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Contestation politique et pouvoir d’Etat en Arabie saoudite

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 28/01/2015 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Riyadh : A combo of file pictures made on January 23, 2015 shows late Saudi King Abdullah bin Abdul Aziz (L) and his successor, his half-brother and new King, Salman bin Abdul Aziz ®. Saudi Arabia’s elderly King Abdullah died on January 23, 2015 and was replaced by his half-brother Salman

AFP PHOTO / BERTRAND LANGLOIS / FAYEZ NURELDINE

Islam wahhabite et monarchie saoudienne : un magistère de plus en plus contesté

La monarchie saoudienne a construit sa légitimité sur l’alliance entre une dynastie, celle des Saoud, et un mouvement religieux, l’école islamique wahhabite. D’un côté, les héritiers de Mohammed Ibn Saoud devaient assurer à ce courant fondamentaliste et littéraliste de l’islam sunnite le monopole de l’interprétation des textes sacrés et organisaient sa suprématie législative et judiciaire. De l’autre, le clergé wahhabite promettait de faire preuve d’une loyauté sans faille à l’égard d’une monarchie dont il garantissait l’assise et la légitimité sociales. En dépit de quelques fluctuations, cette alliance a perduré jusqu’à nos jours. L’application des lois saoudiennes, pour une grande part non écrites, demeure du ressort des oulémas wahhabites. En retour, ceux-ci continuent de soutenir la légitimité des Saoud lorsque leur autorité semble faillir : en 2011, les grands muftis wahhabites n’hésitèrent pas à promulguer des fatwas – avis religieux à valeur normative – interdisant les manifestations à l’encontre du régime. L’échange de bons procédés suit une ligne d’action bien précise : à la dynastie revient le monopole du politique ; au clergé, le monopole du religieux. Cette répartition des tâches permet de verrouiller un édifice politique bien établi, contrôlé par une élite consciente de ses intérêts.

En dépit de son apparente efficacité, cette construction politico-religieuse semble aujourd’hui se fissurer. Les points de rupture sont nombreux. Les buts de cette alliance avaient toujours été de faire de l’Arabie saoudite le centre religieux d’un monde sunnite jugé trop éclaté. L’horizon était à terme de reconstruire une unité religieuse sur les ruines du califat, abandonné par Atatürk en 1924 sur les décombres de l’Empire ottoman. L’Organisation de Coopération Islamique (OCI), présidée par l’Arabie saoudite, devait ainsi porter un projet de reconstruction progressive du pouvoir califal au Moyen-Orient. Mais la proclamation du califat par le dirigeant de l’EI al-Baghdadi le 22 juin 2014, puis par Abubakar Shekhau – chef de Boko Haram – en août et enfin la promesse d’une « renaissance du califat islamique » faite par al-Zawahiri – le chef d’Al-Qaïda – au début du mois de septembre ont fait voler en éclats ce qu’il restait de l’autorité du magistère saoudien sur l’islam sunnite. Le terme de « califat » lui-même s’en trouve marqué au fer rouge de l’islamisme djihadiste et est à présent exclu du champ sémantique des responsables religieux saoudiens.

Une contestation politique et religieuse croissante

Cependant, le champ de la contestation politique ne s’est pas seulement élargi à l’extérieur des frontières saoudiennes. Depuis 2011, on assiste en effet à une montée en puissance de celle-ci au sein même de l’Arabie saoudite. On pense aux répercussions qu’a eu le Printemps arabe dan la Péninsule arabique. Trois grandes pétitions signées par des responsables politiques locaux avaient alors été adressées au roi Abdallah. La première, nommée « Demands of Saudi Youth for the Future of the Nation » [1], demandait la libération des prisonniers politiques et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. La seconde, « Toward a State of Rights and Institutions » [2], reprenait les mêmes doléances et y ajoutait une demande de séparation des fonctions de roi et de Premier ministre. La troisième, « National Declaration for Reform », exigeait la reconnaissance des droits fondamentaux par le régime. Dans le sillage de ces trois pétitions, un champ nouveau de contestation politique s’est ouvert : l’Association saoudienne des droits civiques et politiques (ACPRA), fondée en 2009, occupe une place croissante sur ce terrain. Onze de ses cadres ont été arrêtés pour « rupture de l’allégeance et désobéissance au souverain » ou encore pour « manipulation de l’opinion publique contre les autorités » par le régime saoudien [3]. Malgré la répression, le gouvernement a dû s’adapter. La condamnation du blogueur saoudien Raif Badawi à la flagellation le montre : après avoir inculpé ce jeune journaliste pour les mêmes motifs que les membres de l’ACPRA, le gouvernement saoudien a dû faire marche arrière et suspendre l’exécution de la peine, en raison de la médiatisation de son procès. Il y a quelques années, une telle condamnation serait sans doute passée inaperçue.

La particularité saoudienne est que la politisation progressive de la société s’opère sous l’influence d’une école islamique concurrente du courant wahhabite : celle des Frères musulmans. Contrairement à la doctrine développée par Abd al-Wahhab, la confrérie propose une interprétation non seulement religieuse mais aussi sociale et politique de l’Islam. Sa doctrine est donc fondamentalement hostile à la stricte séparation du politique et du religieux instaurée par la dynastie saoudienne et les muftis wahhabites. Le problème n’est pas nouveau, mais avait eu tendance à être minoré avant les événements de 2011. On avait déjà assisté, dans les années 1970, à l’émergence d’un groupe de clercs issus du « réveil islamique » (al-sahwa al-islamiyya) très influencés par la doctrine des Frères qui n’hésitaient pas à se prononcer sur les décisions politiques prises par la dynastie saoudienne. Le roi Fahd avait pris la décision de faire enfermer ses principaux représentants après que ceux-ci eurent contesté l’arrivée de soldats américains sur le sol saoudien dans le cadre de la première guerre du Golfe de 1990-1991. Depuis, la problématique semblait s’être apaisée. Les clercs de la génération du « réveil islamique » avaient été libérés à partir de 1999 et s’étaient cantonnés à la sphère proprement religieuse. A partir de 2011, pourtant, ces clercs ont réinvesti le champ de la contestation politique. Les pétitions que nous avons évoquées ont en particulier été signées par les grands représentants de ce courant. Les prises de position pro-Frères musulmans se sont multipliées. Une situation d’autant plus inquiétante pour le régime que les grands prédicateurs suspectés de connivence avec la confrérie sont très écoutés par la jeunesse saoudienne : un prédicateur comme Mohammed al-Arifi est suivi par plus de huit millions de personnes sur Twitter.

Conscient de cette problématique, le gouvernement saoudien a mis en place une politique de répression à partir de l’année 2012. Une politique de purge des universités et des grandes institutions religieuses fut progressivement mise en place, tandis que la confrérie a été classée comme organisation terroriste par le régime en mars 2014. En octobre dernier, le prédicateur Mohammed al-Alifi a été exclu de l’Université du Roi de Riyad, sans doute en raison des critiques qu’il avait adressées à la politique pro-al-Sissi et anti-Frères menée par le gouvernement en Egypte. L’objectif de cette condamnation est clair : il s’agit de couper court à toute politisation du discours religieux en Arabie saoudite.

La réforme politique, moyen ou substitut de la modernisation ?

Au-delà des mesures répressives, la réponse des autorités politiques à ce discours contestataire a été de promettre une modernisation progressive du régime. Le roi Abdallah, réputé réformateur, a ainsi promu l’ouverture d’un débat sur la place des femmes dans la société saoudienne. Il a également posé les premiers jalons d’un dialogue interreligieux avec les minorités chiites de l’Est du pays. Il a enfin promis plus de transparence quant au fonctionnement du régime et a lancé un plan de 36 milliards de dollars dédié au financement de grandes réformes : amélioration du système éducatif, augmentation des aides au logement, multiplication des aides sociales.

L’objectif de ces réformes a-t-il été d’entamer une démocratisation progressive du pays ou de prendre des mesures visant à la paix sociale tout en repoussant sine die toute modernisation réelle du régime ? Une série de mesures semblerait montrer que la seconde hypothèse est la plus probable. On remarque d’abord que les revendications portées par les pétitions de février et mars 2011 n’ont pas abouti. Mais c’est surtout dans le domaine religieux que la volonté du régime saoudien de neutraliser la contestation politique a été la plus claire. Toutes les mesures de modernisation de l’Etat dans ce domaine sont effectivement d’une profonde ambiguïté. Dès 2010, le droit d’émettre des fatwas sans autorisation étatique a ainsi été circonscrit à quelques grands oulémas. Présentée comme une manière de limiter le fondamentalisme islamiste dans le pays, la mesure a également permis de réserver à quelques proches du régime le monopole de la parole religieuse. En parallèle, la question de la mise par écrit des lois civiles et pénales saoudiennes a été régulièrement posée par le gouvernement. Cette mesure semble aller dans le sens de la constitution d’un Etat de droit en Arabie saoudite. On serait donc enclin à y voir le signe de l’adoption par le régime des standards juridiques occidentaux. En réalité, la mesure doit être comprise dans le contexte saoudien : il s’agit de restreindre les marges de manoeuvre des responsables religieux locaux, qui ont aujourd’hui le monopole de l’interprétation de la charia. Leur pouvoir décisionnel serait amoindri par une mise par écrit du droit.

Complétées par les purges menées dans les grandes institutions de l’Etat, cette diminution du pouvoir des oulémas conduit in fine à une dépolitisation du clergé en Arabie saoudite. Au rôle joué par ce clergé dans l’émergence d’un discours contestataire, on peut légitimement penser que le processus de réformes politiques initié depuis 2011 avait aussi pour but de repousser l’ouverture démocratique du régime à un avenir lointain.

Les enjeux de la succession

Dans ce contexte, la question est de savoir quelle ligne politique sera défendue par le nouveau roi d’Arabie saoudite, Salman. En d’autres termes, s’oriente-t-on vers une ouverture du pays au pluralisme politique ou vers une confortation du monopole politique de la dynastie saoudienne ? Dans un premier temps, il y a fort à parier que peu d’initiatives seront prises par le roi Salman. Âgé de 79 ans, le souverain est déjà affaibli. Il souffre depuis plusieurs années de la maladie d’Alzheimer et n’a mené aucune politique nouvelle au cours des six derniers mois, durant lesquels il s’est vu remettre la responsabilité politique réelle sur l’Arabie saoudite.

Néanmoins, on remarquera la nomination du prince Mohammed Ben Nayef à la dignité de vice-prince héritier. A seulement 59 ans, il incarne une certaine jeunesse au sein d’une équipe gouvernementale particulièrement vieille. A la différence de Salman et du prince héritier Muqrin – 69 ans – il appartient à la nouvelle génération appelée à diriger l’Arabie saoudite, celle des petits-fils du fondateur de la monarchie Abdel Aziz Ibn Saoud. Il occupe depuis novembre 2012 la fonction de ministre de l’Intérieur. Confirmé à cette position par le roi Salman, c’est à lui qu’il reviendra d’ouvrir ou non la sphère publique saoudienne au débat politique. Or, la ligne politique défendue par sa famille, le clan des « Soudeyris » (du nom de la mère de son père, Hassa Soudeyris), est particulièrement claire. Son père, qui a lui-même occupé le poste de ministre de l’Intérieur de 1975 à 2012, est à l’origine de la vague de répression qui a suivi le Printemps arabe. Il était également responsable de l’augmentation des budgets du ministère de l’Intérieur de 2011-2012. La ligne politique de son fils Mohammed a été la même depuis sa nomination en 2012. Avec sa récente désignation comme second dans l’ordre de la succession monarchique, sa politique est appuyée et confirmée dans la longue durée par le roi Salman. Il y a donc fort à parier que sa promotion au sein de l’équipe gouvernementale soit le signe d’une fermeture du régime à toute contestation politique. Une ligne d’action qui n’est du reste pas contradictoire avec le profil plutôt réformateur qu’on prête au roi Salman : la dynastie Saoud continue de réserver à elle seule la responsabilité de la modernisation du pays et refuse de s’engager dans la voie de démocratisation aujourd’hui suivie par le Koweït et le Bahreïn. Au risque de laisser insatisfaites les aspirations à la démocratisation qui s’étaient exprimées en mars 2011.

Lire sur Les clés du Moyen-orient :
 Roi Abdallah Ibn Abdel Aziz Âl Saoud (1924-2015). L’homme et son siècle
 Entretien avec David Rigoulet-Roze – Après le décès du roi Abdallah d’Arabie saoudite, retour sur son règne et sur son successeur le Prince Salman

Bibliographie :
 Lacroix Stephane, Saudi Islamists and the Arab Spring, http://www.lse.ac.uk/IDEAS/programmes/kuwait/home.aspx, consulté le 24 janvier 2015.
 Lacroix Stéphane, « L’Arabie saoudite ? : un magistère sur l’islam contesté », Pouvoirs, vol. 152, no 1, Décembre 2014, pp. 43 ?52.
 Minnegheer Éric, « Justice et libertés dans les émirats et monarchies du Golfe », Pouvoirs, vol. 152, no 1, Décembre 2014, pp. 99 ?106.
 Al-Saif Tawfiq, « Political Islam in Saudi Arabia : recent trends and future prospects », Contemporary Arab Affairs, vol. 7, no 3, Juillet 2014, pp. 398 ?420.
 Après la mort du roi saoudien Abdallah, les enjeux de sa succession, http://www.lemonde.fr/moyen-orient/article/2015/01/23/apres-la-mort-du-roi-saoudien-abdallah-les-enjeux-de-sa-succession_4561913_1667081.html, consulté le 24 janvier 2015.
 Arabie saoudite : « A 79 ans, avec la maladie et l’âge, Salman sera un roi de transition », http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/01/23/arabie-saoudite-a-79-ans-avec-la-maladie-et-l-age-salman-sera-un-roi-de-transition_4562572_3218.html, consulté le 24 janvier 2015.
 Arabie Saoudite • Face à la contestation, Riyad sort son bâton, http://www.courrierinternational.com/article/2011/03/10/face-a-la-contestation-riyad-sort-son-baton, consulté le 24 janvier 2015.
 De l’Irak à l’Arabie saoudite, http://blog.mondediplo.net/2011-03-10-De-l-Irak-a-l-Arabie-saoudite, consulté le 24 janvier 2015.
 La mort d’Abdallah, monarque équilibriste, http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2015/01/23/mort-d-abdallah-ben-abdel-aziz-al-saoud-roi-d-arabie-saoudite_4561910_3382.html, consulté le 24 janvier 2015.

Publié le 28/01/2015


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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