut tout d’abord noter que le salafisme est un mouvement pluriel : il existe des salafistes quiétistes (qui ne veulent pas faire de politique), des salafistes djihadistes, et maintenant des salafistes politiques. Face aux Frères musulmans, les salafistes politiques égyptiens mettent en avant différents arguments : ils jouent sur le besoin de vérité et le respect de leur parole, là où les Frères sont réputés ne pas tenir leurs promesses ; ils reconnaissent qu’ils n’ont pas le savoir-faire nécessaire pour gouverner et en tirent les conséquences, à savoir le partage des responsabilités avec d’autres forces politiques ; ils essaient de voir quelles concessions ils pourraient faire aux laïcs et essaient d’entretenir de meilleurs relations avec l’armée. A cause du discrédit qui pèse sur les Frères musulmans depuis leur arrivée au pouvoir, ils peuvent se constituer comme une alternative de plus en plus attractive.

Du côté des partis non islamistes, au contraire, il n’existe aucune alternative crédible. La multiplicité des chefs rend difficile toute percée politique. Hamdi Sabahi a un déficit de crédibilité et aurait bien du mal, sans organisation, à rassurer à la fois l’armée, la jeunesse révolutionnaire et les classes populaires qu’il représente. Mohammed El Baradei est entouré de gens compétents, mais il lui serait difficile de gagner des élections. En outre, ces partis sont confrontés à des problèmes structurels : de financement, d’une part, car les hommes d’affaires libéraux refusent maintenant de les soutenir ; de cohérence interne, de l’autre, car leur volonté de soutenir à la fois les grandes familles provinciales dont les Frères musulmans ne veulent pas et la jeunesse révolutionnaire, apparaît contradictoire. Enfin, les jeunesses révolutionnaires ont pris goût à la révolution, et d’autres générations sont prêtes à reprendre le flambeau, dans un pays où il y a 4 millions de diplômés sans emploi.

La transition démocratique semble donc aujourd’hui morte et enterrée, tandis que la révolution est devenue une pratique sociale, mais qui connaît une pause pour le moment.

Publié le 15/05/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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