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Pour la 5ème année consécutive, Sciences Po Grenoble organisait les 30 novembre et 1er décembre derniers les Journées Internationales, colloque réunissant des chercheurs et spécialistes du Moyen-Orient. Cette année, le thème discuté par les 14 intervenants était celui de la politique domestique et étrangère des monarchies du Golfe (1). Les présentations se sont concentrées sur trois types de contraintes pesant sur la péninsule Arabique : la pression saoudienne, la pression économique, énergétique et environnementale, et la pression internationale.
Liste des intervenants : Philippe Pétriat (Université Paris 1 Sorbonne), Fatiha Dazi-Héni (IRSEM), Emma Soubrier (Université d’Auvergne – IRSEM), Frank Tétard (Université de Paris VIII), Caroline Picquet (Université Paris Sorbonne), Jean-Marc Huissoud (Grenoble Ecole de Management), Laurence Louër (CERI – Sciences Po Paris), Matthieu Brun (Sciences Po Bordeaux), Tristan Hurel (Société française de l’énergie nucléaire), Mourad Chabbi (CERDAP 2 – IRSEM), Zakarya Taha (UGA), Jean-Paul Burdy (IEPG), Jean Marcou (IEPG – IFEA), Igor Delanoë (Observatoire franco-russe).
Depuis l’accession au trône du roi Salman en janvier 2015, l’Arabie saoudite semble revendiquer le leadership dans les affaires de la péninsule Arabique et mener une politique proactive dans la région. Selon Fatiha Dazi-Héni, cette rupture avec la « diplomatie prudente » du roi Abdallah s’explique pour partie par la révolution de Palais réalisée par Salman et son fils Mohammed. Nommé prince-héritier depuis juin 2017, Mohammed bin Salman (MBS) contrôle aujourd’hui la Défense, le conseil des Affaires économiques et du Développement, ainsi que la compagnie nationale pétrolière Aramco – un pouvoir qui vaut à MBS le surnom de « Mister Everything ». En imposant sa propre descendance aux dépends de ses frères utérins et de l’ex-prince-hériter Muqrin bin Abdallah, le roi Salman bouleverse le système politique saoudien. En lieu et place de la monarchie dynastique mise en place en 1953 à la mort du fondateur ‘Abd al-Aziz bin Sa’ud (le roi Salman est le 7ème de ses fils à occuper le trône), caractérisée par la collégialité et l’horizontalité du processus de décision, Salman est en train d’instaurer une monarchie absolue verticale. Cet authentique changement de paradigme en direction d’une autocratie classique (le pouvoir d’un seul homme) semble annoncer la fin du troisième Etat saoudien et l’émergence d’un quatrième Etat.
Comme le rappelle Philippe Pétriat, l’Arabie saoudite a en effet connu deux expériences étatiques précédentes (1744-1818 et 1843-1865). Né d’une alliance entre le chef tribal Muhammad bin Sa’ud et le prédicateur Muhammad bin ‘Abd al-Wahhab, le premier Etat saoudien s’est construit par les armes au nom d’un retour à l’islam des origines. Cette consubstantialité de l’expansion territoriale guerrière à la naissance de l’Etat saoudien va ainsi de pair avec un discours de purification religieuse ; l’homogénéisation territoriale passe par l’homogénéisation religieuse. La razzia, pratique incompatible avec la sécurisation des routes commerciales, est ainsi interdite aux peuples nomades et tribus péninsulaires au nom de la religion. Entreprise militaire, la création de l’Arabie saoudite est donc également une entreprise religieuse. Aujourd’hui encore, le religieux – comme les échanges marchands d’ailleurs – relève(nt) du monopole de l’Etat.
MBS est-il aujourd’hui en train de remettre en cause ce pacte entre religieux et politique ? La décision en 2016 de retirer à la police religieuse le droit d’arrêter les contrevenants, de même que l’octroi du permis de conduire aux femmes et l’organisation de concerts de musique dans le royaume pour la première fois depuis des décennies, semble en effet marginaliser l’establishment religieux (2). Pour Fatiha Dazi-Héni, les ‘ulama wahhabites sont en réalité déjà en train d’accepter ces nouvelles réalités. Fonctionnarisé et au service du pouvoir politique, le clergé demeure un pouvoir fort en Arabie saoudite. S’il est vrai que « MBS ‘sécularise’ la société en contenant le rôle des religieux, la religion reste un pilier dans la construction d’un futur Etat », explique Fatiha Dazi-Héni.
L’opposition politique, en revanche, a bien été évincée par MBS. Les récentes purges dans le royaume à l’encontre de personnalités et opposants saoudiens (notamment le chef de la Garde Nationale Miteb bin Abdallah, libéré le 29/11) ont achevé de sécuriser le pouvoir personnel de MBS. En juin, c’était Mohammed bin Nayef (MBN), alors prince-héritier et chef historique de l’appareil coercitif saoudien (c’est notamment lui qui a supervisé la campagne contre AQPA entre 2003-2006), qui était écarté. Depuis lors, les services de sécurité et de renseignement ont été directement intégrés au Palais. Sans opposants et sans contre-pouvoirs, le champ semble libre pour que le jeune MBS (32 ans) succède à son père et gouverne unilatéralement le royaume pour la prochaine moitié de siècle.
Pour Fatiha Dazi-Héni, la contestation fondamentale ne viendra donc pas du leadership : « c’est autour de la restructuration de l’économie politique que le futur du royaume se joue ».
La consolidation du pouvoir de MBS passe en effet par un effort de libéralisation économique incarné notamment par le plan Vision 2030. Ce double processus de consolidation du pouvoir et de libéralisation économique, qualifié de « modernisation de l’autoritarisme » par Stéphane Lacroix (3), est très populaire auprès de la jeunesse. En Arabie saoudite, les 18-35 ans représentent en effet 2/3 de la population totale (45% de la population a moins de 25 ans en Arabie saoudite, 49% en Oman, 35% au Bahreïn, 35% aux EAU, 40% au Koweït, et 25% au Qatar). Avec les femmes, à qui vient d’être accordé le permis de conduire, les jeunes constituent le « socle de la popularité » de MBS aujourd’hui. Très touchée par le chômage, la jeunesse saoudienne nourrit des attentes élevées en matière de création d’emplois. Sur le moyen et long terme, la stabilité du royaume repose ainsi sur la capacité de MBS à satisfaire ces attentes en restructurant l’économie rentière saoudienne à bout de souffle.
Dans ce contexte de bouleversement interne du pouvoir et de l’économie politique saoudienne, comment interpréter la multiplication des crises dans la péninsule arabique, guerre du Yémen et blocus du Qatar en tête ?
Philippe Pétriat rappelle qu’historiquement, les graves crises de voisinage dans la péninsule sont intervenues à des moments où l’Etat saoudien était en danger ou traversait une crise interne. La situation actuelle n’échappe pas à cette règle, et la conjugaison actuelle d’une crise intérieure et d’une crise extérieure semble pour grande partie expliquer la politique interventionniste menée par MBS depuis 2015 (intervention au Yémen en mars 2015 et blocus du Qatar depuis le 5 juin 2017) – bien que le roi Abdallah s’écartait déjà quelque peu de la ligne prudente saoudienne au lendemain du retrait américain et des révolutions arabes. Les rivaux péninsulaires (Houthis yéménites et Qatar) sont ainsi accusés de faire le jeu de l’étranger à un moment où l’Etat saoudien fait face à un double défi intérieur (la transition politique) et extérieur (le retour de l’Iran sur la scène internationale).
La crise du Qatar, énième conflit de voisinage des pétromonarchies, met par ailleurs à l’épreuve la cohésion du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) dont sont membres l’Arabie saoudite, Oman, Koweït, Bahreïn, les Émirats Arabes Unis (EAU) et le Qatar.
Créé en 1981 en réaction à la double menace religieuse et matérielle représentée par la révolution iranienne (Khomeini affirme que la monarchie est contraire à l’islam) et la guerre Iran-Irak, le CCG souffre depuis les révolutions arabes d’une divergence de stratégies entre EAU et Arabie saoudite d’une part, et Qatar d’autre part. Si la période 2011-2014 a eu pour effet de ressouder le CCG, après mars 2014 (les Etats membres rappellent leur ambassadeur au Qatar) la divergence de vues est réapparue en se cristallisant autour de l’enjeu des Frères musulmans et de l’islam politique en général, que l’Arabie saoudite et les EAU abhorrent et que le Qatar soutient. Comme le rappelle Zakarya Taha, cette opposition sur la question de l’islamisme est particulièrement saillante en Syrie, où l’Arabie saoudite et le Qatar soutiennent des groupes rebelles différents et où le premier s’efforce de marginaliser le second au sein du comité de négociation pour la Syrie à Genève.
Aussi le CCG émerge-t-il comme la caisse de résonnance des rivalités géopolitiques de la péninsule alors qu’il aurait pu être l’entité médiatrice de la crise qatarie. Pour Emma Soubrier, la crise du Qatar apparait ainsi comme la consécration du modèle du petit Etat princier dans les monarchies du Golfe. La reconfiguration du pouvoir en Arabie saoudite va dans le sens du modèle centralisé et personnalisé du pouvoir qui prévaut aux EAU. MBS est-il en train d’importer le modèle politique des EAU fondé sur le despotisme éclairé de son prince Mohammed bin Zayed (MBZ) ? Le CCG est-il du même fait en train d’imploser sous le poids de la tentation unilatéraliste et autoritaire de ses Etats membres ?
Dans la crise du Qatar, qui est aussi celle du CCG, il est donc difficile d’identifier un médiateur viable. Oman, qui a historiquement favorisé une posture de non-alignement et de médiation dans la région, a-t-il les moyens de jouer le rôle de conciliateur au sein du CCG ? Pour Frank Tétard, Oman est un intermédiaire efficace entre les Etats-Unis et l’Iran. Dans le CCG, en revanche, bien qu’Oman « soit capable de dire non » (en 2014 et en 2017 le pays a refusé de retirer son ambassadeur du Qatar malgré la demande de l’Arabie saoudite), c’est le Koweït qui occupe aujourd’hui le rôle de médiateur. Sur le plan régional, par ailleurs, il n’est pas sûr qu’Oman ait les moyens – ni même l’intention – d’une diplomatie de médiation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, conflit structurant dans la crise du Qatar (le premier accusant le second de laxisme à l’égard de l’Iran). Le sultan omanais est en effet très malade et n’a pas de descendance. A cela s’ajoute la fin inéluctable des hydrocarbures, prévue pour 2030.
La situation énergétique d’Oman n’est pas un cas isolé dans la péninsule Arabique. Les pétromonarchies voisines souffrent également d’un amenuisement des ressources et surtout d’un cours bas du baril de pétrole. Le plan Vision 2030 de MBS s’ancre ainsi dans une réelle volonté de restructurer l’économie, trop dépendante du pétrole et insuffisamment diversifiée. En Arabie saoudite, en effet, le secteur pétrolier représente 40 % du PIB voire 54 % si l’on inclut les services publics (financés par la rente pétrolière). Les revenus du royaume proviennent quant à eux de l’exportation du pétrole à hauteur de 90%. Pour Caroline Picquet, les pétromonarchies sont conscientes que leur modèle économique arrive en bout de course. En témoigne notamment la création de fonds souverains (le plus ancien a été créé par le Koweït en 1953), tels que celui d’Abu Dhabi (2ème à l’échelle mondiale après celui de la Norvège) qui assure depuis 1976 le financement de la diversification économique. Ces fonds constituent une plateforme d’investissements dans le domaine de la culture, des médias, de l’économie de la connaissance, et du transport – c’est par exemple Qatar Airways, ou le port du Djebel ‘Ali de Dubaï (10ème port du monde et 1er port artificiel de la région).
Jean-Marc Huissoud résume les deux défis principaux de l’ère post-pétrolière – ou du moins la fin du « tout-pétrole » – qui s’annonce : augmenter et sécuriser l’assiette des revenus de l’Etat et fournir des emplois aux nationaux.
Concernant le premier défi, Tristan Hurel prévoit un relatif phénomène de substitution des hydrocarbures par le nucléaire du fait de l’amenuisement des énergies fossiles et de l’accroissement de la demande (on prévoit un pic de consommation de 120GW en 2032). Aujourd’hui, le mix électrique est basé sur les hydrocarbures à hauteur de 99-100 % pour l’Arabie saoudite et les EAU, et la seule Arabie saoudite consomme en période d’été 700 000 barils de pétrole par jour (notamment pour la production d’électricité destinée à alimenter les climatisations). Dans ce contexte, en plus de véhiculer une image de puissance technologique, le nucléaire apparait comme un secteur énergétique de substitution. En 2009, les EAU ont ainsi commandé 4 réacteurs coréens (APR-1400) qui seront mis en service entre 2018 et 2021 et fourniront 25% de l’électricité du pays. En Arabie saoudite, la King Abdullah City for Atomic and Renewable Energy (KACARE) fondée en 2010 a été dotée d’un budget de 1,4 milliards de dollars dont 75 % sont destinés au développement du nucléaire. Le royaume, qui a fixé l’objectif d’une capacité productive nucléaire de 17,6GW d’ici 2040, a signé en 2016 un contrat avec la Chine pour construire un réacteur et prévoit de lancer un appel d’offre pour deux réacteurs supplémentaires d’ici début 2019.
A propos du second défi, à savoir la création d’emplois pour les nationaux, Jean-Marc Huissoud et Laurence Louër sont moins optimistes. Dans des pays où l’âge médian se situe entre 25,6 et 33,2 ans et où les moins de 25 ans sont les plus touchés par le chômage (28,50% en Arabie saoudite), la croissance démographique impose une profonde réforme de l’économie et du marché du travail. « L’hypertrophie » de la population non-nationale dans la population active (le Qatar et les EAU par exemple comptent chacun 11,6 % de nationaux sur leur sol) ainsi que la segmentation des travailleurs entre secteur public (nationaux) et secteur privé (étrangers) apparaissent dans ce sens comme les deux principales tares des marchés du travail des pays du Golfe.
Historiquement, explique Laurence Louër, l’emploi public a été garanti pour les nationaux diplômés de sexe masculin. Attaché à des protections sociales (retraite, allocations familiales, etc), l’emploi public est une composante du pacte social et la capacité de l’Etat à le préserver constitue une source majeure de légitimité. Or, ce pacte social est aujourd’hui en crise du fait du chômage endémique (12% en Arabie saoudite, 14% aux EAU, 15-20% pour Oman – seuls le Koweït et le Qatar semblent épargnés). Du fait de la saturation de l’emploi public et de l’incapacité de l’Etat à absorber les nouveaux diplômés dans le secteur public, la segmentation de l’emploi entre nationaux (public) et expatriés (privé), qui constituait jusqu’ici une protection contre le chômage, est devenue une cause du chômage. Cette segmentation a en effet longtemps été un mécanisme de « dé-marchandisation de l’emploi national », c’est-à-dire un mécanisme destiné à protéger les nationaux dans un secteur public non-soumis à la compétition marchande. Dans le secteur privé, à l’inverse, la surreprésentation des expatriés allait de pair avec un droit des travailleurs minimaliste. Aujourd’hui, ce modèle de régulation du marché du travail est obsolète : les entreprises privées ne veulent pas recruter de nationaux, qui sont pas ou peu formés, peu volontaires et demandent un haut niveau de salaire, et leur préfèrent une main d’œuvre étrangère plus qualifiée et moins chère. Pour Laurence Louër, la nationalisation du secteur privé constitue ainsi un enjeu central des économies du Golfe. La question reste de savoir comment mener cette nationalisation : faut-il l’imposer (quotas, amendes, etc) ou l’inciter (lever des restrictions sur le secteur privé, améliorer la qualité de la main d’œuvre nationale / éducation, assurances chômage, etc) ? A ce jour, le discours officiel va dans le sens d’une promotion de l’entreprenariat et d’une incitation à intégrer le secteur privé. Cela sera-t-il suffisant ? Rien n’est moins sûr. Au Bahreïn et en Oman, l’Etat semble avoir trouvé un partenaire efficace pour conduire la nationalisation de l’économie – à laquelle le secteur privé est très réticent pour les raisons évoquées ci-dessus – parmi les syndicats, à même de renégocier les conditions de travail et les formations des travailleurs nationaux.
Mathieu Brun rappelle également l’importance des enjeux agroalimentaires en péninsule Arabique. L’agriculture dans la région, déjà fortement contrainte par l’aridité (84 m3 d’eau par habitant par an en Arabie saoudite, 7 pour le Koweït, 36 au Qatar, 125 au Yémen, 323 en Oman, alors que le seuil de pauvreté hydrique est à 1000) et la faible disponibilité de terres arables (1,5 % de la superficie du territoire saoudien, 0,1% pour Oman, 0,6% pour les EAU, 2,3% pour le Yémen), va être confrontée à une augmentation démographique de 60 % d’ici 2050. Dès lors, comment assurer l’approvisionnement des pays péninsulaires en produits agroalimentaires alors même qu’ils sont déjà dépendants des marchés internationaux (à hauteur de 80 % pour les membres du CCG et 75 % pour le Yémen) et que les recettes du royaume diminuent (sans compter l’effet de la volatilité des prix des matières premières sur les finances publiques) ? Face à ce défi, les monarchies du Golfe semblent organiser la « projection à l’étranger de la sécurité des approvisionnements » via l’achat de terres arables (land grabbing) notamment par l’intermédiaire des fonds souverains et de consortiums semi-privés. Dans le cas saoudien, la stratégie adoptée consiste à poursuivre la production agricole nationale tout en investissant à l’étranger afin de contrôler l’ensemble de la chaine agroalimentaire et non plus simplement la production de matières premières. La révolution de palais qui a amené MBS au pouvoir conduira-t-elle également à un changement de modèle agricole ?
Après avoir parlé de la politique interne des monarchies du Golfe et des défis économiques, énergétiques et alimentaires auxquels elles font face, les intervenants se sont focalisés sur le rôle des puissances étrangères dans la région.
Mourad Chabbi, d’abord, dresse l’historique des relations des pays occidentaux dans le Golfe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1968, Harold Wilson décidait le retrait de la quasi-totalité des forces britanniques installées à l’est de Suez. Il faudra attendre 2014 pour que la Grande-Bretagne rétablisse une réelle présence dans le Golfe, notamment en installant une base militaire permanente à Bahreïn (accord du 5 décembre 2014) et en signant le 29 août 2017 un accord avec Oman dans le but d’utiliser la base de Doqum. Les Etats-Unis, quant à eux, établissent une présence permanente dans le Golfe dès 1951 à partir du point d’appui du Bahreïn. En 1977, la doctrine Carter Rapid Deployment Joint Task Force prévoit le déploiement de 5 000 soldats américains dans la région en cas de besoin urgent. En 1981, Ronald Reagan obtient d’Israël que les Etats-Unis puissent vendre pour 200 milliards de dollars d’armes au Golfe à la condition sine qua non que ces armes soient technologiquement inférieures à celles vendues à Israël par les Américains. En 1991, dans le contexte de la guerre du Golfe, les Etats-Unis stationnent des troupes au Koweït et en Arabie saoudite. En 2002, l’US Central Command est déplacé de l’Arabie saoudite vers le Qatar, qui accueillait déjà depuis 1996 la base aérienne Al-Udeid (120 avions), et cumule à l’époque la force considérable de 500 avions. En ce qui concerne la France, celle-ci dispose notamment depuis 2008 d’une base interarmées (IMFEAU) aux EAU forte de 400-500 hommes.
Trois autres acteurs ont un rôle important dans la région : l’Iran, la Turquie et la Russie. L’Iran, accusé par l’Arabie saoudite et les Etats-Unis de conduire une politique expansionniste et hégémoniste au Moyen-Orient, semble de fait avoir construit avec succès un axe Téhéran-Baghdad-Damas-Beyrouth (Hezbollah), explique Jean-Paul Burdy. Selon le chercheur, il existe d’ailleurs un « hégémonisme discursif » des Iraniens, qui revendiquent leur ‘victoire’ dans les dossiers irakiens, syriens et yéménites. Face à une Arabie saoudite qui « confessionnalise » les conflits politiques et sociaux, l’Iran mène une « realpolitk des opportunités » que son rival saoudien contribue largement à faire émerger en « chiitisant » les Houthis yéménites (alors que le zaïdisme est très éloigné du chiisme duodécimain iranien) et les manifestants bahreïnis de la place de la Perle (qui en 2011 ont cherché à déconfessionnaliser les manifestations au profit de revendications de démocratisation). En créant un appel d’air pour un soutien de l’Iran, la ‘menace iranienne’ brandie par l’Arabie saoudite depuis 2003 procède ainsi largement d’une prophétie auto-réalisatrice. Dans la crise du Qatar, le pays bénéficie du soutien de l’Iran, qui lui a ouvert son espace maritime et aérien. Cela ne signifie toutefois pas nécessairement que le Qatar soit pro-iranien, comme l’accusent l’Arabie saoudite et les EAU. Quant à la Turquie, qui soutient également le Qatar, la crise qatarie a confirmé ses difficultés à établir des relations avec le monde arabe.
Selon Jean Marcou, Erdogan a non seulement échoué à se poser comme médiateur dans la crise, mais il n’est également pas parvenu à un rapprochement concluant avec l’Arabie saoudite en dépit d’un soutien à l’intervention saoudienne au Yémen (Erdogan avait également proclamé un jour de deuil national à la mort du roi Abdallah en janvier 2015). Dans un contexte de dégradation des relations avec les pays occidentaux, alliés historiques de la Turquie, Erdogan semble avoir échoué à mettre en place une politique régionale, résume Jean Marcou.
La Russie, enfin, se retrouve dans une situation paradoxale d’intensification de ses relations avec le Golfe et d’opposition diamétrale sur le dossier syrien. Vu du Golfe, explique Igor Delanoë, la Russie fait en effet moins partie du problème que de la solution en Syrie. Historiquement, pourtant, le Golfe s’était rallié au bloc occidental contre l’URSS, dont la menace expansionniste avait conduit les pétromonarchies à ratifier le pacte de Bagdad (1955) et à soutenir les rebelles afghans lors de l’invasion de 1979. Aujourd’hui, le Golfe est périphérique pour les intérêts russes, qui restent concentrés dans l’espace post-soviétique. Pour Igor Delanoë, le Moyen-Orient ne figure ainsi qu’en quatrième position des régions importantes pour la Russie, après l’ancien empire soviétique, l’Occident et l’Arctique. Sous-ensemble du Moyen-Orient, le Golfe ne représente d’ailleurs que 6 % des échanges de la Russie avec le Moyen-Orient entre 2008 et 2016. Du point de vue de Moscou, l’intérêt renouvelé pour la région du Golfe répond cependant à un quintuple objectif : redevenir une puissance internationale (« conjurer le souvenir d’une puissance déchue »), briser l’isolement dans lequel les Occidentaux ont essayé de la contenir après la crise ukrainienne, attirer des capitaux du Golfe, et établir des liens sur la question énergétique ainsi que sur celle de l’islam radical (la Russie compte 20 millions de ressortissants musulmans et 3 500 Russes ont rejoint le jihad).
Notes :
(1) Retrouvez le programme complet des Journées Internationales 2017 sur le site de Sciences Po Grenoble : http://www.sciencespo-grenoble.fr/wp-content/uploads/2017/11/programme_Journ%C3%A9es-internationales-30-11-et-1-12-2017_OK.pdf
(2) Sarah Diffalah, « L’establishment religieux en Arabie saoudite est en train de s’effondrer » entretien avec Fatiha Dazi-Héni, 29/10/2017/ L’OBS, en ligne : https://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20171025.OBS6505/l-establishment-religieux-en-arabie-saoudite-est-en-train-de-s-effondrer.html
(3) Stéphane Lacroix, « En Arabie saoudite, modernisation de l’autoritarisme », 25/09/2017, Orient XXI, en ligne : http://orientxxi.info/magazine/en-arabie-saoudite-modernisation-de-l-autoritarisme,2014
Jeudi 30 novembre a également été enregistré dans l’amphithéâtre de Sciences Po Grenoble l’émission de radio RFI « Géopolitique-Le Débat » de Marie-France Chatin : « péninsule Arabique : entre querelles intestines et pressions internationales » avec Mourad Chabi, Fatiha Dazi-Héni, Laurence Louër et les étudiants du master Moyen-Orient. Retrouvez l’émission ici : http://www.rfi.fr/emission/20171203-peninsule-arabique-arabie-saoudite-iran-querelles-intestines-pressions?ref=li
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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