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Le triomphalisme du régime de Recep Tayyip Erdogan, qui prévaut depuis le coup d’État manqué du 14 juillet 2016, s’accorde aux contradictions de la société contemporaine turque. Le président turc, qui veut faire apparaître la Turquie comme une puissance de référence dans la région, suit une politique étrangère « de moins en moins lisible » comme l’introduisent Guillaume Fourmont et Jean Marcou dans l’éditorial de la revue. Dans un dossier riche d’une dizaine d’articles, ce numéro analyse la dérive autoritaire du régime turc.
Une première carte, présentée par Guillaume Fourmont, rédacteur en chef du magazine, expose la complexité de la situation politique dans laquelle se trouve la Turquie contemporaine, trait d’union entre l’Europe et un Orient déchiré par de sanglantes guerres civiles, dans lesquelles la Turquie n’est pas elle-même innocente. Confronté à de nouveaux défis (économiques, politiques, sociétaux, diplomatiques (p.17)), le peuple turc a fait le choix, en votant « oui » à 51,4% au référendum pour l’établissement d’un système présidentialiste renforçant les pouvoirs du chef de l’État, d’un régime autoritaire fort. Jean Marcou, directeur des relations internationales de Sciences Po Grenoble, dans un article sur « Les multiples visages de l’AKP », montre comment, dans une volonté de démanteler l’État kémaliste, l’AKP a su renouer avec son identité musulmane (p. 19). Au pouvoir, le parti s’est par ailleurs peu à peu transformé, comme en témoignent les réformes institutionnelles, l’abandon du processus de paix avec les Kurdes, la dégradation des liens avec les alliés occidentaux d’Ankara ou la dégradation de la liberté d’expression (p. 20). Tancrède Josseran, attaché de recherche à l’Institut de stratégie comparée, revient par la suite sur l’importance pour Recep Tayyip Erdogan de l’appui des confréries, ordres mystiques qui « quadrillent la scène politique turque » (p. 24), expliquant par-là comment l’ordre güleniste, qui fut longtemps un atout, se révéla au fur et à mesure un adversaire encombrant. Le coup d’État de juillet 2016 a permis à Recep Tayyip Erdogan de purger les institutions et les organes de pouvoirs de partisans güleniste et de favoriser une mise en concurrence d’autres confréries, lui permettant de garder la main sur les affaires du pays (p. 29).
Dans un entretien mené par Jean Marcou et Guillaume Fourmont, le sociologue turc Ferhat Kentel revient sur l’effacement, dans une région dominée par l’islam sunnite d’Arabie saoudite, de la laïcité au profit d’une sécularisation de la société turque, les jeunes islamistes « révolutionnaires » des années 1980 étant devenus les hommes d’affaire d’aujourd’hui (p. 35). L’historien Fabrice Monnier revient sur l’héritage de Musafa Kemal, dit « Atatürk », dans une société conduite par un régime qui fait tout pour le faire oublier. Sa conclusion est éclairante : « des six flèches tirées par Atatürk, les deux mois bien affutées, l’étatisme et le progressisme, ont manqué la cible, deux un peu mieux aiguisées, le populisme et le laïcisme, l’ont atteinte sans en toucher le cœur, et enfin deux ont fait mouche et son solidement plantées : le républicanisme et le nationalisme » (p. 41). C’est avec ces flèches, qu’il ne peut plus arracher, que doit composer aujourd’hui l’AKP islamiste.
Dans l’article suivant, intitulé « Asile, immigration, naturalisation : entre préférence ethnique et politique discrétionnaire », Sandrine Bertaux, maîtresse de conférence à l’université du Bosphore (Istanbul), analyse les ambiguïtés du système d’asile turc, hérité de la fin de l’Empire ottoman. La question a été rendue plus complexe avec l’afflux de réfugiés venus d’Irak, de Syrie et d’Afghanistan ces dernières années, mais Sandrine Bertaux insiste sur le fait que « la Turquie ne fut pas une terre d’asile », puisqu’« elle n’a jamais accepté que les réfugiés sous protection internationale puissent rester sur son territoire » (p. 44) ; la plupart des migrants y sont sans statut légal (p. 47). Au sujet de la question kurde, Nicolas Ressler-Fessy, doctorant à l’Institut français de géopolitique, analyse la stratégie de l’AKP dans le sud-est de la Turquie, fortement peuplée par les Kurdes, consistant à reprendre en main la région en passant par la relance économique, sur l’idée que le terrorisme kurde est lié au fort taux de chômage des jeunes et la misère de ces régions (p. 49). Toutefois, l’engagement des Kurdes en Syrie et la rupture du cessez-le-feu accepté par le PKK en 2013 mirent fin au rapprochement qui commençait à s’établir entre des hommes d’affaire turcs et le mouvement kurde (p. 53), les conflits d’intérêts s’en trouvant ravivés.
Le géographe Stéphane de Tapia présente ensuite les « Mégaprojets » de Recep Tayyip Erdogan en matière d’aménagement du territoire et de relance de l’économie, le BTP étant un pilier important de la croissance économique turque (p. 55). Les infrastructures démesurées construites à une vitesse elle aussi impressionnante, résultat d’« une spéculation excessive (…), une privatisation sans frein, des niveaux de corruption, népotisme, clientélisme jamais atteints jusqu’ici » (p. 59) apparaissent toutefois dans l’opinion publique « comme preuve de la nouvelle puissance turque » (ibid.). Gilles Texier, diplômé du master Sécurité internationale et défense de l’université Jean-Moulin-Lyon III, s’intéresse pour sa part à « La nouvelle émergence militaire turque : évolution et refonte des paradigmes », analysant particulièrement le traumatisme de la chute de l’Empire ottoman comme attente fondamentale d’une armée turque autonome. Obligée par les pressions de l’URSS sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles à intégrer l’OTAN en 1952, il se trouve que « depuis 2009, la Turquie cherche à se doter d’un système de défense antiaérienne autonome et national, non intégré dans les structures de l’OTAN » (p. 61), se tournant davantage vers la Chine ou la Russie pour la livraison de ses armes. Ceci a pour objectif de replacer la Turquie comme grande puissance ; la question de son poids politique et stratégique dans la région est d’ailleurs posée par Jean-Baptiste Le Moulec, docteur en sciences politiques, qui travaille sur les choix de politique internationale réalisés par l’AKP au pouvoir avant, puis après 2011, en soulignant le regain d’intérêt dont la Turquie a fait preuve pour le Moyen-Orient arabe au tournant des années 2010. Ayant développé de nouveaux liens diplomatiques dans le monde arabe, particulièrement avec la Libye de Mouammar Kadhafi, le déclenchement des « révolutions arabes » en 2011 place la Turquie dans une situation délicate. Alignée sur l’OTAN, elle est apparue comme prenant position en faveur des mouvements rebelles. La situation s’est toutefois rapidement compliquée avec l’enlisement de la guerre en Syrie et l’implication des Kurdes dans la guerre (p. 66). Le dossier turc de ce numéro se clôt sur un article de la sociologue turque Çagla Aykaç sur « les femmes en résistance contre l’état d’urgence » qui rend compte de l’engagement des femmes contre les politiques de répression, d’intimidation et de violent retour au conservatisme du président Erdogan (p. 69).
En amont et en aval du dossier, des articles et des entretiens viennent compléter une analyse régionale de la situation contemporaine. En ouverture, Tigrane Yégavian interroge l’ancien ambassadeur des Pays-Bas Nikolaos van Dam en Irak, Égypte, Turquie, Allemagne et Indonésie sur le régime de Bachar al-Assad et sur une guerre qu’il jugeait inévitable en Syrie (p. 10), le pays étant gouverné depuis l’arrivée du clan Assad en 1970 par une élite militaire principalement alaouite s’étant caractérisée par son appareil sécuritaire et répressif. Il revient également sur l’impasse des pourparlers de Genève, qui, selon lui, sont loin d’aboutir, « aucune des deux parties n’a fait montre de volonté de faire des concessions substantielles » (p. 14) jusqu’à aujourd’hui. En fin de dossier, le sociologue Adel Bakawan s’interroge sur la possibilité de l’indépendance du Kurdistan d’Irak, alors que la question, posée depuis l’alliance stratégique entre les États-Unis et le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) du nord-est de l’Irak en 2001, ressurgissait avec l’organisation le 25 septembre 2017 d’un référendum pour l’indépendance. Non soutenus par les États-Unis, ne bénéficiant pas du partenariat de l’Iran ni de la Turquie, le GRK s’est trouvé victime d’un « processus de “minorisation” » (p. 76), qui ne sonne toutefois pas le glas des revendications d’Erbil : suivant les alliances que le GRK est capable d’établir, leurs revendications peuvent encore « prendre d’autres formes et d’autres directions » (p. 77). Charza Shahabuddin, chercheuse associée au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS, s’intéresse quant à elle à retracer l’historique et les enjeux de la présence d’Al-Qaïda au Yémen, acteur qui a su tirer profit de la guerre civile qui oppose depuis 2015 la coalition saoudienne et les rebelles houthistes pour implanter durablement son influence. Apparue dans les années 1990, l’organisation contrôle aujourd’hui au sud du Yémen un territoire sur lequel elle est quasiment souveraine, occupant notamment la ville stratégique portuaire d’Al-Mukalla (p.80), et conjugue ses exactions à celles de Daesh (p. 83). Dans l’article suivant, intitulé « Modernisation autoritaire au royaume de Mohamed bin Salman », Stéphane Lacroix, professeur associé à la Paris School of International Affairs et chercheur au CERI, explique la politique autoritaire conduite par le prince saoudien depuis septembre 2017. Revenant sur les « arrestations sans ménagement » (p. 84) de septembre 2017, qu’il présente comme témoin de la « transformation radicale du rapport qu’entretiennent les autorités avec l’islam politique » (ibid.), le chercheur démontre que la forte personnalité du jeune Mohamad bin Salman lui a permis de transcender les divisions politiques entre les « islamistes » et les « libéraux » pour installer un pouvoir vertical, dans une société jusqu’ici bâtie sur l’horizontalité (p. 85). Clôturant ce numéro, l’article de l’historienne Leila Dakhli sur une présentation de l’année 1916 comme moment de « soulèvement fondateur pour le monde arabe » permet d’offrir une perspective historique à l’ensemble de ce dossier. Cette révolte, survenue au cœur de la Grande Guerre, fut conduite par l’appel du chérif Hussein bin Ali de La Mecque pour la proclamation de sa souveraineté en Arabie. Par cette autonomie revendiquée, il appela les Arabes du Hedjaz ainsi que de la péninsule Arabique, de l’Irak et de la Syrie (le Cham), à se soulever à leur tour (p. 86) pour s’opposer à l’état de famine et de désolation dans laquelle la Première Guerre mondiale les avait plongés (p. 88). Celle qui fut baptisée la « grande révolte arabe » tourna court en 1920, heurtée par les accords Sykes-Picot et l’impossible mise en œuvre de l’unité des Arabes (p. 91).
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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