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Au-delà de la présentation académique d’une sélection d’œuvres du département du Louvre, le colloque « Arts de l’Islam, regards sur les collections du Louvre », grâce à la réunion des plus grands spécialistes, a apporté un éclairage historique d’une grande richesse sur la diversité des arts développés au sein du monde islamique à travers les siècles.
La profondeur historique de chaque objet ouvre sur les productions spécifiques développées à l’époque de sa création, leur développement, les techniques et les innovations qui l’accompagnent. Ce prolongement narratif qui naît de l’œuvre ne peut occulter la part de mystère qui nimbe maintes pièces du département, et qui ne fait que renforcer l’intérêt des collections. Dans un parcours menant de la Syrie du VIIe siècle à l’Inde Moghole du XVIIe siècle, c’est une grande fresque d’histoire de l’art qui se déploie au fil des interventions de Robert Hillenbrand, spécialiste de l’Iran et de la Syrie Islamique, Jochen Sokoly, docteur en histoire de l’art à l’université d’Oxford, Avinoam Shalem, spécialiste de l’esthétique médiévale en Méditerranée, Sheila Blair, spécialiste de l’art mongole et des usages de l’écrit, Annie Christine Daskalis Mathews, diplômée du Metropolitan Museum de New York, Adel Adamova, du département oriental du musée de l’Ermitage, et Amina Taha-Hussein Okada, conservatrice en chef au musée Guimet.
À l’ouverture du colloque, Robert Hillenbrand, en narrant les premiers pas de l’art islamique, a dressé une toile de fond pour les interventions suivantes. Cette première présentation fait débuter la chronologie au VIIe siècle dans la Grande Syrie, qui recouvre à cette époque la Syrie, la Palestine, Israël, le Liban et la Jordanie d’aujourd’hui. Les Umayyades (661-750), première dynastie islamique, dominent le plus grand empire connu à ce jour, et ordonnent la construction d’édifices religieux, villas, relais de chasse et palais du désert. Hillenbrand s’est attaché à montrer comment, dans cette zone géographique idéalement située entre l’Orient et l’Occident, l’architecture des Umayyades a repris les conventions formelles de l’art classique et byzantin pour en détourner les codes et les usages. C’est à travers trois types de relations que l’art des Umayyades entre en contact avec l’art occidental : l’imitation, l’adaptation et la transformation.
Le dôme du Rocher, érigé à Jérusalem en 691, est la « copie libre » du Saint Sépulcre, l’édifice le plus important de la Chrétienté, dont il diffère par sa forme octogonale et non rotonde, et par son emplacement hors du tissus dense de la ville sainte.
Outre l’imitation, on peut lire un désir d’adaptation, dans l’architecture du château de la réserve de chasse à proximité de Damas, qui se distingue de l’austérité rigoureusement militaire des forts romains par un agrément luxueux : ajout d’un étage, décorations de part et d’autres du portail, fresque qui se déploie au pied de l’escalier intérieur.
L’expression d’une pensée libre se traduit par la transformation fantaisiste, dans une reprise du dessin des mosaïques antiques ou byzantines dont le centre, habituellement occupé par la représentation du divin, laisse place à un vide dans les monuments umayyades.
Ainsi, le vocabulaire architectural et décoratif méditerranéen est réinterprété de manière joueuse par les Umayyades, dans un art éclectique, dès lors qu’il réunit le savoir d’artisans venus de tous les coins de l’empire, mais aussi expérimental, dans un jeu d’agrandissement, de déplacement ou de juxtaposition des motifs. C’est enfin un art de propagande, sur lequel règne en maître le regard du calife. Cet art est le ferment de l’art islamique, qui prit son essor au VIIIe siècle.
Au cours de son intervention, Jochen Sokoly a procédé au déchiffrement et à la contextualisation du suaire de Saint-Josse, prestigieux textile iranien daté d’avant 968. Provenant de la première époque islamique, le suaire est la pièce médiévale la plus importante qui ait survécu jusqu’à aujourd’hui, et présente « toutes les qualités de la fable et de l’œuvre d’art mystérieuse ».
En effet, le Suaire de Saint-Josse doit d’abord sa célébrité à l’illustre histoire de sa survivance. Lorsqu’en 1920, l’évêque d’Arras examine les reliques de Saint-Josse, conservées à l’abbaye de Saint-Josse-sur-mer (Pas-de-Calais), il trouve deux fragments de tissus qui enveloppent les restes du saint. L’archéologue et historien de l’art Camille Enlart alerte le ministère des Beaux Arts, et l’œuvre est transférée au Louvre en février 1922. Selon un document trouvé dans le cercueil, la soierie aurait été donnée à l’abbaye par Étienne de Blois, roi d’Angleterre, en 1134, dont la généalogie lie le destin de l’œuvre à celle des Croisades en Terre Sainte.
L’œuvre se présente en deux fragments, dont le plus grand comprend deux éléphants affrontés et tout autour une procession de chameaux, et le plus petit constitue la bordure du tissu. Le motif des éléphants de parade se retrouve sur toutes sortes d’œuvres byzantines ou sassanides : textiles, tapisseries, céramiques, manuscrits illustrés. L’origine du textile est donc floue, d’autant plus que l’inscription monumentale en écriture coufique qui l’orne, annonçant la bénédiction d’un haut personnage, est difficile à déchiffrer. Il serait attribué aux Samanides, en marge des Abbassides, et dont on connaît peu de choses.
La seule certitude concernant le Suaire est sa somptuosité : probablement tissée sur une toile de coton, la pièce est entièrement en soie, et conçue selon une trame excessivement compliquée dont l’exécution longue demandait un tel savoir-faire que le mystère le plus captivant reste celui de son auteur.
Avinoam Shalem a développé une analyse sur la question de la mobilité des œuvres d’art à l’époque médiévale et pré-moderne au Moyen-Orient, analysant un critère de portabilité qui, loin d’être absent au moment de leur conception, pouvait introduire de nouveaux éléments formels à l’objet, comme le montre l’histoire visuelle des anses.
Les pèlerins rapportaient de Jérusalem des ampoules recueillant l’huile bénite du Saint-Sépulcre. Miniaturisées, de forme aplatie, conçues en argent ou en feuilles d’étain pour plus de légèreté, elles disposaient de petites anses qui permettaient de les accrocher au cou par un cordon. Les anses sont aussi développées sur des pièces de luxe, qui, objets de désir, de curiosité ou de jalousie, connaissent un destin tourmenté. Ainsi, l’aiguière du trésor de Saint-Denis, conservée au Louvre, appartenait au trésor des Fatimides et fut vendue à perte pour subvenir aux besoins du calife, dans les années 1060. Elle voyagea jusqu’à Tripoli, puis fut transportée jusqu’en Italie pour être donnée par le comte de Sicile à Thibault de Blois. Les aiguières fatimides révèlent comment l’anse peut dépasser sa fonction pratique pour devenir un élément esthétique à part entière, support d’une ornementation spécifique ou intégrée au décor de l’objet. L’aiguière du trésor de Saint-Denis, sculptée dans un seul bloc, présente une anse richement ornementée, détachée par un espace, et disposant d’un point de repos pour le pouce. Passerelle entre l’homme et l’objet, l’anse est un signe esthétique unique de l’objet portable.
L’exposé d’Abdullah Ghouchani a retracé la découverte de l’origine d’un vantail sculpté qui rappelle le rôle important des portes de bois des monuments religieux à l’époque islamique, garants de protection mais aussi porteurs d’une valeur ornementale. Sculptés de motifs végétaux, géométriques, et d’inscriptions calligraphiées de versets du Coran ou de citations célèbres, ces œuvres pouvaient aussi porter la signature du charpentier et leur date de fabrication. Ainsi, le vantail conservé au Louvre, décoré de motifs de fleurs, de feuilles, et de deux étoiles à cinq branches portant les noms de Muhammad et d’Ali, est daté du Ramadan 524 de l’Hégire (août 1130). L’inscription de style coufique passe pourtant sous silence son lieu de fabrication, mais les recherches effectuées par Abdullah Ghouchani lui ont permis de relier la prière inscrite sur le vantail au mausolée d’Ibrahim, à Kufa, en Irak. Cette découverte permet de dater ce mausolée, connu sous le nom d’al-Sahle, mais aussi de retrouver des pièces de l’édifice qui ont été éparpillées dans divers musées à travers le monde.
Sheila Blair a brillamment présenté l’art de la céramique, dont les pièces peintes sur glaçures furent parmi les plus chères produites en terres d’Islam, en particulier l’ensemble somptueux de décors lustrés réalisés au XIVe siècle pour le sanctuaire du cheik sûfi ‘Abd al-Samad, à Natanz, au cœur de l’Iran. L’exposé s’articule autour de trois questions : celle de leur fabrication, de leurs usages, et enfin de leur trajectoire depuis leurs sites originels jusqu’aux collections du Louvre et des plus grands musées du monde.
Ces céramiques siliceuses, à décor en relief, avec une finition lustrées, ne peuvent provenir que d’un seul centre de production : Kashan, où un petit groupe de familles détient le monopole de cette technique coûteuse. La céramique siliceuse vient de l’ouest, mais fut adaptée en Iran, où les potiers développèrent la peinture sur glaçure, savoir-faire révolutionnaire qui donne les pièces émaillées. Les carreaux de Natanz ont été moulés, puis travaillés finement pour ajouter les inscriptions.
Les sites les plus prestigieux furent ornés de ces carreaux. Décorés de scènes de bataille, ils étaient destinés aux palais. Portant des versets coraniques, de motifs géométriques ou floraux, ils paraient les mosquées, comme celle d’al-Kuhrud, dont le mur de la qibla était recouvert d’étoiles lustrées et d’hexagones monochromes bleus. Des sanctuaires soufis reçurent aussi cette décoration, comme le montre la frise murale datée de 1307-1310 qui pare le tombeau d’Abd al-Samad à Natanz.
Cet ensemble demeura dans le sanctuaire jusqu’au XVIe siècle au moins. À partir du XVIIIe siècle, des voyageurs européens de passage en Iran admirèrent les carreaux, comme le montre un dessin de Prisse d’Avenne, la plus ancienne source. Julien de Rochechouart, dans son « Voyage en Perse », considère leur inscription en bleu colbalt comme la plus belle chose au monde. En 1876, après la mission napoléonienne, Jean-Baptiste Nicolas vend à Londres une partie des carreaux, qui enrichissent ensuite les collections du Louvre. À sa suite, le photographe Jules Richard vend pas moins de 2000 carreaux au Victoria and Albert Museum. Il expose à l’exposition universelle de 1889 le reste de la collection, qui est ensuite achetée par le British Museum.
Anne-Christine Daskalis Mathews a fait le récit d’une passion française pour l’art mamlouk, dont le porche du Qasr Rumi, récemment montré au Louvre, est un emblème.
D’aspect monumental, le répertoire mamlouk restreint se rencontre dans toute sorte de mobiliers et d’éléments architecturaux aisément reconnaissables : blasons, titres des sultans et émirs, inscriptions en calligraphie thuluth, compositions rayonnantes, polygones, effets de géométrie, entrelacs. Les monuments de l’art mamlouk tombent en ruine et sont oubliés en raison des travaux d’urbanisme menés par le khédive Ismail au Caire en 1867, sur le modèle du Paris d’Haussmann. Cette entreprise laisse la voie libre pour les amateurs français, tels Ambroise Baudry, Jules Bourgoin, Alphonse Delort de Gléon, ou Gaston de Saint Maurice, qui achètent, prennent, reproduisent des ensembles architecturaux entiers, tout en collectionnant le mobilier, les boiseries, la vaisselle et les décors d’époque. Selon le propre aveu de Bourgoin concernant les maisons anciennes de Damas et du Caire : « Comme il m’a été impossible de les acheter, je les ai toutes calquées. » D’autres admirateurs plus fortunés ornent leurs hôtels particuliers pièces architecturales et décoratives mamloukes : tel est le cas exemplaire de l’hôtel de Saint Maurice, dont l’ensemble décoratif éclectique utilise le vrai à coté du faux, altère les principes de décor, et pratique le pastiche.
En exposant le porche mamlouk, le Louvre renoue avec le temps des collectionneurs passionnés. Avec ses claveaux chantournés ornés d’entrelacs, sa riche bichromie, le porche est un décor d’exception dessiné douze fois par Jules Bourgoin entre 1880 et 1884, et donné par Gaston de Saint Maurice au musée des Arts Décoratifs. Endormi dans des caisses pendant un siècle, il se montre aujourd’hui au grand jour dans le nouveau département du Louvre.
Avec son exposé sur la collection de peintures et de dessin persans du Châh Abbâs Ier (1587-1629), Adel Adamova a introduit le champ important des arts du livre dans la culture islamique.
Le célèbre roi réformateur, vainqueur des Ottomans et des Ouzbeks, établit sa capitale à Ispahan en 1598. Dès son arrivée au pouvoir, à l’âge de 16 ans, il reconstruit l’atelier du manuscrit que son père avait négligé, réunit des artistes, développe des relations avec des peintres et des calligraphes. Les œuvres créées sous son patronage direct, au cœur de la créativité persane, sont intégrées dans des « muraqqa », éminents albums aux règles d’agencement strictes. Le sceau du Châh, apposé sur les peintures les plus remarquables de cette époque, est à la fois la marque de son mécénat puissant et l’empreinte de son admiration. Il permet d’identifier et de regrouper des œuvres d’exception appartenant au même album, comme des portraits de derviches idéalement beaux, le portrait d’un ambassadeur russe, celui d’un couple d’amants aux corps gracieux et fins.
On peut y associer le « portrait du Châh Abbâs Ier et son page », daté de 1627 et conservé au Louvre. Cette peinture alliant gouache et or est l’œuvre de Muhammad Qâsim, un des artistes reconnu de l’école d’Ispahan. Le Châh, reconnaissable à sa coiffe, se fait offrir une coupe de vin par un jeune échanson pour lequel il semble porter une inclination. Cette scène intime est en contradiction avec les autres portraits du souverain, souvent représenté à la chasse, mais elle s’apparente à une scène mystique récurrente dans l’art safavide, et mise en lumière par le poème qui accompagne la peinture : « Puisse la vie te procurer ce que tu peux désirer de trois lèvres, la lèvre de ton amant, la lèvre du ruisseau et la lèvre de la coupe. » Sous l’influence du soufisme, le Châh semble donc demander l’ivresse mystique, l’amour terrestre symbolisant l’amour de Dieu. Cette œuvre d’exception, réalisée deux ans avant la mort du monarque, pourrait figurer dans une « muraqqa » rassemblant les meilleurs travaux pour le Châh.
La dernière présentation, menée par Amina Taha-Hussein Okada, conduit dans l’Inde Moghole du XVIIe siècle, extrémité chronologique et géographique du colloque.
Dans la peinture moghole du XVIe au XVIIIe siècle, la « visite du prince à l’ascète » devient une scène de genre présentant des traits récurrents : la présence d’animaux attirés par la bonté du saint homme, un paysage d’arrière-plan conventionnel, évoquant le Kashmir. Ce motif traditionnel est souvent idéalisé, imprégné de connotations symboliques et littéraires, dans une allégorie de la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel.
C’est pourquoi la « Visite de Jahângîr à l’ascète Jadrûp » se distingue par son contenu historique. Cette composition magistrale, toute en hauteur, présente au premier plan une foule accompagnant l’empereur à sa visite, dont les personnages aux traits identifiables témoignent de l’art du portrait moghol. Séparée par un espace, la partie supérieure montre l’empereur, richement vêtu, et le sage, presque nu et offrant les marques d’une conversation vive. Cette page illustre les mémoires de Jahângîr, et représente l’une des trois visites que l’empereur rendit à l’ascète, en 1616, 1617 et 1619. Le sage Jadrûp était célèbre pour sa parfaite maîtrise du vedânta, l’un des six grands systèmes de l’hindouisme orthodoxe, et aurait profondément influencé l’hindouisme empli des préjugés de l’empereur Jahângîr, qui lui vouait une admiration profonde, comme il l’écrit dans ses mémoires : « En vérité, son existence m’est d’un prix immense. »
À lire :
– Sheila Blair, Islamic inscriptions, New York University Press, 1998.
– Sheila Blair, Jonathan Bloom, Richard Ettinghausen, The art and architecture of Islam 1250-1800, Yale university press, 1994.
– Robert Hillenbrand, Islamic architecture : form, function, and meaning, Edinburgh university press.
Juliette Bouveresse
Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.
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