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Compte rendu de la table ronde du 21 juin 2014, à l’institut des cultures d’Islam, en partenariat avec l’association Ila Souria « Cultures émergentes et politique : Spectacles vivants »

Par Emilie Polak
Publié le 30/06/2014 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

La première, Fadwa Souleimane, est comédienne, auteure de théâtre et de poésies. Née à Alep, elle s’est illustrée au début de la révolution lors de manifestations pacifistes. Avec la militarisation et l’expansion de la violence, elle a été contrainte à l’exil à Paris où elle se dédie à la création artistique. Le second invité était Rami Hassoun, directeur artistique de la compagnie de danse Hassoun. Chorégraphe, réalisateur, danseur franco-syrien, il a découvert la danse à l’âge de dix ans et s’est formé en autodidacte. Il a réalisé des clips, et notamment [1]. Récemment, il a fait une performance artistique sur une place à Lyon pour dénoncer l’élection présidentielle en Syrie.

Introduction de Nadia Leila Assaoui

Les révolutions arabes ont donné une identité nouvelle à l’art, une dimension découverte dans les pays arabes, au niveau de la musique, de la caricature, des tableaux, des affiches que l’on a vu défiler dans différents espaces de création, y compris places publiques. De cette créativité est né un discours intelligible par tous. Cela a pu commencer en Tunisie, puis ce mouvement a été suivi avec l’Egypte qui se l’est approprié avec un certain sens de l’humour, perceptible à travers les graffitis.
Ce phénomène est encore plus marqué en Syrie où il y a une explosion créative. C’est la longue durée de la révolution qui traduit un courage exceptionnel de la part des artistes syriens et qui constitue une richesse que l’on ne mesure pas encore. Par-delà la souffrance, on sublime le réel par quelque chose de créatif. La guerre suspend le temps, une brèche s’ouvre et c’est le vide abyssal. Les artistes s’y sont engouffrés pour profiter de la vie. La Syrie a été un laboratoire qui a commencé avec l’humour et une dénonciation quasi joyeuse de la dictature. Petit à petit, avec la répression, l’expression s’est faite encore plus sombre. Au gré des créations, on constate qu’il suffit de rien pour produire quelque chose d’extraordinaire : une caméra, un morceau de fusain, le corps. Les femmes, par exemple, ont utilisé leur corps pour manifester en écrivant des messages politiques dessus et les ont exhibé. Les artistes en ont fait de même avec la danse et le mouvement. La révolution a transformé l’art et l’art a donné toute sa puissance à la révolution. Les artistes ont été face à un double défi par le biais de l’esthétique, du verbe et du corps.

Entretien avec Fadwa Souleimane

Nadia Leila Assaoui : Comment la révolution a fait éruption dans votre vie et dans votre travail ? Est-ce que cet impact produit des effets, sont-ils réversibles ?
Fadwa Souleimane : Tous les Syriens créent en raison de la souffrance. Il y a besoin d’un moyen pour exprimer ses sentiments et il n’y a que l’art pour faire cela, pour dire les choses. J’ai écrit deux pièces de théâtre suite à mon expérience en Syrie. Cela nous fait entrer dans les questions philosophiques : que veut dire la mort, la vie, l’amour, dans quel monde vit-on ? Il n’y a pas de vérité des mots. C’est pareil en poésie. L’expérience de guerre, de souffrance permet de penser vers où l’humanité va aller. On vit ensemble sur la terre. Les mots passent le temps et l’espace, la question est de savoir ce que nous voulons laisser dans le temps.
NLA : Qu’est-ce qui a fait que vous êtes descendue dans la rue ?
FS : Ce n’est pas un moment qui arrive juste comme ça. Depuis longtemps, c’est comme une graine dans le cœur qui donne envie de lutter pour la justice, pour la dignité. Lorsque j’ai découvert le monde, quand j’étais petite, j’ai trouvé qu’il n’y avait pas de justice, pas d’égalité. Chaque jour, j’ai essayé de changer, je suis restée loin de tous les partis, comme la jeunesse révolutionnaire - personne ne refusait ça en Syrie, c’était difficile. Je voulais rester libre en m’éloignant de toute association pour laisser mon esprit découvrir des choses par lui-même. C’est le fruit d’une accumulation. Il faut avoir une conscience de peuple pour, non pas guider, je n’aime pas cette idée, mais pousser vers le changement, vers l’amour et non pas vers la guerre. C’est comme la révolution qu’il y a eu en France, c’est les intellectuels qui ont rassemblé tout le monde après. Le mécanisme de tous ces systèmes se ressemble, le régime en Syrie a enfermé le peuple, l’a volé pour pousser les armées vers la mort. Malheureusement, les autres partis et les opposants poussent aussi le peuple vers la mort. C’est pourquoi je n’aime pas le terme de révolution parce que c’est une lutte armée pour le pouvoir. Mais on n’est pas sorti dans la rue pour faire la révolution mais pour se rebeller. On veut changer le monde et donner des choses aux autres dans une révolution. Ce qui se passe en Syrie, ce n’est pas nous, ce n’est pas le peuple syrien.
NLA : Vous citez la Révolution Française comme un exemple mais c’est une révolution qui a été très sanglante, il est difficile d’éviter la violence quand un dominant décide de l’exercer. La militarisation en Syrie s’est faite quand le régime a commencé a tué aveuglement.
FS : Bien sûr, dans les autres révolutions, il y a eu des massacres mais si à chaque fois l’humanité, pour sortir de ses difficultés économiques, doit entrer en guerre, l’humanité a un vrai problème. On ne peut pas rester silencieux devant la guerre. On lutte pour ses droits mais ceux qui sont au pouvoir ont guidé le peuple vers la guerre. Nous sommes en danger réel. Il y a une minorité qui mène toute l’humanité vers l’inconnu. Il faut changer la langue, la pensée. Si, ailleurs dans le monde, on reste silencieux, on ne fait rien mais cela vient tout de même vers nous. On est concerné, on ne peut pas rester silencieux sous peine de tout perdre.
NLA : La poésie et l’art sont des moyens de résistance pacifiste, comment faites-vous ?
FS : J’ai essayé de lutter avec beaucoup d’absurdité. J’ai ressenti une impuissance face à ce monde qui demeure silencieux. On ne peut pas changer les choses mais on ne peut pas non plus rester les bras croisés. J’écris pour être ensemble, pour dire que le peuple syrien ressent le besoin d’être avec tout le monde.
NLA : Est-ce-que l’art peut devenir politique ?
FS : L’art est politique. Le pouvoir est un problème. Il faut réfléchir ensemble sur cela, sur la liberté totale. Chaque jour, le pouvoir politique vole les richesses des gens. Je souffre pour tout le monde en Syrie. On ne peut pas revendiquer la liberté uniquement pour soi. Celui qui est libre doit exiger la liberté pour l’autre. Toutes les armées quelles qu’elles soient sont organisées pour la guerre, djihadistes, extrémistes sont confisqués pour aller à la guerre et construire la guerre au quotidien.
NLA : Comment se traduit l’œuvre sur laquelle vous travaillez actuellement ?
FS : J’ai commencé l’écriture à partir de mon expérience en Syrie pour poser des questions sur l’existence, la philosophie. On ne peut pas sortir de notre situation mais cette situation touche tout le monde. Il y a quelque chose dans mon écriture qui historicise le mouvement en Syrie.
NLA : En tant que femme, votre approche dans l’écriture créative inclut-elle cette dimension ?
FS : Je ne crois pas. Je suis avant tout un être humain et pas une femme ou un homme.

Entretien avec Rami Hassoun

Nadia Leila Assaoui : Rami, vous êtes né en France et vous vivez ici, comment la Révolution syrienne a-t-elle fait irruption dans votre vie et comment a-t-elle impacté votre travail ?
Rami Hassoun : Être né ici ne m’empêche pas de connaître la Syrie. Je suis franco-syrien et c’était important pour mes parents que je connaisse ma double culture. J’ai été pendant de nombreux mois en Syrie. J’ai fait un semestre de langue arabe à la faculté de Damas. Ce qui m’a toujours marqué, depuis très jeune, c’est la comparaison entre l’Occident et l’Orient. On peut se poser cette question sur différentes thématiques, c’est très formateur ou très destructeur, là est l’enjeu. Au niveau du travail créatif, l’approche est différente entre les œuvres conceptuelles et les œuvres engagées. Je me suis engagé dans le combat syrien, je me retrouve totalement dans le peuple syrien. Ce qui est beau dans ce peuple, c’est sa diversité, qui lui donne une très grande force. Dans mon travail, il y a une évolution entre le début de la Révolution et aujourd’hui, par rapport au regard sur les hommes. Pour les aspects engagés de mon travail, on n’utilise pas l’indirect. En danse, pour parler de l’amour d’une manière conceptuelle je peux utiliser le cercle, par exemple. Quand je suis dans l’engagement, je ne cherche pas le symbole, je suis dans le direct. Si quelqu’un vit une oppression, je prends un pistolet et je le mets sur sa tempe pour traduire son émotion. Dans les projets créatifs relatif au politique, la figuration est nécessaire parce que le message que l’on veut transmettre doit être immédiatement compréhensible pour appréhender le simple passant.
Au niveau de l’évolution de mon travail au cours des trois dernières années, on peut citer le cours métrage « You don’t fit for freedom » qui est un réveil des consciences destiné au monde entier. La danse n’utilise pas de langage donc on peut s’exporter. C’était un projet engagé mais les mouvements chorégraphiés restent dans l’indirect même si la scène finale est très forte et qu’on a un renouveau avec la petite fille qui tient le panneau [2]. Il y a une très grande différence avec ce que je peux envisager maintenant, comme la manifestation début juin à Lyon [3]. Le sang, la mort était présents, étaient montrés. Je n’utilise plus d’autres chemins, j’expose cette réalité aux yeux des gens. On est dans le figuratif à 100%. Je vois une différence entre ce que je voulais exprimer : un réveil des consciences au départ et la présence de sang, de mort, de torture qui figure actuellement.
NLA : Vous souvenez vous du moment où vous êtes dit que vous deviez vous engager ?
RH : Cela fait longtemps, c’est une réalité à laquelle on est confronté depuis très jeune simplement en regardant la société syrienne et en voyant l’oppression du peuple par le régime. C’est cela dont on ne pouvait pas parler avant mars 2011. L’étincelle a alors fait feu et a laissé place à tous ces projets. Ce n’est pas une découverte, c’était déjà présent avant.
NLA : Avez-vous été surpris par l’ampleur de la créativité artistique ? Est-ce que vous vous sentez appartenir à cette communauté d’artiste qui a émergé pendant la Révolution syrienne ?
RH : Oui, je me sens appartenir à cette communauté parce que mon travail engagé a commencé avec la Révolution. Mais non, je n’ai pas été surpris parce que je connaissais la créativité hors norme du peuple syrien, peuple qui n’avait pas pu s’exprimer jusqu’à aujourd’hui. Beaucoup se taisent encore mais ils ont énormément de choses à dire. Le réveil créatif sera encore plus développé quand la guerre sera finie. Ce sont les personnes qui ont le moins peur qui se lancent dans cette voie d’engagement, qui laissent place à leur expression. Le peuple en lui même a encore beaucoup de choses à dire.
NLA : Vous êtes aussi très engagé sur les questions politiques en France. Est-ce-que cela explique votre engagement en Syrie et est-ce-que cela impacte votre travail sur les engagements en France ?
RH : On est toujours impacté par ce qu’on fait. Sur la dernière réalisation que j’ai faite, j’ai travaillé sur le juste ; c’est cette thématique qui m’a le plus intéressé plutôt que d’autres sujets relatifs à la société française et à la société syrienne. C’est un travail de fond qui trouve différentes formes, que ce soit dans des cultures ou dans des travaux différents mais tout est lié par quelque chose de mystérieux. J’aimerais rebondir sur la thématique syrienne. Par le travail créatif, on met un pied dans le politique. Pour ma part, j’ai développé un travail créatif et un travail politique. Je trouve que la situation en Syrie dévoile pas mal de problématiques fondamentales. La première s’épanouit dans un aspect de politique internationale, comme le rôle de l’ONU : le conseil de sécurité de l’ONU est incapable de gérer la situation en Syrie. La résolution 2139 de l’ONU n’a pas été respectée mais il n’y a pas eu d’intervention. On arrive à une limite des lois internationales fondées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La seconde problématique fondamentale révélée par la Révolution en Syrie prend place dans un aspect religieux. On arrive à une limite de l’interprétation religieuse des groupes radicaux. On remarque bien ce qui se passe en Irak et cette interprétation déborde sur le sujet irakien. Je pense qu’il y a tout un travail à faire sur la radicalisation de l’Islam, radicalisation qui n’a plus de sens à l’heure actuelle. L’Islam s’est renfermée sur elle-même pendant la période Nasser et a crée une interprétation d’un égocentrisme démesuré d’illuminés face à des mécréants. Cette interprétation est arrivée à ses limites. Le dossier syrien est donc révélateur de problématiques fondamentales.
NLA : Donc vous appellez à repenser le religieux pour sortir de la radicalisation. En même temps les mouvements radicaux n’ont pas attendu la Révolution en Syrie, ils transitent là où ils peuvent se développer mais ils sont aussi le pur produit de sociétés créées par des dictatures militaires. On peut peut-être considérer que c’est un passage obligé. Mais il est vrai que la situation en Syrie a brouillé tous les repères en politique internationale. On ne peut plus penser de manière manichéenne. Les systèmes internationaux ne sont plus efficaces pour protéger les peuples. Comment danses vous cela ?
RH : C’est pour danser qu’il y a le moins de problèmes. Il faudrait un Islam des Lumières. En Syrie, l’aspect créatif, les personnes, tout est là mais on est face à un mur. S’il faut reformer quelque chose et avoir une vision d’avenir, il faut prendre cette direction là, il est temps que les choses changent.
NLA : Ces gens là existent mais on ne les regarde pas, les projecteurs sont braqués sur les radicaux pourtant il y a possibilité de repenser le religieux en Syrie, encore faut-il que les conditions soient présentes.
RH : C’est fondamental. L’intérêt géopolitique de la Syrie est très fort. C’est une des plus grandes réserves de gaz. On voit bien la guerre froide entre les sociétés de gaz russes et américaines. Qui détient la Syrie, détient les clefs de la réussite avec une base navale en méditerranée, des énergies. La Syrie détient aussi les clefs de la Chine, du fait de la route de la soie. Il y a une guerre froide présente en ce moment. La manière dont je peux le percevoir par la danse, c’est bien mais on ne peut faire avancer les choses qu’avec le politique.

En conclusion, Nadia Leila Assaoui souhaite revenir sur l’importance de l’art en politique. Peut-être l’art permet-il de toujours se rassembler, c’est ce qui fait sa puissance. L’art a une capacité de subversion et peut fragiliser un régime. D’après elle, il faut exploiter cette capacité de l’art, que le gouvernement tend à détruire par la suite. L’art est un moyen de résister, de fragiliser la guerre. Il n’y a pas mieux que l’art pour construire l’avenir d’une société future. La production artistique syrienne est infiniment plus précieuse que n’importe quel programme politique.

Publié le 30/06/2014


Emilie Polak est étudiante en master d’Histoire et anthropologie des sociétés modernes à la Sorbonne et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm où elle suit également des cours de géographie.


 


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