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Le 21 octobre 2019, le Président de la République turc Recep Tayyip Erdoğan déclarait : « Nous sommes les héritiers d’un Etat de vingt-deux millions de kilomètres carrés à l’échelle mondiale. Nous avions récemment encore un territoire de trois millions de kilomètres carrés. A Lausanne, ils ont été réduits à 780 000 kilomètres. Lausanne n’est pas un texte sacré. La Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide sont terminées. Les équilibres établis après la Guerre froide s’effondrent. Mais ils essaient de nous enfermer à Lausanne. J’en suis désolé. » Cette déclaration, concluant l’article introductif du dossier spécial consacré à la Turquie de la revue Conflits, donne le ton de ce trentième numéro portant sur les nouvelles dynamiques militaires, politiques et diplomatiques animant actuellement la Turquie et sa présidence.
Sous la direction du rédacteur en chef de la revue Conflits Jean-Baptiste Noé, historien et directeur de la société de conseil en géopolitique Orbis, la revue s’est attachée, pour ce dossier spécial, à laisser la parole à des spécialistes renommés, à l’instar de Bayram Balci (à l’occasion d’un entretien dont les propos ont été recueillis par le grand reporter Etienne de Floirac), mais aussi à de jeunes chercheurs apportant une approche nouvelle de l’analyse géopolitique. Ainsi peut-on compter, parmi les auteurs, Tolga Bilener, doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Alexis Troude, Directeur du Département d’études balkaniques de l’Académie internationale de Géopolitique de Paris, Aurélien Denizeau, doctorant à l’INALCO, ou encore Emile Bouvier, spécialiste du monde turco-kurde, également contributeur régulier des Clés du Moyen-Orient.
Le dossier spécial de ce nouveau numéro de la revue Conflits met notamment en exergue le déploiement de la puissance turque à travers le monde et ses zones d’influence historique, en accordant une attention toute particulière aux outils à la disposition de la Turquie - ou qu’elle s’emploie à développer - afin de nourrir ses desseins.
La revue s’attache dans ce numéro à montrer combien le concept de « syndrome de Sèvres », régulièrement décrié pour sa prétendue désuétude et le raccourci intellectuel qu’il semble induire, est en réalité encore d’actualité d’aujourd’hui ; ou plutôt, qu’il l’est encore si on le prolonge du « syndrome de Lausanne » : en effet, selon Tancrède Josserand et Fabrice Monnier - à qui l’ont doit notamment une excellente biographie [1] sur Mustafa Kemal Atatürk -, les autorités turques et, avec elles, de larges franges de la population, estimeraient non seulement que « l’Occident » (entendre ici « les vainqueurs de la Première Guerre mondiale » mais aussi, de manière générale, les « puissances chrétiennes » [2]) n’aurait pas abandonné son projet de dépècement de la Turquie formulé dans le traité de Sèvres mais, plus encore, souhaiterait prendre sa revanche sur le camouflet représenté par le traité de Lausanne, incarnation de la victoire politique et militaire de la Turquie sur les puissances européennes en 1923.
S’estimant mener une « deuxième guerre d’indépendance », comme l’a affirmé la présidence turque, la Turquie cherche ainsi à s’émanciper des frontières - administratives mais aussi économiques, culturelles et symboliques - du traité de Lausanne. Cette mentalité expliquerait ainsi, en partie, la politique expansionniste - et pour le moins volontariste - de la Turquie sur tous les fronts, de l’Afrique à l’Asie en passant par le Caucase, le Proche-Orient ou encore la péninsule Arabique.
Ces fronts sont militaires mais aussi culturels, économiques ou encore diplomatiques. En matière militaire, Emile Bouvier présente ainsi le cas de l’intervention turque en Libye : loin de s’arrêter à des considérations purement idéologiques, cette opération entretient en réalité des considérations éminemment géostratégiques, mêlant tant des intérêts économiques -notamment en matière d’exploitation des ressources maritimes dans l’est méditerranéen - que militaires - les forces armées turques gagnant un pied en Méditerranée centrale - que politiques, Ankara emportant le soutien d’un gouvernement reconnu par la communauté internationale mais hostile aux rivaux de la Turquie, au premier rang desquels la France ou encore l’Egypte.
Les opérations militaires turques sont, de fait, particulièrement médiatisées, notamment en raison de son usage inédit et redoutable des drones : de la plaine d’Idlib aux montagnes du Kurdistan d’Irak, en passant par le littoral libyen ou encore le piémont du Haut-Karabagh, la Turquie semble omniprésente. De fait, elle ne l’est pas seulement militairement : comme le montre Alexis Troude, Ankara déploie également son influence par une politique résolue de soft-power, à l’endroit notamment de ses anciennes aires d’influence ottomanes que sont, par exemple, les Balkans. Outre de nombreux accords militaires, l’influence turque se double en effet de l’ouverture de nombreux centres culturels turcs et de l’intensification des visites officielles de hauts représentants de l’Etat.
L’expansion turque comporte par ailleurs, et sans surprise, un volet économique. Celui-ci est traité dans plusieurs articles, dont deux se démarquent par l’originalité du thème abordé. Aurélien Denizeau aborde en effet le sujet, très peu traité en raison de son opacité, de l’activisme turc au Yémen. Discret et confidentiel, l’investissement turc dans le pays est pourtant indubitable et s’inscrit dans la stratégie d’expansion d’Ankara. Cette dynamique se retrouve également dans la Corne de l’Afrique, à laquelle Ana Pouvreau consacre un article pour le moins exhaustif : angle mort récurrent des analyses géopolitiques relatives à la Turquie, les pays d’Afrique de l’Est représentent pourtant un champ d’intérêt tout particulier pour Ankara qui accroît son influence tant au Soudan qu’en Somalie, à Dijbouti, ou encore en Ethiopie par exemple.
Pour mener à bien sa « deuxième guerre d’indépendance », Ankara compte sur des outils de nombreux atouts, dont deux se démarquent dans le dossier spécial de la revue Conflits : les forces armées de la Turquie, sa diaspora, et le développement des attributs économiques d’une grande puissance.
L’armée turque s’est en effet distinguée dans de nombreux conflits ces dernières années par son usage intensif des drones, arme de haute volée technologique dont la maîtrise n’est pas encore courante à travers le monde, même parmi les grandes puissances militaires traditionnelles. L’armée turque est pourtant dotée aujourd’hui de plusieurs drones dont le plus connu, et le plus médiatisé, est le Bayraktar TB-2.
Les substantielles pertes humaines et matérielles que les drones de manufacture turque ont provoqué parmi les forces syriennes en février et mars 2020 à Idlib par exemple, ou encore l’écrasante victoire que l’armée azérie a infligé à l’Arménie grâce à son usage massif et maîtrisé de drones achetés à la Turquie, sont autant d’exemples du fer de lance militaire que les drones représentent désormais pour Ankara. Un article de Vincent Tourret leur est intégralement consacré.
Depuis maintenant plusieurs années, la présidence turque s’emploie à accorder une attention toute particulière à sa diaspora : ces communautés issues de Turquie et installées à l’étranger représentent, dans certains cas, des populations émigrées pour le moins notables. Ainsi en est-il de la diaspora turque en Allemagne, à laquelle Thierry Buron consacre un article : forte de trois millions de personnes et représentant la première minorité d’origine étrangère dans le pays, cette diaspora est un enjeu géopolitique majeur, tant pour les autorités allemandes que turques.
Cette diaspora est en effet parcourue des même dynamiques que celles traversant la société turque : les conflits religieux, politiques et ethniques turcs se retrouvent ainsi dans cette communauté turque d’Allemagne. Pour cette raison, les Turcs allemands font l’objet d’une forme d’instrumentalisation par le pouvoir turc qui sait en tirer parti lors des élections notamment.
Ambitionnant de devenir une puissance mondiale - l’échéance fixée à 2023 pour le centenaire de la création de la République turque approchant de plus en plus -, Ankara s’emploie à se doter des atouts d’une grande puissance : l’outil alimentaire, incontournable, fait ainsi l’objet d’un article de Pierre Raffard. Le docteur en géographie y détaille notamment les motivations de la Turquie à se doter d’une véritable puissance alimentaire, au premier rang desquelles celle de pouvoir mettre au service de ses visées géopolitiques leur puissance agricole.
L’article souligne pourtant les fragilités du modèle agricole turc qui, malgré un volontarisme indéniable, souffre encore de nombreux travers. Ankara parvient pourtant à en tirer parti en bien des occasions, amenant le chercheur à s’interroger sur le rôle de « Cheval de Troie » que l’aide alimentaire turque peut revêtir, comme lors de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020.
Ce trentième numéro de la revue Conflits, consacré au déploiement de la puissance turque, se distingue par l’originalité des sujets abordés et le collège de chercheurs ayant contribué à leur traitement. Si un thème aussi vaste que celui des ambitions stratégiques turques ne pourra jamais être traité en un seul numéro de magazine, celui-ci parvient pourtant à donner au lecteur des outils de compréhension pertinents et efficaces des dynamiques géopolitiques parcourant la Turquie, tant dans leur teneur que dans leur caractère éminemment protéiforme.
Asma Saïd
Asma Saïd est étudiante à l’université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne) où elle prépare le concours du Quai d’Orsay. A l’issue de son Master II en Droit et en Relations Internationales, elle a effectué des stages et des missions auprès d’instances onusiennes d’abord en Asie puis au Moyen-Orient, avant de travailler pour des instituts de recherche ou l’administration française au Moyen-Orient puis en France.
Animée d’un réel intérêt pour cette zone géographique où elle a vécu, travaillé et voyagé, elle a étudié plusieurs des conflits qui touchent cette région, avec entre autres un focus sur le conflit libyen, la situation en Egypte après la chute de Moubarak, le conflit dans le Sinaï où elle s’est rendue à de nombreuses reprises, et les relations de ce pays avec ses voisins ou avec la Russie.
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