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Cela fait plus de dix ans que l’intervention américaine en Irak a mis fin au régime de Saddam Hussein, et le paysage actuel du pays sur les plans politique, économique, social et géographique en a été totalement bouleversé. Cette intervention a complètement modifié la situation géopolitique du pays, mettant fin à de longues années de domination du Parti Baath, le pouvoir étant depuis entre les mains de la communauté chiite. Ce pays est marqué par une double histoire politique, marquée par plusieurs conflits, et religieuse, l’Irak étant au carrefour de plusieurs courants.
Ce deuxième numéro de la revue Orients Stratégiques intitulé « L’Irak : d’une crise à l’autre » aborde les défis, tant politiques ou géopolitiques que démographiques auxquels l’Irak est confrontée dans cette nouvelle période de tourmente qui s’ouvre dans un pays dont une partie du territoire se trouve sous l’emprise de l’organisation terroriste Etat islamique depuis 2014. La revue est le fruit de la collaboration de dix auteurs, qui ont contribué sous la forme d’articles et d’un entretien, sous la direction de Pierre Berthelot, chercheur associé à l’IFAS et de Marius Lazar.
La revue s’ouvre sur un article de David Rigoulet-Roze, chercheur rattaché à l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS), qui traite de l’intervention américaine de 2003, laquelle avait à l’époque divisé l’opinion publique mondiale quant à la présence ou non d’armes de destruction massive (ADM) sur le territoire irakien notamment, et au niveau de risque que ces armes pouvaient représenter. L’intervention en Irak est lancée deux ans après les attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York, immédiatement suivies d’une invasion de l’Afghanistan ; l’article montre que l’argument d’éventuelles ADM avancé par l’administration Bush pour justifier cette intervention laisse planer le doute d’une "mauvaise excuse". L’Irak faisait partie à l’époque des Etats définis comme « Etats voyous » ("Rogue States") par George W. Bush en 2002. Redoutant que ce pays ait pu jouer un rôle dans les attaques du 11 septembre, ou que des réseaux terroristes se développent sur le territoire irakien, les Etats-Unis ont préféré mener à ce stade une guerre préventive (1). L’Amérique de G.W. Bush, suivie par le Royaume-Uni de Tony Blair, s’est donc engagée dans un conflit armé sans l’aval des Nations unies, mais aucune arme de destruction massive n’a été trouvée dans un premier temps sur le sol irakien. En revanche, des programmes de construction de ces armes auraient été trouvés, et des armes auraient pu être détruites avant la déclaration de guerre ou transférées vers la Syrie Baathiste (2) (3). Cependant, des zones d’ombre subsistent, et l’Amérique qui s’est engagée en 2003 n’est finalement pas intervenue contre la Syrie de Bachar al-Assad ayant pourtant utilisé des armes chimiques. De plus, certaines armes chimiques auraient été trouvées en Irak après 2003 ; elles auraient pu servir dans le conflit Iran-Irak et être fabriquées avec de l’aide américaine, pourtant, elles n’ont pas été signalées et sécurisées comme l’imposent les conventions internationales.
Après la chute de Saddam Hussein, la reconstruction de l’Etat irakien est lancée et la transition au pouvoir reflète la problématique démographique et religieuse du pays. La fin de l’ère Baath aux commandes du pays marque la renaissance du mouvement chiite sur le plan religieux et politique, dont Marius Lazar, coordinateur de ce dossier, analyse les dynamiques. Le mouvement chiite d’Irak, délaissé sous le régime de Saddam Hussein, placé sous l’hégémonie sunnite, connaît aujourd’hui une résurgence, notamment avec une réminiscence des Ayatollahs dans les villes de Karbala et Najaf. Sur le plan politique, le camp chiite est aujourd’hui beaucoup plus important, car il est apparu comme une solution de transition après la chute de Saddam Hussein. Toutefois, le courant n’est pas unifié et une rivalité existe entre deux mouvements luttant pour le pouvoir et la légitimité au sein de la communauté : d’un côté le mouvement Sadriste, prenant sa source dans les banlieues populaires du Sud du pays et de l’autre le mouvement du Conseil Islamique Suprême d’Irak, proche de l’Iran. A ce jour, le pouvoir a majoritairement été entre les mains de la coalition Al-Dawa, personnifié par al-Maliki notamment, de confession chiite, mais nationaliste et se voulant transcommunautaire.
Comme l’explique Gérard-François Dumont, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne, l’Irak est un pays de grande diversité ethnico-religieuse, dans lequel la stabilité est difficile à préserver. La pluriethnicité de l’Irak est une conséquence de la signature des accords Sykes-Picot et du dessin de frontières regroupant plusieurs groupes ethniques à l’intérieur d’un même pays, mais l’article rappelle que quelle que fut l’issue des traités ou des batailles, le destin de l’Irak aurait quand même été d’être pluriethnique. Le territoire irakien est également pluriconfessionnel du fait de son héritage historique : présence du Christianisme au premier siècle, puis arrivée de l’Islam avec les conquêtes du VIIème siècle. Le sol irakien est devenu un lieu de coexistence entre le chiisme et le sunnisme avec plusieurs monuments chiites importants comme le mausolée d’Ali à Nadjaf ou celui de Hussein à Kerbala. La troisième communauté importante est les Yézidis, souvent marginalisés et persécutés. La pluralité religieuse a été constitutionnalisée après 2003, mais les violences interreligieuses restent fréquentes, et la proclamation du califat par l’Etat islamique en 2014 a engendré un « nettoyage ethnique » qui a touché surtout les Yézidis et les Chrétiens, mettant en péril la nation irakienne, pourtant riche de sa diversité. De son côté, la région sunnite s’est sentie délaissée et l’émergence d’une région kurde autonome donne au pouvoir en place la lourde tâche de rétablir une stabilité dans un Etat au bord de l’implosion, comme l’indique le titre de ce numéro.
Daniel Meier du CNRS et Cyprien Orjubin de l’IEP de Toulouse abordent justement dans deux articles différents la question du Kurdistan irakien, compte tenu notamment de la situation actuelle avec l’Etat islamique, des relations avec le pouvoir de Bagdad et des tensions internes à la région. Le Kurdistan est à cheval sur plusieurs pays et tente d’exister au travers de revendications politiques et identitaires ayant créé la « Question Kurde ». La Constitution irakienne de 2005 reconnaît le Kurdistan irakien et les combattants Peshmergas, mais du fait de « disputed territories », il existe des frontières incertaines où se chevauchent pour l’instant les autorités kurdes et irakiennes et où se situent notamment des ressources pétrolières et d’hydrocarbures. Aujourd’hui, la question de l’indépendance du Kurdistan irakien ne semble plus d’actualité et la priorité reste d’éliminer l’Etat islamique contre lequel les Peshmergas sont les principaux combattants. Le Kurdistan devra ensuite s’affirmer face au pouvoir central et gérer la crise des réfugiés dans la région due à l’invasion de l’Etat islamique, ce qui va probablement encore faire évoluer le jeu des acteurs dans la région.
La « Question Kurde » dépasse les frontières irakiennes, car elle est également un enjeu très important de la politique turque, comme détaillé dans l’article de Emel Parler Dal et Ferit Belder, tous deux de l’Université de Marmara. La Turquie, membre de l’OTAN ayant toujours gardé des liens assez distants avec ses voisins régionaux, a une vue assez « occidentale » de l’évolution de la région avec laquelle ses liens ont toujours été principalement économiques. La politique irakienne de la Turquie a évolué au moment de la guerre avec l’Iran, alors que le territoire turc est devenu un point de passage pour des combattants extérieurs et un lieu de refuge pour les Kurdes irakiens. La Turquie, ayant en son sein une région kurde aux importantes revendications, a toujours eu comme priorité même après 2003 de préserver l’unité du territoire irakien et d’éviter une sécession du Kurdistan. L’arrivée de l’Etat islamique dans la région a renforcé l’importance de l’Irak dans l’agenda extérieur de la Turquie pour deux raisons : cet événement entrave les relations économiques entre les deux pays, et le siège de Kobane a pris une dimension communautaire, la Turquie ayant refusé pendant un moment d’ouvrir le passage à des troupes kurdes. Cet exemple montre le poids de la question kurde dans les décisions turques, même si le rapprochement du pouvoir de Bagdad avec l’Iran a donné lieu à un réchauffement inattendu des relations entre Ankara et le Gouvernement Régional du Kurdistan. Les relations turco-irakiennes sont amenées à évoluer, car les deux pays sont conscients qu’une coopération est nécessaire pour lutter contre l’Etat islamique.
Pierre Razoux, auteur d’un livre sur le conflit entre l’Iran et l’Irak, revient dans un entretien sur cet épisode de guerre qui a dressé une matrice de la situation géopolitique de la région située aujourd’hui entre l’Iran chiite et l’Irak, majoritairement chiite mais sunnite à l’époque de Saddam Hussein. Depuis que l’Irak est gouvernée par les chiites, un certain réchauffement des relations entre les deux pays a été rendu possible, et notamment entre les deux villes saintes de Qom et Najaf menacées par l’Etat islamique. La levée des sanctions en Iran devrait également amener de nouvelles évolutions sur l’échiquier géopolitique de la région.
La crise irakienne actuelle ne peut être appréhendée sans que soit abordée la question de l’organisation terroriste Etat islamique qui a déclaré l’installation de son califat entre la Syrie et l’Irak en 2014. Ce groupe terroriste, se revendiquant de l’Islam et né en Irak, a développé un réseau de communication puissant qui dépasse largement ses frontières, ce qui a permis le recrutement de jeunes combattants à grande échelle dans plusieurs pays du monde. Farhad Khosrokhavar, directeur d’étude à l’EHESS, revient dans son article sur le phénomène de radicalisation djihadiste en France, la fabrique de ce qu’il appelle les « djihadistes maison », qui s’est intensifiée depuis l’enlisement du conflit syrien, et qui est responsable d’attaques terroristes comme les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015. L’auteur distingue deux sources sociales du djihadisme français : d’une part, des jeunes défavorisés et marginalisés par la société, qui connaissent pour la plupart un passage par la petite délinquance puis la prison dans laquelle ils subissent une « discrimination institutionnalisée » de l’islam, éléments qui seraient à l’origine d’une volonté de condamner la société qui les a laissés de côté. L’autre vivier social plus important aujourd’hui sont des jeunes de classes moyennes incarnant les "idéaux anti-68" comme le dit l’auteur, des jeunes en quête d’identité et de normes, et de repères qu’ils n’ont plus. La logique islamiste leur apporte une vision dichotomique entre le bien et le mal dans la société. Tous ces jeunes, même issus de milieux sociaux différents, connaissent un même processus de radicalisation qui atteint son apogée avec le voyage initiatique au Moyen-Orient, de plus de plus souvent en Syrie, dans lequel ils (re)nouent de manière mythique avec une société musulmane, cette « néo-umma » qui vit dans une utopie dangereuse.
L’Etat islamique a étendu son pouvoir sur un territoire de plus en plus large s’étendant entre l’Irak et la Syrie, ce qui lui a permis, en plus des recrues étrangères, d’asservir des populations locales, notamment grâce à la maitrise des ressources pétrolières, mais aussi des ressources hydrauliques. L’eau est un élément crucial pour la survie de l’Irak et la maîtrise de certains points hydrauliques stratégiques par l’Etat islamique, comme le barrage de Falloujah est à l’origine de la notion d’hydro-terrorisme présentée par Pierre Berthelot, coordinateur de ce numéro de la revue sur l’Irak. Les Kurdes ont réussi à protéger le barrage de Mossoul, mais le groupe terroriste a cependant pu utiliser l’élément hydrique comme arme dans certains lieux, en asséchant ou inondant certaines populations, ou en empoisonnant l’eau. Assumant le rôle de distributeur d’eau et d’électricité, l’Etat islamique gagne de facto des soutiens. L’amélioration des conditions de vie, notamment l’accès à l’eau, fait en effet partie des enjeux post-conflit auxquels il faut songer, et en garantissant la sécurité hydrique, le gouvernement de Bagdad pourrait asseoir davantage son pouvoir.
La revue aborde la situation irakienne comme un enjeu global pour la région, mais appréhende également les enjeux internes à la société irakienne, comme la place des femmes dans la société et la lutte pour le droit des femmes. C’est ce qu’analyse Zahra Ali, doctorante à l’EHESS, dans son article qui revient sur les relations entre le genre, la nation, l’islam et l’activisme pour le droit des femmes, notamment au travers du débat sur le Code du Statut Personnel irakien. Appliqué pour la première fois en 1959, il remet en cause l’autorité des dirigeants tribaux et des ulémas dans la sphère privée et permet une inclusion plus importante des femmes dans la société. Le Parti Baath confiera plus tard la question de la famille aux autorités de l’Etat et non pas à la sphère religieuse, le pays ayant les femmes les plus éduquées de la région avant le conflit avec l’Iran, après lequel leur condition s’est dégradée. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, l’Irak traverse une période de construction de la nation imposée par l’impérialisme occidental, dans une rupture voulue avec les visions du Parti Baath. Les différentes tendances qui existent chez des femmes sunnites et chiites religieuses et chez des femmes se définissant comme séculaires montrent que le sectarisme déteint sur les luttes politiques et sur le combat pour les droits des femmes, et reflète une vision antagoniste de la nation. L’article tente de dépasser la dichotomie trop souvent évoquée entre « séculaire » et « islamiste » entre lesquelles la frontière est poreuse. La destruction du système éducatif, social, et politique irakien, et l’administration mise en place par les Etats-Unis après 2003 ont également politisé la question du genre sous la bannière de la démocratie, faisant que les réalités que les femmes vivent en Irak dépassent leur affiliation politique et religieuse.
L’Irak, envahi par les Etats-Unis en 2003, aurait dû devenir un élément stable de la région moyen-orientale comme le voulaient les Etats-Unis, mais cette crise en a entraîné d’autres, laissant aujourd’hui le pays au bord de l’éclatement, déchiré par des luttes ethnico-confessionnelles.
Ce numéro de la revue Orients Stratégiques permet d’appréhender la réalité irakienne et les enjeux géopolitiques de la région dans son ensemble, en apportant des éclairages historiques et des éléments d’information internes sur la réalité sociale irakienne et sa diversité ethnico-religieuse, et en prenant le parti de ne pas se focaliser sur l’Etat islamique uniquement mais en expliquant plus largement tous les éléments et les origines de la crise actuelle. Il permet également d’appréhender l’avenir en évoquant les perspectives qui s’ouvrent pour la période post-conflit et post-Etat islamique, en identifiant les principaux défis à venir comme la question du Kurdistan irakien.
Ines Zebdi
Ines Zebdi est étudiante à Sciences Po Paris. Ayant la double nationalité franco-marocaine, elle a fait de nombreux voyages au Maroc.
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