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Hamit Bozarslan est historien et politologue né en Turquie, diplômé de l’EHESS - où il est désormais directeur d’études, ainsi qu’à l’Institut d’études politiques de Paris. Spécialiste de la question des minorités au Moyen-Orient et particulièrement de la question kurde, Hamit Bozarslan travaille sur les nationalismes minoritaires et la violence au Moyen-Orient. Il a donné une conférence sur « La question kurde dans les années 2010 : la nouvelle donne », organisée par la Ligue des Droits de l’Homme du 7e arrondissement de Paris.
Après avoir dressé le contexte socio-politique d’une région traversée par des incertitudes multiples, dont certaines héritées ou comparables à celles des années 1980, Hamit Bozarslan évoque la situation des Kurdes dans chacun des Etats où ils sont présents : Irak, Syrie, Turquie et Iran, puis s’intéresse à l’évolution du comportement de ces Etats. En conclusion, il montre à quel point la période actuelle est déterminante à tous les niveaux de la question kurde.
En introduction, Hamit Bozarslan évoque que, depuis les années 1915/1916, le Moyen-Orient n’a pas connu de telles incertitudes. Dans cet espace, la question des droits de l’Homme ne fait plus sens. A titre de comparaison, si le conflit syrien s’était déroulé en France, il aurait - proportionnellement - causé la mort de 3 millions de personnes et le déplacement de 35 millions d’individus. Depuis 1915 et le génocide des Arméniens, la région n’a pas connu une telle ampleur de destructions de vies humaines. Dans le même temps, en 2013 en Syrie, plus de 1.300 milices sont apparues, elles sont autant de fractions du territoire qui fragmentent les sociétés. De plus, la violence devient habituelle. Hamit Bozarslan cite le rapport César, publié il y a trois ans, rendant compte de la mutilation de 11.000 personnes, et plus récemment, celui de l’ONG Amnesty International, sur l’exécution de 13.000 prisonniers dans les prisons syriennes.
Les années 1980 au Moyen-Orient sont celles des trois guerres : Iran-Irak, guerre civile libanaise, guerre d’Afghanistan. Ces années ont vu se développer une transhumance militaire à grande échelle avec l’essor de milices armées internationales : kurdes, chiites, sunnites. Aussi, cette période a consacré la fin du monopole de l’Etat westphalien à faire la guerre, l’effacement de la distinction entre acteurs étatiques et non-étatiques, ainsi que la transformation des frontières en lieux de production de violence.
Ces crises sont les prémisses de celles qui se révèlent aujourd’hui dans l’espace kurde. C’est durant cette période qu’émergent de nouveaux mouvements armés en Iran, en Irak et en Turquie, avec l’implication des Kurdes syriens. De plus, les guerres des années 1980 se déroulent dans l’espace kurde. Dans ces conflits, quatre acteurs étatiques sont des références : Ankara, Damas, Téhéran et Bagdad. Cependant aujourd’hui, dans la crise des années 2010, deux de ces références ont disparu : Bagdad et Damas, qui ne sont plus - pour l’instant - des acteurs de la question kurde.
En Irak, la région du Kurdistan est autonome depuis 1991 et fédérée depuis 2005. Le Gouvernement Régional du Kurdistan jouit aujourd’hui d’une indépendance quasi-totale : l’administration civile irakienne est absente, de même que l’armée et les frontières internes et externes de la région ne sont pas contrôlées par Bagdad. Aussi, les derniers éléments qui manquent pour achever l’indépendance de facto du Kurdistan irakien sont économiques, il s’agit du budget et de la production de monnaie.
En 2014, une séparation supplémentaire apparaît entre le Kurdistan irakien et Bagdad avec l’arrivée de l’Etat islamique, dont les gains territoriaux séparent physiquement les deux entités. Ce facteur crée une crise ontologique qui mène à une redéfinition de la question kurde. En effet, les Kurdes s’étaient jusqu’ici opposés à des acteurs étatiques, mais l’Etat islamique est justement une force de contestation des frontières, qui a organisé un génocide contre les Kurdes yézidis comme une étape de son projet politique. Le choc fondateur de l’émergence de l’Etat islamique est amplifié par l’arrivée de deux millions de déplacés au Kurdistan irakien, en grande partie des Arabes sunnites. La question se pose alors de gérer cet afflux, alors que la population du Gouvernement Régional du Kurdistan ne s’élevait avant la crise qu’à cinq millions et demi d’individus. Le défi est également de gérer la lutte contre l’Etat islamique alors que les victoires contre lui reviennent à se heurter ultérieurement aux milices chiites. Il subsiste au-delà de ces interrogations une autre question de politique intérieure : au Kurdistan irakien, deux partis historiques sont en compétition et y reconstruire une classe politique devient difficile. Enfin, la région subit une crise économique en raison de la baisse des cours du pétrole.
Dans ce pays, le conflit change de nature tous les ans. Chaque été, un nouvel événement fait évoluer la dynamique du conflit et augmenter le niveau de violence. Le dernier en date serait l’intervention militaire turque en territoire syrien. Cette intervention entérine également la dimension régionale du conflit syrien qui dérive vers une « guerre civile arabe », équivalent de l’appellation « guerre civile européenne » attribuée à la Première Guerre mondiale. Ce conflit régional, en plus d’être une guerre confessionnelle, est une lutte pour l’hégémonie.
Dans ce conflit, suite aux attentats de 2011 et 2012 qui ont décapité une partie du pouvoir - dont une partie de la famille Assad - la réponse du régime syrien a été de recourir à l’aviation de manière constante. Dans le même temps, le régime n’étant plus en mesure de contrôler ses marges, l’armée syrienne s’est retirée d’une grande partie des zones kurdes. Ibn Khaldoun avait en son temps déjà identifié cette dynamique qui mène les pouvoirs à se recentrer sur leurs cœurs en temps de crise. Le régime a donc confié les clés du pouvoir au Parti de l’Unité Démocratique (PYD) lié au PKK turc, notamment pour « faire payer » à la Turquie son soutien de la première heure à l’opposition syrienne.
Cette seconde entité kurde autonome se retrouve elle aussi opposée à l’Etat islamique en 2014. Au cours cette année, le siège de la ville de Kobané est devenu le symbole de la résistance kurde en Syrie. C’est d’ailleurs le seul moment où le président Barack Obama a tenté d’intervenir en Syrie, donnant à la résistance des kurdes syriens une résonnance internationale.
Depuis, le PYD est devenu un pouvoir hégémonique dans les zones de peuplement kurde en Syrie (lesquelles ne forment pas un territoire continu). Son inspiration idéologique est marxo-anarchiste, issue de la pensée du militant libertaire américain Murray Bookchin. Dans ce système, la représentation directe est substituée à la démocratie représentative. L’avenir de ce projet politique dépendra, en grande partie, des volontés de la Russie de Poutine et de l’Amérique de Trump.
Si la Turquie est devenue plus que jamais un acteur déterminant de la question kurde à l’échelle régionale, Ankara s’est transformé en « bateau ivre » depuis que sa politique d’hégémonie au Moyen-Orient s’est écroulée, et ce processus s’est accéléré après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016. Depuis le putsch, 40.000 prisonniers de droit commun ont été remis en liberté pour faire de la place aux prisonniers politiques. Plus de 100.000 personnes ont été limogées et la publication de leurs noms les rend inemployables dans quel que secteur que ce soit. Dans le même temps, le nombre de journalistes emprisonnés a augmenté de façon inédite, leurs salaires et leurs retraites ont été confisqués. Dans ce contexte, 21 suicides ont déjà eu lieu, sans susciter d’émotion.
Dans un premier temps, en 2013 et 2014, Ankara a négocié avec les Kurdes de Turquie, suivant un modèle que le pouvoir ottoman avait déjà proposé aux Arméniens en 1914, c’est-à-dire en reconnaissant les spécificités culturelles, en s’excusant pour les injustices commises, tout en exigeant que ces communautés se mettent au service de la nation turque et sunnite. Ce projet n’a pas abouti notamment en raison de la résistance de Kobané lors de laquelle les Kurdes sont devenus des sujets et non des objets de l’Histoire, ce qui a été considéré par Recep Tayyip Erdoğan comme une trahison. Ce sentiment a été accentué lorsque le Parti Démocratique des Peuples (HDP), notamment composé de Kurdes et opposé à la présidentialisation du système politique turc, est entré au Parlement lors des élections législatives de l’été 2015, rassemblant 13.5% des voix. Depuis, avec la reprise des affrontements entre le PKK et Ankara, une demi-douzaine de villes kurdes qui ont majoritairement voté pour le HDP ont été détruites. De plus, aujourd’hui la quasi-totalité des maires HDP élus ont été destitués et remplacés par des administrateurs proches de l’AKP nommés par Ankara. Les affrontements ont fait plus de 1.500 morts parmi les forces de sécurité, les militants et les civils.
L’Iran est aujourd’hui la puissance montante de la région car elle est en mesure de mener une « diplomatie milicienne ». Il est à ce titre intéressant de noter que la radicalisation sunnite internationale produit une sur-radicalisation qui finit par détruire les communautés sunnites, tandis que le radicalisme chiite, lui, renforce effectivement les communautés chiites. Le renforcement des capacités militaro-politiques iraniennes est visible au Liban avec le Hezbollah, mais aussi en Syrie, au Yémen et bien sûr, en Irak. Elle donne lieu, elle aussi, à une transhumance militaire. En Syrie par exemple, on estime à 100.000 les morts du régime, l’immense majorité étant composée d’hommes alaouites en âge de procréer. La communauté alaouite a donc perdu sa capacité à se reproduire et est remplacée par des Iraniens et des Afghans venus se battre au côté d’Assad.
Quant aux Kurdes, Téhéran soutient discrètement le PKK et a négocié une trêve avec l’émanation iranienne du PKK : le Parti de la Vie Libre au Kurdistan (PJAK). Ainsi, une alliance se forme entre le PKK, ses alliés régionaux et le régime iranien. De l’autre côté, le régime iranien accentue la pression sur les Kurdes présents sur son territoire qui ne suivent pas la ligne du PKK, plusieurs exécutions ont déjà eu lieu.
Hamit Bozarslan, en conclusion, reprend la comparaison avec les années 1980 : l’année 1979 a été décisive, elle est la date de la refondation du Moyen-Orient à travers plusieurs événements majeurs : la reconnaissance d’Israël par l’Egypte, l’invasion de l’Afghanistan et la révolution iranienne. On pourrait dire qu’au Moyen-Orient, le mur de Berlin est tombé en 1979. En effet, la gauche y a perdu toute crédibilité au profit de l’islamisme. C’est ainsi qu’ont émergé des organisations comme Al-Qaïda ou le Hezbollah. Dans ces années-là, peu de gens pensaient que les Kurdes survivraient aux années 1980, on voit en effet le régime iranien les réprimer, l’Irak de Saddam Hussein utiliser contre eux des armes chimiques tandis qu’en Turquie, les Kurdes sont réprimés et l’usage de la langue kurde est interdit.
Aujourd’hui, dans les années 2010, nous assistons à un contexte comparable de guerre généralisée, exception faite que les Kurdes ont joui d’un empowerment certain. En Irak et en Syrie, ils disposent désormais de deux forces armées bien équipées. De plus, la société civile a connu un essor impressionnant. En Turquie par exemple, elle s’est beaucoup intellectualisée et des classes moyennes se sont formées. En Iran, des forces civiles sont également à l’œuvre. Les mouvements se sont rajeunis mais également féminisés, s’engager est devenu pour cette génération de militant(e)s une façon de contester le patriarcat. Tout indique que ces transformations ont vocation à durer.
Autre exemple, aujourd’hui, deux à trois ouvrages portant sur la question kurde sont publiés chaque mois. Auparavant, le Liban et la Palestine étaient les espaces qui faisaient l’objet de thèses et travaux universitaires, aujourd’hui c’est peut-être l’espace kurde qui a pris cette place. Dans le même temps, la production culturelle kurde a énormément augmenté (cinéma, littérature, chaînes de télévision etc.).
Mais d’un autre côté, si la survie des Kurdes semble assurée, l’espace kurde n’en est pas moins sur la brèche et nécessiterait une entente au niveau régional. Néanmoins, une relation conflictuelle subsiste entre les Kurdes d’Irak et de Turquie. Et comment s’entendre sur une ligne commune entre le Kurdistan irakien et le PYD en Syrie alors que ce dernier s’oppose à l’idée même de l’Etat ?
Enfin, une fois de plus la question kurde est suspendue aux comportements des puissances régionales, c’est-à-dire la Turquie, l’Iran et la Russie. L’Occident de son côté n’a plus de repères pour penser le monde dans la mesure ou ceux du 19eme siècle, issus du social-darwinisme l’ont mené au bord du suicide et que ceux de la guerre froide ne sont plus fonctionnels. Il subsiste un déficit de repères qui doit être comblé afin de se penser stratégiquement dans le monde et fonder une puissance qui ne soit pas impérialiste. A ce titre, il peut être intéressant de lire l’ouvrage Dans la tête de Vladimir Poutine, qui montre à quel point le Président russe mobilise des repères du 19e siècle (1). On s’en aperçoit aujourd’hui lorsqu’en 2013 l’Occident a reculé devant l’intervention militaire en Syrie alors que les lignes rouges qu’il avait posées ont été franchies, Poutine s’était moqué de cette perte d’autorité des dirigeants occidentaux. Toujours est-il que la Russie est devenue un acteur décisif au Moyen-Orient alors que l’Europe ne pèse plus guère. Cela s’observe dans les développements du conflit syrien mais aussi en Turquie, où l’Europe peine à défendre les droits de l’Homme. Quant aux Etats-Unis, le nouveau président Trump déclare « adorer à la fois les Kurdes et Erdoğan » ce qui nous laisse dans le flou.
Dans ce contexte, comment prédire ce qui adviendra des Kurdes dans quelques mois ? Une société s’apparente à la maitrise du temps, à la capacité de transformer le temps en espace. Aussi, les révolutions et les conflits cassent le temps. Ce processus est à l’œuvre au Moyen-Orient où le temps périt à cause de cet état de violence massive qui déstabilise les sociétés en provoquant exil, séparations, fugues, divorces etc.
(1) Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Actes Sud, 2015.
Matthieu Eynaudi
Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.
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