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Compte rendu de la revue Orients Stratégiques, numéro dirigé par Philippe Charlez et David Rigoulet-Roze, « La question énergétique dans les Orients »

Par Laura Monfleur
Publié le 21/02/2018 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Le numéro de cette revue « La question énergétique dans les Orients », dirigé par Philippe Charlez, expert sur les problématiques énergétiques, spécialisé sur le pétrole et le gaz, et David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique, invite le lecteur à s’intéresser à la « problématique stratégique de l’énergie » (p. 7) dans un contexte où les débats sur la transition énergétique se poursuivent et se renouvellent à la suite de la COP 23 à Bonn en novembre 2017 et des catastrophes climatiques dans le monde.

Ce numéro est constitué de huit articles qui évoquent des études de cas concernant la Turquie, le Kazakhstan, l’Asie centrale, le Kurdistan, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Inde et la Chine. Les échelles analysées sont variées et vont de l’échelle régionale à l’échelle internationale en passant par l’échelle nationale et macro-régionale. Les auteurs viennent de disciplines différentes (géopolitique, sciences politiques, sociologie, histoire) et de milieux professionnels divers (expert, chercheur, professeur, consultant privé), les prismes d’analyse, les sources et les méthodologies sont donc pluriels. Trois grandes questions sont étudiées dans ce numéro : la place de certains pays dans la géopolitique régionale et mondiale à travers l’enjeu stratégique des pipelines (oléoducs et gazoducs) en Turquie et en Asie centrale ; le rôle des enjeux énergétiques dans les configurations politiques et géopolitiques des Pays du Golfe et de la Mésopotamie ; les enjeux du nucléaire et des ressources renouvelables en Arabie saoudite, Inde et Chine pour anticiper l’ère post-pétrolière.

Le but de ce compte rendu est de s’intéresser en particulier à quatre articles qui évoquent le Proche-Orient et le Moyen-Orient, d’en montrer les principaux apports, de mettre en évidence la diversité des approches avant de proposer quelques pistes pour approfondir la question des énergies dans ces régions.

Les enjeux stratégiques des infrastructures énergétiques : le cas des pipelines

Noémie Rebière, doctorante à l’Institut Français de Géopolitique, signe un article intitulé « Energie et géopolitique régionale : quel avenir pour le hub énergétique turc ? ». Elle constate que la Turquie dispose de peu de ressources énergétiques et est donc dépendante des importations. Cependant, ce pays a une position géographique entre différents ensembles macro-régionaux – l’Europe, l’Asie centrale, la Russie, le Proche-Orient – qui lui confère une importance géostratégique notamment pour les pays européens. Ces derniers souhaitent diversifier les routes et les sources d’énergie afin de limiter leur dépendance à la Russie. La Turquie cherche ainsi à devenir un « hub » énergétique et des pipelines comme le Corridor Sud Européen qui relient l’Europe à l’Azerbaïdjan sont mis en place. Néanmoins, les problèmes de politique intérieure – l’autoritarisme du président Erdogan, la question kurde – et de relations extérieures – la crise en Irak et en Syrie, la question de la division de l’île de Chypre, les relations tendues avec la Russie ou encore avec l’OTAN – remettent en cause ce rôle de hub. Certains projets de pipelines entre notamment Israël, Chypre ou la Grèce visent à contourner le territoire turc. Noémie Rebière montre ainsi que le secteur de l’énergie se caractérise par une incertitude et des risques. Elle insiste également sur les conditions économiques et matérielles nécessaires pour devenir un hub : la libéralisation du marché et la construction d’infrastructures de stockage et de transformation du gaz naturel. Cet article permet ainsi de questionner la position géographique et géostratégique comme ressource. Il s’appuie principalement sur des sources médiatiques et des rapports officiels. Noémie Rebière insiste également sur les difficultés méthodologiques concernant l’étude à vif des sujets d’actualité qui implique de prendre en compte les imbrications des enjeux énergétiques et géopolitiques à différentes échelles (1).

Les enjeux énergétiques dans la structuration du champ politique et des relations géopolitiques

Dans son article, « La structuration d’une politique de l’énergie au Kurdistan irakien », Semra Dogan, chercheure et consultante dans le secteur privé, mobilise des théories et des concepts de sociologie des politiques publiques pour étudier les stratégies, les contraintes et les systèmes d’alliance des différents acteurs dans la mise en place d’une politique énergétique au Kurdistan irakien. Elle montre la manière dont les questions d’énergie sont imbriquées dans la question de l’autonomie kurde et plus largement dans les rapports politiques entre la région kurde et le gouvernement irakien. Les enjeux politiques dans le secteur de l’énergie reconfigurent la dynamique centre-périphérie entre ces deux entités politiques. La mise en place d’une politique dans le secteur de l’énergie pose la question de « la désignation et de l’acceptation de l’autorité légitime, quant à la gestion du secteur de l’énergie » (p. 70) : la région kurde semble se transformer en « proposition de modèle de gestion étatique ou en modèle de gestion consistant à pallier l’absence de l’Etat » (p. 70). Semra Dogan montre notamment que les acteurs kurdes cherchent à se constituer en tant qu’experts en énergie par des stratégies d’identification des problèmes et d’accusation du gouvernement irakien et à contourner le contrôle par ce dernier en négociant directement avec les entreprises internationales. Trois apports de cet article sont notables : une complexification du jeu d’acteurs au-delà de la dichotomie entre région kurde fédérée et gouvernement irakien fédéral ; une mise en relation, d’une part, de la « dualité législative » (p. 69), créée par la Constitution de 2006, dans le partage des prérogatives en matière de politiques énergétiques et, d’autre part, de la « dualité empirique » (p. 69) dans la gestion des villes et des moyens de production dans le secteur de l’énergie par une analyse conjointe de textes législatifs, de discours dans les médias et d’entretiens menés par l’auteure ; le déplacement du prisme d’analyse des enjeux géopolitiques aux enjeux politiques et de l’échelle macro-régionale à l’échelle régionale, voire locale.

L’article, intitulé « La géopolitique du pétrole iranien », de M.A. Oraizi, docteur en sociologie, revient sur l’histoire de l’Iran dans les relations internationales de 1900 à nos jours en prenant comme prisme d’analyse l’enjeu du pétrole dans ces relations. M.A. Oraizi montre ainsi que certains conflits, certaines tensions internationales ainsi que certains événements de politiques intérieures en Iran ont pour enjeu affirmé ou caché le pétrole. La révolution constitutionnaliste de 1905 en Iran a ainsi été initiée par le gouvernement britannique pour déstabiliser la concession privée d’un homme d’affaire et pour mettre la main sur le pétrole iranien. La guerre Iran-Irak dans laquelle se sont engagés les Etats-Unis, avait également pour enjeu le pétrole. M.A. Oraizi remet en cause l’idée d’un conflit entre l’Iran et l’Arabie saoudite structuré autour des questions ethno-confessionnelles : la représentation d’une puissance chiite sous la direction de l’Iran est avant tout une représentation pour justifier le maintien de l’Iran dans un isolement diplomatique et économique, afin d’éviter qu’elle ne vienne concurrencer l’Arabie saoudite sur le marché pétrolier. Cet article montre ainsi que la lecture des conflits par le prisme idéologique et confessionnel ne doit pas être surestimée, d’autres facteurs (territoriaux, énergétiques, géopolitiques) doivent être pris en compte. M.A. Oraizi offre par ailleurs une histoire incarnée des tractations internationales, des intérêts des différents acteurs, des événements en incorporant à la grande Histoire des relations internationales la petite histoire des rencontres, des personnalités des acteurs et en ajoutant parfois des détails anecdotiques.

La question du nucléaire civil et de la diversification des sources énergétiques

L’article de David Rigoulet-Roze, « La problématique du nucléaire civil pour les pétro-monarchies du Golfe » offre un cas d’étude sur l’Arabie saoudite concernant la diversification des sources d’énergie et le développement du nucléaire civil. Par une analyse de sources diverses - télévision, presse, rapports d’organismes gouvernementaux et internationaux -, David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut Français d’Analyse Stratégique, montre que les volontés de développer le nucléaire civil se sont multipliées dans les pays du Golfe tout comme les accords internationaux, régionaux et bilatéraux qui permettent ce développement. L’Arabie saoudite a notamment signé des accords avec EDF et AREVA en prévision de la production et de la transformation de l’uranium. Ces projets s’inscrivent dans la transition énergétique et l’anticipation de l’après-pétrole. Ils prennent néanmoins une dimension particulière dans cette région en raison des risques terroristes et des risques de prolifération non-contrôlée si le nucléaire est mobilisé dans le secteur militaire, après la crise lors du développement du programme militaire nucléaire iranien. Ainsi, la prise en compte des risques technologiques doit être complétée par une analyse des risques politiques et géopolitiques (2).

Conclusion

Les articles de cette revue ont pour intérêt de contextualiser historiquement et géographiquement l’étude des enjeux énergétiques au Moyen et au Proche-Orient, en mobilisant des approches différentes. Ils permettent notamment de montrer l’apport d’une analyse croisée des échelles mais aussi de l’imbrication de différents facteurs géopolitiques.

Pour prolonger cette réflexion, on pourra trouver dans la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient des cartes concernant les hydrocarbures (3). On pourra également se rapporter à l’ouvrage de David Amsellem, La Guerre de l’énergie, la face cachée du conflit israélo-palestinien (2011), montrant les enjeux énergétiques du conflit israélo-palestinien au-delà des questions identitaires et confessionnelles (4).

Enfin, il est possible de compléter ces articles par une approche qui mobilise les concepts des études urbaines et de l’urbanisme et analyse les enjeux énergétiques à l’échelle locale. Eric Verdeil étudie ainsi la fabrication des politiques énergétiques urbaines et la politisation des questions énergétiques dans les espaces urbains (Verdeil, Arik, Bolzon, Markoum, 2015 ; Verdeil, 2016), notamment au Liban et en Jordanie. Il étudie les dimensions matérielles et socio-politiques de ces questions en termes d’écologie urbaine politique (5).

Notes :

(1) Dans ce numéro, les articles d’Annie Jafalian, (Spécialiste du Caucase, Chercheur au Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense (CLESID) et chargée de cours à l’Université Jean Moulin) « Les hydrocarbures d’Asie centrale : le basculement stratégique », et de Philippe Charlez, « Le Kazakhstan : l’économie de « trésorerie » de l’Asie centrale », évoquent également les incertitudes et les risques inhérents au secteur de l’énergie ainsi que les questions des opportunités politiques et économiques nécessaires pour diversifier les sources d’énergie et pour faire de l’Asie centrale un pilier dans le secteur de l’énergie dans le « Grand Jeu » géopolitique qui se joue entre différentes puissances.
(2) Les articles de Raphaël Gutmann (chercheur à l’IFRI), « Ambitions et limites du nucléaire civil en Inde », et de François Lafargue (docteur en géopolitique et docteur en sciences politiques, professeur à Paris School of Business), « Les défis énergétiques de la Chine », évoquent également les stratégies internationales et nationales de développement du nucléaire civil mais aussi l’acceptation, les contraintes et les oppositions liées à cette énergie à l’échelle nationale. Les énergies renouvelables telles que le solaire ou l’éolien sont ainsi développées pour renforcer l’indépendance énergétique de la Chine et de l’Inde mais également pour en donner une bonne image à destination de la communauté internationale et de la population nationale.
(3) https://www.lesclesdumoyenorient.com/-Le-gaz-.html
(4) Pour un compte-rendu de cet ouvrage : https://www.lesclesdumoyenorient.com/David-Amsellem-La-guerre-de-l.html
(5) Pour un entretien avec Eric Verdeil : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Eric-Verdeil-Les.html

Bibliographie :

AMSELLEM D., 2011, La guerre de l’énergie. La face cachée du conflit israélo-palestinien, Vendémiaire, 224 p.
CHARLEZ P. et RIGOULET-ROZE D., 2017, « La question énergétique dans les Orients », Orients Stratégiques, n°6.
VERDEIL E., ARIK E., BOLZON H., MARKOUM J., 2015, « Governing the transition to natural gas in Mediterranean Metrpolis : The case of Cairo, Istanbul and Sfax (Tunisia) », Energy Policy, Vol. 78, p. 235-245.
VERDEIL E., 2016, « Beirut. The metropolis of darkness and the politics of urban electricity grid », in : Energy, Power and Protest on the Urban Grid. Geographies of the Electric City, Andrès Luque-Ayala et Jonathan Silver (dir.), Londres : Routledge, 222 p.

Publié le 21/02/2018


Elève en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, Laura Monfleur s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur Le Caire post révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman.
Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.


 


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