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Compte rendu de la conférence inaugurale de Ali Benmakhlouf, tenue à la Semaine arabe de l’ENS 2018 : « La philosophie arabe médiévale : quelle transmission ? quelle actualité ? »

Par Chakib Ararou
Publié le 18/04/2018 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

L’intervention d’Ali Benmakhlouf à l’École Normale Supérieure portait sur les relations de la philosophie arabe médiévale avec ses sources grecques, ses continuateurs de la Renaissance et une pensée contemporaine avec laquelle elle entretient des affinités peu mises en avant. S’y déployait tout l’enjeu de Pourquoi lire les philosophes arabes ? : le décloisonnement des repères qui nous lient à cette philosophie et son rétablissement, de plein droit, dans notre système de références et de pensée. Pour cela, Benmakhlouf propose d’ôter à cette philosophie son « caractère diamantaire », autrement dit de la libérer de l’écrin mythique de l’âge d’or de Bagdad et de Cordoue pour la laisser se déployer librement, et de décaper le vernis d’une glose dépassée qui lui porte préjudice.

Au commencement, Renan

La critique d’Ali Benmakhlouf se présente comme une généalogie de l’occultation de la philosophie arabe médiévale, dont Averroès et l’averroïsme d’Ernest Renan (1852) constitue une date fondatrice. Renan y présente la philosophie arabe comme une copie pâle de l’aristotélisme, sans originalité propre. Benmakhlouf évoque la notion de transmission qu’il distingue de la pure et simple restitution : le transmetteur invente des outils et des concepts, se fait créateur dans le souci même de saisir et de transmettre. En fait d’outils, les philosophes arabes inventent pour passer Aristote à leur propre crible trois formes de commentaire, le mukhtaṣar ou abrégé, le talkhîṣ ou commentaire moyen, le sharḥ ou grand commentaire. Ces formes témoignent de leur « sens de l’adresse » et établissent une discipline herméneutique qui leur est particulière. De même, sur le plan conceptuel, les philosophes arabes se trouvent confrontés à des problèmes majeurs qui les engagent sur une voie de création. Il en va ainsi de la question de la proposition chez Aristote (sujet-copule-prédicat), qui ne recoupe pas le noyau à deux termes de la jumla mufîda arabe. Le souci d’introduire en arabe la copule absente pousse un Averroès à penser l’usage de focalisation de la copule, sur lequel le philosophe et logicien américain William Van Orman Quine, tout près de nous, a fortement insisté. L’opposition entre transmission et création est donc fautive, et la juste caractérisation du rapport des Arabes aux Grecs relève plutôt, pour Ali Benmakhlouf, d’une dialectique interculturelle, dont témoigne encore l’entreprise traductive d’Al-Kindi à Bagdad, où le corpus aristotélicien est passé au crible d’une méthode à la fois héritée des Grecs eux-mêmes et irriguée par la langue et la culture arabes.

Les préjugés ont pourtant la vie dure, comme Ali Benmakhlouf le démontre à partir de la thèse de la double vérité, prêtée à Averroès par Renan et ses successeurs et comprise comme une coexistence de la révélation et de la raison, dont on devrait pouvoir admettre les assertions contradictoires. Cette présentation fautive de la philosophie d’Averroès est portée, après Renan, par l’historien de la philosophie arabe Léon Gauthier, éminent exégète et traducteur du cordouan, au début du XXe siècle. Elle procède en droite ligne du discours qui conduisit à la condamnation de la pensée d’Averroès, décrétée en 1277 par l’évêque de Paris Etienne Tempier, qui évoque explicitement les « vérités contraires » soutenues par les disciples de « païens damnés ». Pour Ali Benmakhlouf, cette fausse attribution prend racine dans une erreur de traduction, qui demeure présente dans les plus récentes traductions du Discours décisif, et qui consiste à rendre ḥikma et sharî‘a par raison et révélation, ce qui en dit moins sur Averroès que sur une vision téléologique héritée du positivisme qui présente de manière réductrice l’histoire de l’esprit comme une sortie progressive de l’obscurité de la foi et une conquête des lumières de la raison.

Stratégies d’intégration

En contrepoint de cette traduction, Ali Benmakhlouf propose de revenir à l’histoire des termes de ḥikma et ḥikma à travers la notion foucaldienne de champ de présence. Foucault nomme ainsi « tous les énoncés déjà formulés ailleurs et qui sont repris dans un discours à titre de vérité admise […], ou qui sont critiqués, discutés et jugés, comme ceux qui sont rejetés ou exclus (1) ». C’est dans ce champ de présence que la notion de ḥikma est introduite par Averroès pour désigner la falsafa par un terme présent dans le Coran (‘allamnakum al-kitâb wa l-ḥikma, « nous vous avons enseigné le livre et la sagesse »), ainsi que dans la plupart des savoirs présents en arabe. Il légitime ainsi la démonstration aristotélicienne comme forme parfaite de sagesse présente dans le texte parfait. Différentes écoles de pensée s’approprient cette notion de ḥikma à l’époque médiévale, et l’imam Shâfi‘î la comprend par exemple comme une référence à la sunna. De même, la sharî‘a entendue comme voie ne saurait être rendue simplement par « révélation » : elle pose la question du chemin du croyant vers l’intimité avec le créateur (qu’Averroès nomme ṣâni‘, artisan du monde), et qui ne saurait être autre que celui de la connaissance.

Sous le vernis d’une supposée raison rendue en transparence se trouve une épaisseur de signes, mais aussi de concepts. Le choix de ces termes chez Averroès correspond à un souci ancré dans la pensée de son époque, celui de la continuité entre la parole prophétique et la parole non-inspirée. Il s’agit donc, selon la formule de Ali Benmakhlouf, de construire une histoire de la vérité bien plutôt qu’une double vérité, en cherchant à contourner le conflit entre savoir religieux et savoir profane. Ceci ouvre un questionnement épistémologique : quels sont les critères distinctifs du savoir non-inspiré ? Au ḥaqq, l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de dieu qui désigne la vérité du Coran, on substitue la notion de ṣaḥîh ou de burhâni, qui relève du champ de la validité démonstrative et sied comme critère de la logique. Averroès joue ainsi sur la polysémie pour affirmer que « Le vrai ne contredit pas le vrai. » Il instaure plusieurs ordres du vrai, qui ne procèdent pas de dimensions opposées et contradictoires comme on croit le comprendre par la notion de double vérité. Le valide, au contraire, témoigne pour la vérité inspirée, le ṣaḥîh est indice du ḥaqq et non concurrent. Cette démarche intellectuelle inspire fortement les averroïstes du monde chrétien, comme Sigère de Brabant, qui se présente comme un commentateur cherchant à attester de la validité des savoirs qui le précèdent et surtout de celui d’Aristote. Sur ce modèle, on a pu promouvoir la validité méthodologique de l’héliocentrisme tout en maintenant la vérité du géocentrisme jusqu’à la rupture galiléenne. À son tour, l’averroïsme s’est fait champ de présence en Europe…

Actualité du médiéval

Le dernier volet de la conférence d’Ali Benmakhlouf consistait à faire valoir, dans le sillage intellectuel d’un Peter Geach, les affinités du médiéval avec le contemporain. Selon le courant de pensée dans lequel il s’inscrit, la rupture cartésienne a retiré à la logique sa place centrale dans le dispositif de pensée philosophique, qu’elle ne retrouve qu’au XIXe siècle. Emmanuel Kant, par exemple, arguait de la sclérose qui frappait la discipline depuis Aristote, en occultant l’apport décisif des Arabes en la matière. En réintroduisant la logique comme discipline fondamentale, la philosophie contemporaine renouerait avec des démarches cruciales de la philosophie médiévale, notamment en usant de l’outil de la contradiction, consistant à envisager les questions « en tant que » et « sous un certain rapport », dialectiquement plutôt que démonstrativement. C’est là l’outil même d’une décrispation, qui dénoue ce que Wittgenstein appelle les « crampes mentales », autrement dit le figement problématique entre des contradictoires en apparence insolubles. Ali Benmakhlouf propose précisément de lire Averroès comme l’un de ces dénoueurs de crampes mentales. La question du monde, et de son caractère éternel ou créé, en donne l’occasion : pour le cordouan, ces deux propositions ne sont pas irréconciliables et présentent des affinités pour peu qu’on veuille bien les replacer chacune dans le cadre logique qui leur sied. Si on rapporte le monde aux êtres engendrés, on lui donne des traits de ces derniers, pareillement si on rapporte le même monde à l’agent de toute chose. Il s’agit d’abord de distinguer les catégories de l’être : être ni causé ni produit, soit le premier moteur (le créateur), être causé mais non produit (le monde), être causé et produit (les êtres soumis à la génération et la corruption). Averroès redéfinit le champ du questionnement à partir de ces questions de dénomination (tasmiyya), l’ouvrant à une spéculation par le critère qui libère la pensée des dichotomies stériles. Il se fait philosophe du langage au sens le plus élevé de l’expression pour nos contemporains.

On voit donc se dessiner au cours de cette conférence la trame des liens qui relient la philosophie arabe médiévale et sa source grecque, mais aussi son immédiate continuation de la Renaissance et notre propre manière d’envisager la philosophie. Elle devient un interlocuteur dans la grande conversation intellectuelle qu’est la philosophie, et non un moment à la fois patrimonialisé et falsifié de l’histoire d’une religion et d’une civilisation déterminée. Au détournement dénoncé par l’anthropologue Jacky Goody, qui fait de l’humanisme et de ses valeurs le propre de l’Occident, Ali Benmakhlouf oppose un art de la rencontre qui implique d’abord la possibilité de recevoir un savoir et de l’appréhender hors de la clôture dans laquelle nos représentations le figent.

Note :
(1) Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 77.

Publié le 18/04/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


 


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