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Contourner le détroit d’Ormuz : entre projets peu fructueux et plans trop ambitieux

Par Emile Bouvier
Publié le 02/08/2019 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

I. Des premiers projets par voie terrestre peu fructueux

L’analyse d’une carte du Moyen-Orient suffit à comprendre le caractère stratégique du détroit d’Ormuz : aucune autre voie maritime ne peut desservir les pays du Golfe persique. Le transport aérien d’hydrocarbures à grande échelle n’étant pas possible pour des raisons de rentabilité (1), le transport terrestre apparaît comme la seule alternative viable pour contourner le détroit d’Ormuz.

Le premier projet, pensé avant les tensions avec l’Iran, visait à donner un accès direct à la mer Méditerranée au pétrole saoudien, tout en développant la région et les pays par lesquels passait l’oléoduc : il s’agissait du pipeline Tapline, autrement appelé « oléoduc transarabien ». Initié en 1947 à l’initiative des Américains, qui souhaitaient sécuriser une nouvelle source d’approvisionnement pétrolier dans le cadre des prémices de la Guerre froide, l’oléoduc devait partir de Qaisumah en Arabie saoudite, près de la ville de Hafar Al-Batin, et rejoindre Sidon, sur le littoral libanais, en passant le long de la frontière irakienne, puis à travers la Jordanie et les hauteurs du Golan, à l’époque syrien.

Les valves de l’oléoduc sont ouvertes en 1951 et jusqu’à sa fermeture en 1983, le pipeline aura transporté près de la moitié de la production pétrolière saoudienne. Sa fermeture s’explique tout d’abord par la prise du Golan en 1967 par l’armée israélienne ; si Tel Aviv autorise les pays bénéficiaires de l’oléoduc à poursuivre son exploitation, sa présence dans des Territoires occupés le rend de plus en plus contesté par les gouvernements régionaux, au premier rang desquels la Syrie et la Jordanie, grandes perdantes de la Guerre des Six Jours (5-10 juin 1967). L’intervention militaire israélienne au Liban en 1982 contribue à accroître davantage encore l’instabilité de la région et à grever toujours plus la rentabilité du pipeline. Mis en arrêt en 1983 durant la guerre du Liban (1975-1990), il sera définitivement fermé en 1990 sur l’initiative de l’Arabie saoudite, qui visait à punir la Jordanie et le soutien que cette dernière apportait à l’Irak durant la première guerre du Golfe (1990-1991) (2). Les problèmes techniques croissants que connaissait le pipeline (3), couplés à l’émergence des tankers, avait rendu, de toute manière, le pipeline de moins en moins rentable et inexploitable.

Le pipeline IPSA (Iraqi Pipeline in Saudi Arabia) est quant à lui un pur produit du conflit entre l’Iran et l’Irak. Le but de cet oléoduc était de diversifier les routes d’exportation du pétrole irakien après que des pétroliers aient été attaqués en nombre dans le golfe Persique, comme mentionné précédemment. Le pipeline partait du terminal pétrolier de Bassorah, au sud-est de l’Irak, avant de rejoindre Dammam et de traverser d’est en ouest la péninsule Arabique jusqu’au port de Yanbu, sur le littoral saoudien de la mer Rouge.

Toutefois, le pipeline, qui est inauguré en 1987, subit très vite les contrecoups de la géopolitique régionale : dès 1990, l’Arabie saoudite ferme les valves du pipeline en réponse à l’invasion irakienne du Koweït et refuse de le remettre en activité dans les années qui suivent. En 2001, Riyad annonce saisir le pipeline et se l’approprier, en compensation des dettes dues par Bagdad aux Saoudiens. Depuis cette date et jusqu’à maintenant, le pipeline n’aura servi qu’à acheminer du gaz pour alimenter les centrales saoudiennes à l’ouest du pays.

Toutefois, en décembre 2011, une première menace de Téhéran de bloquer l’accès au détroit d’Ormuz conduit les Saoudiens à reconsidérer l’intérêt de ce projet, en mesure, théoriquement, de transporter 1,6 millions de barils de pétrole par jour. La situation sécuritaire hautement instable de l’Irak à l’époque enterre le renouveau de ce projet qui, en 2017 fait à nouveau l’objet de discussions entre Saoudiens et Irakiens ; il aurait même été question, pour Riyad, de laisser le contrôle du pipeline aux Irakiens. Ces derniers auraient néanmoins décliné l’offre, en raison de leur projet, repoussé maintes fois pour des raisons de sécurité, d’un pipeline qui aurait relié Bassorah à la mer Rouge en passant par la Jordanie et son port d’Aqaba. Ce projet n’a, toutefois, montré aucun signe d’une quelconque concrétisation.

Ces pipelines abandonnés montrent les difficultés que rencontrent des projets incluant plusieurs partenaires régionaux, en raison d’une géopolitique toujours mouvante dans la région. De fait, les deux voies de contournement du détroit d’Ormuz actuellement fonctionnelles apparaissent comme le fait de décisions unilatérales et dont le contrôle n’est assuré que par une seule puissance.

II. Une nouvelle voie maritime comme seule véritable alternative au détroit d’Ormuz

Deux projets par voie terrestre ont abouti et sont toujours fonctionnels, aujourd’hui encore. Le premier est celui du pipeline Petroline, autrement appelé « Oléoduc Est-Ouest ». Construit durant la guerre Iran-Irak, ce pipeline longe l’oléoduc IPSA ; partant des champs de pétrole d’Abqaiq, à la frontière saoudo-qatari, il traverse dans la largeur la péninsule Arabique pour atteindre le port de Yanbu, donnant sur la mer Rouge. Conçu initialement pour le transport de pétrole brut, une courte reconversion le conduira à transporter du gaz naturel, avant de retrouver ses fonctions initiales. Avec une capacité de près de 3 millions de barils de pétrole par jour, ce pipeline couvre près d’un tiers de la production saoudienne (9,8 millions de barils de pétrole par jour).

Le 25 juillet 2019, Khaled al-Faleh, Ministre saoudien de l’Energie, annonce que son gouvernement étudie actuellement la faisabilité d’une augmentation de 40% d’ici deux ans du volume de pétrole brut transporté par l’oléoduc Petroline afin de réduire davantage encore sa dépendance au détroit d’Ormuz.

Toutefois, cet oléoduc ne suffit pas à résoudre le problème du détroit d’Ormuz : deux tiers de la production saoudienne est contrainte d’y transiter, et le pipeline Petroline n’est exploité que par l’Arabie saoudite. La production en hydrocarbures de l’Irak, du Koweït ou encore de Bahreïn est également contrainte, elle aussi, de transiter par le détroit ; les Emirats arabes unis se retrouvent dans une situation similaire mais se sont employés, quant à eux, à tirer leur épingle du jeu. En effet, en 2008, les Emiratis ont lancé la construction d’un pipeline partant du champ pétrolier de Habshan, à proximité d’Abou Dhabi, et courant jusqu’au terminal pétrolier de Fukairah, situé sur le littoral du Golfe d’Oman, c’est-à-dire en aval du détroit d’Ormuz. Ce pipeline, achevé en 2012, se nomme « Pipeline ADCOP », pour « Abu Dhabi Crude Oil Pipeline ». Long de 360 km, il vise tout simplement à traverser les Emirats d’ouest en est, c’est-à-dire à transborder le pétrole directement à bord de tankers mouillant dans le Golfe d’Oman, sans devoir passer par le détroit d’Ormuz. D’une capacité d’un million et demi de barils de pétrole par jour, il couvre légèrement plus de la moitié de la production émiratie, estimée à 2,7 millions de barils de pétrole par jour. Son inauguration fut malgré tout très discrète et Mohammed al-Hamli, Ministère émirati du Pétrole, déclarait en 2012 que ce projet n’était « pas dirigé contre l’Iran », tout en soulignant qu’il s’agissait d’un « projet très stratégique ».

Ainsi, malgré le fait que ces pipelines soient opérationnels et permettent de soulager la dépendance saoudienne et émiratie vis-à-vis du détroit d’Ormuz, ces oléoducs ne sont pas une solution de long terme ; leur volume de transport d’hydrocarbures n’égalera jamais ceux des tankers, leur entretien est coûteux, et leurs infrastructures présentent des cibles de choix pour leurs adversaires. Le 15 mai dernier par exemple, les Houthis ont mené une attaque par drone sur le pipeline Petroline, conduisant ce dernier à être clôturé momentanément pour des raisons de sécurité et afin d’y effectuer les réparations nécessaires, sans que les dommages exacts ne soient communiqués.

Face à l’insuffisance des pipelines, certains appellent à la création d’une nouvelle voie maritime : autrement dit, le creusement d’un canal, qui relierait le golfe Persique à la mer d’Arabie. Le projet le plus en vogue parmi les partisans d’une telle solution est celui du « Canal Salman ». Ce canal, défendu dans une étude publiée par le « Centre d’études du siècle arabe » (4), suggère la création d’un canal de 950 kilomètres de long qui partirait du Golfe et traverserait le « quart vide » (5) avant de rejoindre la mer d’Arabie à travers le Yémen. En cas d’instabilité politique au Yémen, une voie auxiliaire passant par l’ouest d’Oman est également envisagée.

Le canal, large de 150 mètres et profond de 25 mètres, permettrait aux tankers non seulement d’éviter le détroit d’Ormuz, mais aussi de diviser par deux la distance qu’ils auraient parcouru en empruntant le détroit ; un tel canal permettrait également de désencombrer le trafic maritime dans le golfe Persique, actuellement très chargé. Pour les promoteurs du projet, le « quart vide » serait par ailleurs dynamisé et revitalisé par la présence du canal : deux cités industrielles seraient déjà prévues dans l’étude ainsi que trois villes résidentielles, accompagnées de leur lot de stations balnéaires et touristiques. Saad Bin Omar, le directeur du centre à l’origine de cette étude, affirme également que ce canal créerait « un million d’emplois » parmi la population yéménite.

Ce projet aurait retenu l’attention du prince héritier saoudien Mohammed ben Salman, qui aurait décidé de le baptiser « Canal Salman » en hommage à son père. D’un coût de 80 milliards de dollars, ce projet serait réalisable, assure Saad Bin Omar, en cinq ans.

Les Emirats arabes unis, détenant une façade littorale ave le Golfe persique et une autre avec le Golfe d’Oman, aurait aussi envisagé le creusement d’un canal. En 2008, le gouvernement émirati aurait ainsi étudié le projet d’un canal de 180 kilomètres de long reliant l’ouest du pays, autour des montagnes du Hajjar (le lieu précis n’aurait pas été défini), au terminal pétrolier de Fujairah, sur la côte orientale des Emirats. Au vu du caractère colossal du projet, ce dernier a finalement été abandonné, au profit du pipeline ADCOP.

Conclusion

Ces projets excessivement ambitieux sont pourtant étudiés sérieusement dans la péninsule Arabique : si l’Iran venait à fermer le détroit comme elle a menacé de la faire à plusieurs reprises depuis 2011 maintenant, la seule voie d’acheminement du pétrole serait, à l’heure actuelle, celle des pipelines évoqués précédemment. L’olédouc Petroline viendrait desservir des tankers qui pourraient alors poursuivre traditionnellement leur route à travers le Canal de Suez ou le détroit de Bab el Mandeb en fonction de la clientèle à approvisionner ; le pipeline ADCOP des Emirats arabes unis pourrait, eux, desservir directement les pays d’Asie, qui figurent parmi les meilleurs clients des Emiratis (6). Toutefois, la question du volume de transport se pose toujours et, à l’heure actuelle, la solution la plus avantageuse reste, paradoxalement, le creusement d’un canal : celui-ci permettrait en effet de s’affranchir des contraintes du canal de Suez, tout offrant la même capacité de transport maritime. La réalisation d’un tel projet pharaonique est une question qui reste, aujourd’hui, ouverte.

Lire également :
Le détroit d’Ormuz, un carcan géographique pour l’économie mondiale

Notes :
(1) La capacité d’emport d’un avion-cargo est insignifiante comparée à celle d’un tanker ; opérer des liaisons aériennes de transport d’hydrocarbures s’avérerait ainsi nettement moins rentable que le transport maritime ou terrestre. A l’heure actuelle, seuls les avions ravitailleurs militaires effectuent des missions d’emport de carburant (à l’instar des Airbus A330 MRTT de l’Armée de l’Air française par exemple) ou certaines compagnies civiles visant à ravitailler des localités peu accessibles (comme Buffalo Airways dans le cas des territoires du nord canadien, par exemple).
(2) La Jordanie a publiquement affiché son soutien à Saddam Hussein durant le conflit ; les Saoudiens ont accusé Amman d’avoir également fourni une assistance économique et militaire à l’Irak, violant ainsi l’embargo imposé à ce dernier, mais l’administration américaine a réfuté ces accusations, affirmant qu’aucune preuve tangible ne venait étayer ces accusations.
(3) Certaines portions du pipeline se seraient apparemment détachées à plusieurs reprises en raison d’usure accélérée des joints, provoquée par le sable et le manque d’entretien.
(4) Très peu d’informations circulent quant à ce centre, si ce n’est qu’il s’agit d’un think-tank saoudien basé à Riyad
(5) Le « quart vide » est une expression désignant le sud-est saoudien, caractérisé par ses étendues désertiques. Cette zone est également connue sous le nom de « Grand désert de sable ».
(6) La Chine, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud notamment ; rappelons que le marché asiatique représente 76% des volumes de pétrole brut ayant transité par le détroit d’Ormuz en 2018.

Bibliographie :
 ANDERSON JR, Irvine H. Aramco, the United States, and Saudi Arabia : A study of the dynamics of foreign oil policy, 1933-1950. Princeton University Press, 2014.
 STEVENS, Paul. Pipelines or pipe dreams ? Lessons from the history of Arab transit pipelines. The Middle East Journal, 2000, p. 224-241.
 HACHE, Emmanuel. L’OPEP, les compagnies internationales, les compagnies nationales : qui gouverne la scène pétrolière mondiale ?. La Revue de l’énergie, 2016, no 629, p. 2.
 BECCUE, Phillip C., HUNTINGTON, Hillard G., LEIBY, Paul N., et al. An updated assessment of oil market disruption risks. Energy policy, 2018, vol. 115, p. 456-469.
 NERLICH, Uwe. Energy Security or a New Globalization of Conflicts ? Oil and Gas in Evolving New Power Structures by Uwe Nerlich ; Strategic Insights, v. 7 issue 1 (February 2008). Energy, 2008, vol. 2008, p. 02-01.
HAMILTON, James D. Oil and the macroeconomy since World War II. Journal of political economy, 1983, vol. 91, no 2, p. 228-248.
LITTLE, Douglas. Pipeline politics : America, TAPLINE, and the Arabs. Business History Review, 1990, vol. 64, no 2, p. 255-285.
 SIMONET, Loïc. Les pipelines internationaux, vecteurs de prospérité, de puissance et de rivalités. Oléoducs et gazoducs dans la géopolitique et les relations internationales. Revue Internationale et stratégique, 2007, no 1, p. 51-64.
 KANDIYOTI, Rafael. Pipelines : flowing oil and crude politics. IB Tauris, 2012.

Sitographie :
 Study calls for 950-kilometre canal bypassing Hormuz, Gulf News, 10/09/2015
https://gulfnews.com/world/gulf/saudi/study-calls-for-950-kilometre-canal-bypassing-hormuz-1.1581884
 Pipelines bypassing Hormuz open, Financial Times, 15/07/2012
https://www.ft.com/content/4203f88c-ce83-11e1-9fa7-00144feabdc0
 Giant canals could bypass the Strait of Hormuz, Middle East business intelligence, 08/07/2018
https://www.meed.com/giant-canals-bypass-strait-hormuz/
 The Strait of Hormuz is the world’s most important oil transit chokepoint, U.S. Energy Information Administration, 20/06/2019
https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id=39932
 Saudi Arabia blames Iran for oil attacks, as Houthis say they can do more damage : reports, S&P Global, 15/05/2019
https://www.spglobal.com/platts/en/market-insights/latest-news/oil/051519-saudi-arabia-blames-iran-for-oil-attacks-as-houthis-say-they-can-do-more-damage-reports#_ga=2.27978172.1885489179.1564248503-723347701.1562443571
 Oil pipelines not Royal Navy warships will solve Hormuz Iran threat, S&P Globa Platts, 16/06/2019
https://blogs.platts.com/2019/07/16/oil-pipelines-warships-hormuz-iran/
 Blue Sky Thinking About The Strait Of Hormuz – OpEd, EurasiaReview, 27/07/2019
https://www.eurasiareview.com/27072019-blue-sky-thinking-about-the-strait-of-hormuz-oped/
 Saudi aims to expand pipeline to reduce oil exports via Strait of Hormuz, Gulf Business, 28/07/2019
https://gulfbusiness.com/saudi-aims-expand-pipeline-reduce-oil-exports-via-strait-hormuz/

Publié le 02/08/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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