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Compte rendu du numéro de juin 2013 de Confluences Méditerranée « Villes arabes : conflits et protestations », L’Harmattan (1/2)

Par Cosima Flateau
Publié le 25/07/2013 • modifié le 26/03/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

En introduction, Karine Bennafla rappelle le rôle essentiel joué par l’étude des villes dans la compréhension du monde arabo-musulman. La présence urbaine dans cette région est multiséculaire, et aujourd’hui, 60% de la population est urbaine, même si des écarts persistent entre les pays. La croissance urbaine due à l’exode rural, à l’économie pétrolière et aux migrations, a focalisé l’attention des chercheurs, notamment sur certaines villes dont les enjeux spatiaux apparaissent les plus évidents, comme Jérusalem, ville disputée, ou Beyrouth et Bagdad, capitales à reconstruire. Ce numéro choisit de porter son attention sur des villes de second rang, caractérisées souvent par une certaine marginalité socio-économique ou politique, qui en fait des postes d’observation intéressants pour les soulèvements politiques qui ont eu lieu. Parfois les villes petites et moyennes ont été à l’avant-garde de la contestation (comme à Deraa, en Syrie), parfois c’est la capitale seule qui a été le théâtre des mobilisations. Comment comprendre l’activisme des villes périphériques ? Les raisons de la participation aux soulèvements sont variées : il peut s’agir de raisons socio-économiques (Syrie), des relations entre l’Etat et les tribus (Jordanie), de la faiblesse des institutions étatiques (Libye) ou de l’omniprésence de l’appareil policier.

Les 12 articles de ce numéro, à travers des études de cas, décryptent les ressorts des mobilisations urbaines, dans le contexte spécifique à chaque pays du monde arabo-musulman concerné.

En ouverture du dossier, Marc Lavergne souligne la nécessité présente d’une décentralisation pour une démocratisation dans le monde arabe. La perception de la puissance de l’Etat et de sa capacité à gérer le territoire depuis la capitale a été ébranlée par les soulèvements populaires. Les nouveaux pouvoirs peinent à répondre aux aspirations locales et régionales, qui s’expriment par des revendications décentralisatrices. Ces revendications n’émergent pas des campagnes, traditionnellement soutiens du pouvoir, mais des villes de province qui ont vu leur pouvoir bridé par le pouvoir central ou leur rayonnement contrarié par la mondialisation économique. Ainsi, en Tunisie, le clivage entre l’intérieur et le littoral, entre le Nord et le Sud, est toujours présent ; en Egypte, les identités régionales refont surface et il faut se rappeler que les Frères musulmans ont une culture provinciale et sont implantés dans les grandes villes et les bourgades du Delta du Nil. C’est le clivage millénaire entre Haute-Egypte, véritable périphérie pauvre du pays, et Basse-Egypte, qui se trouve réactivé. La gestion urbaine en Egypte apparaît aujourd’hui obsolète et impuissante, alors que certaines villes moyennes, comme Damiette (200 km du Caire), sont des expériences réussies de gestion à l’échelle locale. En Syrie enfin, la place des villes moyenne dans la révolte pourrait être la traduction des ressentiments anciens de villes de province à l’égard des deux capitales, Damas et Alep.

Jean-Paul Burdy livre ensuite une étude sur la place de la Perle à Manama, qui apparaît comme une clé de lecture de l’affrontement politique au Bahreïn. Cette place a souvent été comparée à la place Tahrir, au Caire. Elle n’a pourtant pas joué le même rôle : cette place est moins apparue comme une centralité urbaine (une sorte d’agora) que comme le point de convergence des quartiers chiites de la périphérie, dans le cadre d’un conflit confessionnel entre minorité sunnite au pouvoir et majorité chiite dominée. L’opposition chiite au pouvoir, majoritaire dans le vieux centre de la capitale et dans les villages chiites du Nord-Ouest et du Nord-Est de l’île, se sont donnés rendez-vous sur cette place parce qu’elle était simplement la plus accessible et un front de contact avec les bastions sunnites du pouvoir dans la capitale. La caractéristique des manifestations chiites était donc d’être dans un espace périphérique, qui n’a jamais menacé directement les intérêts stratégiques du pouvoir politique. En répression, le monument de la Perle a été détruit par les autorités, car il exprimait les revendications démocratiques des chiites, ce qui a été perçu comme une stigmatisation de la communauté. La contestation politique s’est alors repliée dans deux espaces à fort marquage identitaire, qu’étaient les mosquées et les maisons de prières chiites et les bastions périurbains historiques des chiites. L’auteur achève son analyse en dressant une comparaison éclairante entre le phénomène bahreïni et le conflit confessionnel en Irlande du Nord.

Dans un entretien, Jean-Louis Romanet-Perroux propose une analyse des villes dans une Libye où les institutions étatiques peinent à s’affirmer et où de multiples pouvoirs concurrents se mettent en place. Si bien que le modèle de l’Etat-nation est menacé d’être remplacé par celui d’une confédération de villes-Etats. Les grandes milices qui jouent un rôle à l’échelle nationale dans les affaires publiques proviennent de villes de provinces où elles exercent un contrôle territorial au niveau local, depuis la révolution. La ville de Derna, en Cyrénaïque, est par exemple le bastion d’un islam radical, parce que c’est une région périphérique, qui a une tradition d’opposition au pouvoir central et qui est perméable aux influences conservatrices sur le plan religieux de l’Egypte voisine. Ces pouvoirs locaux assurent une certaine forme de stabilité, mais représentent un danger pour l’Etat, les institutions démocratiques et le développement économique. La société civile, quant à elle, est incapable de s’organiser, ni de jouer un véritable rôle politique : elle s’implique dans des actions neutres peu susceptibles de provoquer une répression policière. Cependant, des questions importantes restent en suspens, notamment le procès des anciens caciques de l’ancien régime, pour lesquels des punitions sévères sont exigées par une partie de la population. Si la « génération 3G » (la 3e génération de Libyens, qui ont vécu à l’étranger, disposent d’un bon niveau d’éducation et d’une connaissance des langues étrangère) joue un rôle important dans la société civile, ils ne connaissent pas bien le terrain et n’arrivent pas toujours à trouver des solutions adéquates. La société libyenne tend à se replier sur ses attaches primordiales (religieuses, tribales…) et peine à trouver une « identité nationale ».

Jamal al Shalabi et Yahya Ali mettent en lumière la crise des relations entre le centre et les périphéries en Jordanie. Le pays est en proie à une crise politique – la contestation du régime par l’opposition, parmi laquelle s’illustrent les islamistes – et à une crise économique. Cet article met en exergue le caractère fondamentalement économique des soulèvements contre le pouvoir central. C’est la perte des petits privilèges accordés par le pouvoir hachémite aux centres urbains de taille moyenne qui explique la fin de leur accommodement avec le pouvoir central. Historiquement en effet, la Jordanie s’est construite par un pacte entre le régime hachémite, mis en place au début des années 1920, et les tribus jordaniennes. Les relations de clientélisme qui ont assuré, jusqu’à aujourd’hui, une certaine stabilité dans le pays, tendent à être remises en cause par le conflit social qui s’accentue depuis 2011, résultant de la politique économique du régime et de sa dépendance envers le FMI et la Banque Mondiale, qui prescrivent des mesures qui vont parfois contre l’intérêt des tribus. La crise sociale et économique engendre donc une crise de l’allégeance, qui se traduit sur le plan territorial par un clivage entre le centre géographique et politique et les périphéries.

Pierre-André Chabrier analyse ensuite les répercussions libanaises de la crise syrienne à travers les conflits que rencontre la ville de Tripoli, située nord du Liban. Dans la ville, l’opposition entre les deux quartiers populaires de Bab el-Tabbaneh (à majorité sunnite) et de Jabal Mohsen (à majorité alaouite) semble un décalque du conflit syrien, analysé au prisme confessionnel. Cette ville du Nord-Liban est située dans un territoire stratégique, car il s’agit d’un bastion de l’islam sunnite, et un espace marginalisé à la fois sur le plan politique et sur le plan économique, où s’affirment certains groupes religieux radicaux. C’est un espace qui a toujours été proche de la Syrie, et où certains partis politiques s’affichent comme pro-syriens. La crise syrienne y trouve donc un terreau favorable à son exportation, et dans la ville se révèlent les appartenances identitaires conflictuelles. Elles sont généralement analysées à travers la notion d’asabiyya, qui traduit une appartenance primordiale, un esprit de corps et une solidarité souvent associées à un cadre tribal. Dès le lendemain de la guerre civile libanaise (1975-1990), les grands travaux de reconstruction urbains à Tripoli ont accentué la marginalisation de Bab al-Tebbaneh et de Jabal Mohsen, favorisant la percée de groupes islamistes et la consolidation de deux asabiyyat urbaines, l’une sunnite, et l’autre, alaouite, qui ont structuré l’identité opposée des deux quartiers.

Akram Kachee se penche également sur le cas syrien, en étudiant comment la révolution peut permettre l’émergence d’une citoyenneté dans les villes. L’auteur rappelle que l’identité syrienne est en construction, dans un territoire national marqué historiquement par sa fragmentation. Cette dernière a été accentuée par la crise : fragmentation politique, à travers la désorganisation étatique et la nécessaire gestion à l’échelle locale ; fragmentation logistique et humanitaire. Par conséquent, l’échelle locale et ses institutions - conseils de quartiers… - ont pu devenir des espaces publics dans une société civile mise sous cloche pendant 40 ans. Par exemple, dans la ville de Yabroud (80 km de Damas), des bureaux ont pris en charge l’éducation, la santé et la sécurité à la place de l’Etat. D’autres villes syriennes illustrent les revendications de liberté et de démocratie, en partie réalisées par la mise en place d’institutions locales. Cependant, la construction de cette citoyenneté n’est pas encore achevée, empêchée notamment par l’attisement des rivalités communautaires. Ici, l’auteur de l’article remet en question la pertinence de cette notion dans l’analyse du conflit syrien, pour montrer qu’il est plus complexe qu’une certaine lecture confessionnelle veut le laisser entendre. Selon lui, il est abusif de parler d’asabiyya alaouite au pouvoir, car le pouvoir lui-même a pu montrer sa méfiance envers les alaouites par des purges dans les années 1970 et par les rivalités qui animent la famille Assad elle-même. En outre, l’appréhension du conflit par le prisme minorité/majorité est également grossière, car la « majorité sunnite » n’est pas un groupe homogène, composée qu’elle est de diverses minorités (turcomane, tcherkesse, kurde). La culture du compromis en train d’émerger à la suite de la révolte syrienne a donc encore à s’affirmer et à se consolider.

Lire la partie 2

Publié le 25/07/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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