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Compte-rendu de la conférence de Nabil Mouline sur « l’Arabie saoudite à l’ère des bouleversements régionaux : révolutions, contre-révolutions et succession », organisée le 19 septembre 2013 par Sciences Po Monde Arabe

Par Pierre-André Hervé
Publié le 24/09/2013 • modifié le 11/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

L’Arabie saoudite est un acteur pivot de la scène régionale au Moyen-Orient qui affiche un système politique résilient et stable. Pourtant, les révolutions arabes de 2011 ont été un choc pour l’Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe, lesquelles leur ont répondu par une forme de contre-révolution d’apparence efficace mais qui ne doit pas tromper sur l’importance des problèmes sociopolitiques auxquels le royaume saoudien, en particulier, fait face.

Les mouvements de contestation mobilisés contre le pouvoir central saoudien ne sont pas une nouveauté mais on observe qu’au XXe siècle ils étaient loin d’être enracinés. En général, ils provenaient de l’extérieur, se développaient en conséquence de changements survenus dans la région. Face à eux, le régime est, jusqu’à présent, parvenu à assurer son contrôle de la société, grâce à trois piliers principaux : la rente pétrolière, l’utilisation du discours religieux et la cohésion de l’élite.

Nabil Mouline identifie trois séquences successives ou concomitantes dans le processus conduisant de l’émergence d’un mouvement de contestation à sa gestion par le régime. Il y a, tout d’abord, une pression s’exerçant généralement depuis l’extérieur. On peut penser aux années 1950-1960 avec le développement du nationalisme arabe à travers l’expérience nassérienne en particulier, à la révolution islamique iranienne de 1979, à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 ou aux attentats d’Al-Qaïda aux Etats-Unis en 2001. Ces phénomènes régionaux ou internationaux donnent naissance à des mouvements de contestation de toutes tendances. En réaction - c’est la deuxième étape - on observe une décompression. C’est-à-dire que le régime propose des évolutions, des réformes, moins pour répondre à des demandes particulières de la population que pour faire bonne figure au niveau régional et international. Puis vient la répression. De fait, les autorités saoudiennes sont prêtes à tout pour réprimer le changement et conserver le monopole du pouvoir au sein de la famille royale.

En 2011, les événements survenus en Tunisie ont suscité une relative indifférence à Riyad. La destitution d’Hosni Moubarak en Egypte a, par contre, provoqué l’indignation de l’Arabie saoudite, dont la famille royale est amie du président déchu. Le régime y voyait le risque d’un effet domino susceptible à terme de le concerner. Un mouvement de contestation s’est effectivement développé mais il est resté très largement sectoriel. Il concerne, en particulier, les chiites de l’est du royaume qui demandent une égalité de traitement avec le reste des citoyens saoudiens et les femmes qui revendiquent le droit de conduire.

Pour couper l’herbe sous le pied à toute contestation, le régime met en place un certain nombre de mesures politiques, économiques et symboliques. Parmi ces mesures, Nabil Mouline cite notamment ce qui relève de la « politique du chéquier » ou « riyal-politik » (jeu de mot à partir du nom de la monnaie nationale saoudienne), comme par exemple l’augmentation des salaires des fonctionnaires et l’effacement de dettes. Mais le chercheur précise qu’en réalité seules l’institution religieuse, fidèle alliée du régime, et les services de sécurité, ont reçu les fonds distribués. Le ministère de l’Intérieur a, de plus, profité de la création de 60 000 nouveaux emplois. Par ailleurs, le régime a organisé des élections municipales et annoncé la création d’un appareil anti-corruption, qui d’ailleurs tarde à se mettre en place. Il a également fait quelques promesses à destination des minorités religieuses (chiites duodécimains, chiites ismaéliens, chiites zaydites, minorités sunnites). Mais, le régime a parallèlement mis en place un dispositif de sécurité important pour encadrer toute manifestation, en dépit d’une faible mobilisation populaire. En dehors de ces mesures, le régime mobilise aussi le discours religieux pour calmer la population. Des oulémas « hanbalo-wahhabites » (du nom du courant religieux majoritaire en Arabie saoudite, sunnite et salafiste, inspiré de la pensée d’Ibn Hanbal et Mohammed Ibn Abd al-Wahhab) ont prononcé des fatwas favorables au régime, dont une condamnant les tentatives de renversement du pouvoir en place – à une exception près : si ce pouvoir se revendique non-musulman – très largement relayée dans les médias. Ces derniers, précisément, sont contrôlés par le régime. Nabil Mouline avance même que 80 % des médias panarabes sont contrôlés par les monarchies sunnites du Golfe, ce qui explique le blackout sur la répression des manifestants chiites de Bahreïn et, dans une moindre mesure, sur les événements au Yémen. Enfin, l’Arabie saoudite mène une offensive diplomatique plus ou moins ordonnée, plus ou moins efficace, en soutenant notamment les mouvements salafistes en Egypte et en Tunisie. De ce point de vue, M. Mouline insiste sur le fait qu’à la différence de son rival qatari, monarchie sunnite qui cherche à soigner son complexe d’infériorité à l’égard de son grand voisin saoudien par une diplomatie très dynamique, l’Arabie saoudite dispose de moyens politiques, financiers et idéologiques qui lui permettent de mener son offensive diplomatique dans la longue durée. Quoiqu’il en soit, le chercheur estime que l’Arabie saoudite ne mène pas une politique agressive. Tout ce qui préoccupe le régime saoudien, c’est la protection du royaume. Les princes saoudiens souffrent, en effet, d’un complexe obsidional, d’une peur ancienne de l’encerclement qui les renvoie aux années 1960, marquées par la menace du nationalisme arabe et du nassérisme.

A quels défis l’Arabie saoudite fait-elle désormais face ? Nabil Mouline en identifie trois qui, à ses yeux, sont autant de fenêtres d’opportunité pour le changement, la réforme. Il y a, tout d’abord, la variable démographique : dans le pays, la population s’accroît vite - elle double tous les vingt ans -, est très jeune - environ 75 % de celle-ci a moins de 25 ans -, urbanisée - 80 % est citadine - et intègre une population étrangère massive - près de la moitié des 28 millions d’habitants est immigrée. A cela s’ajoute un taux d’alphabétisation très élevé. Au sein de cette population, les Saoud ont réussi à créer une identité nationale mais cela implique une contrepartie : des revendications populaires de citoyens plutôt que de sujets. La majorité de l’élite du pays, en dehors des membres de la famille royale qui contrôlent les leviers du pouvoir, est réformiste, elle veut participer plus à la prise de décision. La monarchie absolutiste et autoritaire n’est pas remise en question mais on souhaite lui mettre quelques bornes.

L’enjeu économique est un autre de ces défis. Le secteur public est hypertrophié et le système universitaire est inadapté au marché du travail. Dans le secteur privé, où les salaires sont inférieurs au secteur public, 83 % des salariés sont étrangers, car les Saoudiens sont plus chers, plus revendicatifs, avec une formation inadaptée. Par ailleurs, la consommation intérieure de pétrole, à laquelle le royaume dédie 25 % de sa production, est une perte nette pour l’Etat puisque l’essence est vendue à la population à des prix dérisoires. On observe également une augmentation du nombre de ceux qui profitent de la rente pétrolière au sein de la famille royale. Selon les estimations, 10 à 33 % de la rente est accaparée par les 7 000 princes qui la composent, et même, pour l’essentiel, par quelques centaines d’entre eux. Pour le royaume, cette question des élites est comme une épée à double tranchant. D’un côté, il possède une élite cohérente, soudée, de plus en plus compétente grâce à la formation des princes à l’étranger. De l’autre, on observe une répartition géographique très inégale du pouvoir, potentiellement préjudiciable à cette élite. Les personnes du Najd sont surreprésentées dans l’élite politique et économique, au détriment du reste du pays. Les fonctions intermédiaires sont occupées par des personnes issues des groupes majoritaires de l’Arabie saoudite, peuplant les provinces occidentales, « wahhabisées » depuis longtemps mais négligées par les Najdis, sédentaires du centre du pays qui le dominent depuis des siècles.

La question de la succession, enfin, est la plus épineuse. Pour Nabil Mouline, le pire ennemi des Saoud, c’est la famille royale elle-même. Depuis les années 1960, a été mis en place au sein de cette famille un système horizontal de multi-domination. Des factions se font concurrence tandis que le roi n’est que primus inter pares. Il ne peut avoir de pouvoir que s’il est à la tête d’une faction forte. Depuis les années 1970, c’est la faction des Sudairis qui est la plus puissante. Elle a progressivement pris le contrôle des principaux rouages de l’Etat, des provinces jusqu’au poste de roi sous le règne de Fahd, de 1982 à 2005. Ce mode de gouvernance crée des dysfonctionnements. Il devient difficile dans pareilles conditions de prendre des décisions. On observe, au contraire, le développement de diplomaties parallèles qui se font concurrence. Le mode de succession, horizontal, pose lui aussi problème. On épuise toute une génération avant de passer à la suivante. Or quand on passe à la génération suivante, on ne sait pas qui est le primus inter pares. Le problème s’était déjà posé en 1953 quand les princes héritiers, fils du roi Abdelaziz, s’étaient écharpés pour prendre sa succession. De même, aujourd’hui, alors que la génération des fils d’Abdelaziz se rapproche de son terme, la génération suivante commence à s’affirmer, à prendre des positions importantes. La concurrence entre les petits-fils du fondateur du royaume est déjà acharnée et donne une idée de ce que sera la lutte de succession. Et tout cela, rappelle Nabil Mouline en conclusion, se produit dans un contexte régional particulièrement changeant.

Publié le 24/09/2013


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


 


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